Caroline de Barrau

Près de la Têt et du littoral, la ville de Perpignan se trouve au centre de la plaine alluviale du Roussillon. Les ressources immédiates en matériaux de construction dépendent donc des apports du fleuve sous forme de galets, de sable et d’argile, alors que les calcaires nécessaires pour produire la chaux, tout comme les roches pouvant se tailler, se polir et se sculpter pour servir le bâti, font ici défaut et se trouvent – en particulier pour les marbres – éloignées dans les contreforts montagneux qui encadrent la plaine.

Tout autant que les qualités intrinsèques du matériau et que l’existence ou pas d’une longue tradition d’ateliers associés aux carrières (meules), le surcoût du transport est ici particulièrement significatif du choix des commanditaires par rapport à ces contraintes, en particulier lorsque la roche provient de sites plus éloignés (Narbonne, Palma de Majorque, Gérone ou Barcelone). Mais une grande partie des élévations de la cité dépendait de ressources immédiates du substrat, soit combinées aux précédentes (remparts faits de galets de la Têt et de mortier de chaux), soit tirée des argiles et sables du sous-sol pour réaliser les murs des maisons en terre crue, typiques de l’habitat urbain médiéval dans cette ville. L’importance grandissante et précoce prise par la brique, d’abord dans les murs des remparts, puis dans le reste du bâti, est également signifiante.

Pendant la brève période qui, du XIIIe siècle à la moitié du suivant, est marquée par un notable essor économique fondé sur le commerce, mais aussi par les conflits qui président à la naissance et à la disparition du royaume majorquin, la cité s’agrandit. L’extension exponentielle des ses faubourgs aux murs en terre crue, bientôt rejoints par de nouveaux remparts, la fondation de nombreuses églises et couvents, la création d’un grand palais sur une butte qui domine la ville, font que l’usage de la pierre à bâtir et la sculpture de roches coûteuses s’inscrivent banalement dans une visée d’ordre politique et symbolique pour les parties les plus visibles, les plus nobles ou les plus sacrées des édifices du pouvoir. Mais plusieurs contraintes, surtout liées à la rapidité d’exécution, impérative pour le palais de Majorque au moment de la croisade d’Aragon, ou encore à la concurrence entre les différents acteurs, en particulier les ordres mendiants pour l’accès aux marbres les plus blancs, aboutissent à une raréfaction rapide de la matière première en carrière et à des substituts. Mieux encore que pour les roches marbrières, nous avons aussi pu montrer que la raréfaction de la ressource en galets de la Têt avait abouti, dans le dernier tiers du XIIIe siècle, à la recherche d’autres sources en galets siliceux sur les vieilles terrasses perchées sur l’aspre et à l’introduction précoce des argiles silteuses qui les accompagnent sous forme de chaînage de briques dans les murs, cela au moment même où la sculpture des pierres monumentales battait son plein.

Après la chute du royaume de Majorque, suivie de la crise démographique de la grande peste, la reprise des programmes architecturaux intervient avec la construction de plusieurs édifices publics de prestige (Le Castillet, la Loge de mer, le Palau dels Corts et celui de la Diputació). Ils témoignent d’un profond renouvellement des sources en roches monumentales dures ainsi que d’un emploi plus important de la brique à partir du derniers tiers du XIVe s. Ces changements importants dans le bâti tardo-gothique, y compris dans les demeures de riches marchands (Casa Julià et Casa Sanxo), pourraient être mis au compte d’ouvriers et d’architectes venus de Majorque (Guillem Sagrera) ou de Barcelone (Marc Safont). Mais ils s’inscrivent surtout dans une tradition établie au XIVe siècle par les marchants perpignanais et barcelonais pour l’importation des meules de moulins en grès, ou encore dans les coûts très compétitifs des fines colonnades en marbre bleu produites en série dans les ateliers de Gérone. Malgré les lacunes de la documentation et la faiblesse de l’intervention archéologique concernant un bâti urbain longtemps resté corseté dans les fortifications, souvent remanié sur place donc, et de nos jours encore très menacé de destructions radicales, l’importance prise par les élites bourgeoises et le marché dans les réalisations architecturales est surtout évidente pour le choix des matériaux à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle.