Elle s’est intégrée dans le quotidien des campagnes du Midi et est devenue un marqueur important de régionalisme. Tellement bien fondue dans le paysage médiatique local qu’on en oublierait presque sa longue épopée. Elle est un des plus anciens quotidiens français, un des plus importants journaux de province et une précurseure dans le tirage des éditions départementales. Son histoire est riche de combats, de militantismes, d’engagements, avec sempiternellement la république et la laïcité chevillée au corps. Jaurès, Clemenceau, Poincaré, Herriot, Heinrich Mann ou encore Einstein, tant de grands noms qui ont un jour couché leurs idées sur son papier. Résolument gauchiste, ses colonnes n’ont jamais cessé d’être le porte-voix de la ville rose, Toulouse. Forte d’un siècle et demi d’existence, elle est celle, qui encore aujourd’hui, informe, traduit, décrypte. Nos anciens feuillettent encore ses pages, tandis que nous surfons maintenant sur son site internet. Car oui, malgré ses 148 ans, la Dépêche du Midi vit avec son temps. Vivre avec leur temps en prenant part au débat politique national actuel, tel était le souhait des ouvriers de l’imprimerie Sirven lors des premières publications de la Dépêche en Octobre 1870. Au lendemain de la défaite de l’armée française à Sedan contre l’armée prussienne, la troisième république est proclamée à Paris. Une république fragile, que «le journal de Toulouse» va très largement promouvoir et façonner, notamment dans le Midi. Un engagement politique qui a atteint son apogée dans les années 1960 lors de son opposition ferme à la politique du Général De Gaulle qu’elle qualifiait d’autoritaire et d’anti-démocrate. On pourra alors se demander comment, de 1870 à 1969, la Dépêche a contribué à promouvoir des valeurs républicaines.
1. Un journal avant tout populaire
a) Les premières heures du quotidien
Le 2 Octobre 1870, un mois après la défaite de l’armée française à Sedan contre la Prusse et la proclamation de la IIIe République par Léon Gambetta à Paris, a lieu la première impression du journal, appelé alors le “Journal de Toulouse”.
Il persiste encore aujourd’hui deux versions sur l’origine de la création du journal. La première est la création du journal par les ouvriers typographes de l’imprimerie Sirven, pour sauver leur emploi alors en péril. Dans cette première version, le journal serait issu du monde ouvrier. La seconde hypothèse est la création du “Journal de Toulouse” par Joseph Sirven, directeur de l’imprimerie Sirven, pour relancer l’activité de son imprimerie et éviter la faillite. Le journal émanerait donc d’un chef d’entreprise. Dans les premiers numéros, le journal est un papier de quelques pages (4 exactement) vendu par les ouvriers un sou (ce qui équivaut aujourd’hui à 5 centimes d’euro). Il est donc accessible, populaire et a pour but premier de donner des nouvelles du front de la guerre franco-prussienne aux populations locales.
b) L’âge d’or de la presse écrite
A l’époque, la presse écrite correspondait à un mentor de tous les instants. Pour certains, elle s’est révélée comme un directeur de conscience. De fil en aiguille, la presse s’est imposée dans les mœurs et est devenue bien plus qu’une simple distraction, parfois aussi indispensable que le pain quotidien. Au fond, elle correspond à un outil de socialisation idéal. La loi de 1881 a d’autre part fortement contribué à l’essor de la presse, qui s’adapte à son nouveau public et se diversifie. Celle-ci délimite un cadre légal à chaque publication et est considérée à raison comme le texte fondateur de la liberté d’expression en France.
Graphiques tirés de l’ouvrage de Félix Torres, La Dépêche du Midi : Histoire d’un journal en République – 1870-2000.
De 1882 à 1898, il y eût un incroyable bond en avant des ventes pour La Dépêche avec près de 100000 exemplaires vendus en plus grâce aux investissements de 916000 francs dans les locaux du journal au 57 rue Bayard. Au-delà des chiffres de vente impressionnants, c’est surtout le lien de proximité avec le lecteur qui paraît primordial pour l’équipe éditoriale. De la fin du XIXe siècle jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale, c’est l’avènement des quotidiens de masse, vendus pour un sou. L’âge d’or de la presse écrite se situe donc véritablement dans cette période, où les ventes des quotidiens régionaux et nationaux atteindront leur apogée. En effet, la presse française était la première presse d’Europe en 1914 avec environ 10 millions d’exemplaires parus quotidiennement. Le format du roman-feuilleton défrayait la chronique. Nonobstant, la Première Guerre Mondiale a constitué un point d’arrêt dans cette période dorée. Le prix du papier a quintuplé en raison des conflits, ce qui a conduit les directions a doublé le tarif des journaux. Les ventes ont quelque peu baissé mais cet épisode n’était que passager, les ventes repartant de plus belle une fois la guerre terminée. En ce qui concerne La Dépêche, le pic historique sera atteint en 1934 avec pas moins de 280000 exemplaires parus de manière quotidienne. A titre de comparaison, Le Monde a vendu durant l’année 2016 un total de 272000 exemplaires par jour en moyenne.
2.Une histoire de conviction
a) Porter les idées de la IIIème République
Dès les premiers numéros, Jules Favre, un des rédacteurs, tenait la rubrique appelée “Nos célébrités”. Il y peignait le portrait d’hommes importants à ses yeux. On pouvait y retrouver des grandes figures de la République comme Giuseppe Garibaldi et Victor Hugo notamment. Le journal affiche également rapidement son soutien à Adolphe Thiers, premier président de la Troisième République et chef de file des républicains. Elle le mènera jusqu’à sa réélection en 1876. La Dépêche revendique aussi dès 1877 leur désir de laïcité et leur ligne anticléricale en supprimant la mention des saints chrétiens sur la manchette du journal. L’année 1879 marque une radicalisation de la ligne éditoriale de La Dépêche. En effet, la famille Sirven vend cette même année ses parts du journal qui seront rachetés par les républicains ariégeois Rémy Couzinet, Alcide Gout et Rémy Sans. Le républicain anticlérical Louis Blairet devient, lui, directeur et rédacteur en chef de La Dépêche. Ce changement marque alors l’engagement de La Dépêche vers une gauche plus affirmée. Peu de temps après sa prise de pouvoir, Louis Blairet se présente à ses lecteurs en dressant son programme tel un politique : “nous voulons la liberté de réunion, d’association, la liberté de la presse”.
b) Non à de Gaulle
Jean Baylet, surnommé le “pape du radicalisme”, était un des plus farouches opposants au Général de Gaulle. Ce journaliste français commença sa carrière par une licence de droit, et deviendra rédacteur en chef de La Dépêche en 1937. Ce personnage va se révéler déterminant dans l’Histoire du quotidien régional de par son influence et ses prises de positions politiques. Dans un article paru le 16 mai 1958, celui-ci écrit :”Il faudrait remonter aux agissements du boulangisme pour retrouver le souvenir d’une époque aussi grave pour la République”. Cela a le mérite d’être clair. En effet, le boulangisme est un mouvement datant de la fin du XIXe siècle qui a constitué une forte menace pour la IIIe République. Baylet compare donc le projet du Général qui s’apprêtait à ce moment-là à concevoir les prémices de la Ve République avec l’aide de Michel Debré au boulangisme, ce qui peut être perçu comme excessif.
Avec cette prise de position publique et assumée, Jean Baylet s’isole au sein même de sa propre rédaction. Les journalistes désapprouvent leur patron et le climat se tend extrêmement. Son avis tranché aura aussi comme impact l’érosion d’une fidélité des lecteurs déjà ébranlée par deux hausses de prix successives. L’opposition politique et doctrinale de Jean Baylet au référendum de septembre 1958 démarque plus que jamais La Dépêche de ses concurrents, elle qui est le seul quotidien non-communiste à prôner le “non”. Le résultat est sans appel : le “oui” l’emporte à plus de 80 % et Baylet vit cela comme une cuisante défaite. Le féroce homme politique se retrouve donc dans une situation inconfortable car il est par ailleurs battu au second tour des législatives au sein de la deuxième circonscription de Tarn-et-Garonne qu’il avait sous sa main depuis 1945, soit 5 mandats. Baylet pense alors que le gaullisme ne s’inscrira pas dans la durée. Force est de constater que son intuition ne fût pas la bonne.
3.Un positionnement ambivalent vis-à-vis de la République
a) Les heures sombres de la guerre
Il persiste encore aujourd’hui un débat sur le rôle qu’a tenu La Dépêche du Midi lors de la seconde Guerre Mondiale. Certains l’accusent de collaborationnisme en avançant la relation entre le collaborateur René Bousquet et Maurice Sarraut. La position du journal est également ambiguë. Pour incontestable qu’elle ait été, la résistance de Maurice Sarraut et de La Dépêche a eu des effets comparables à une collaboration, voilà l’argument avancé par de nombreux résistants. Elle ne soutient pas le régime de Vichy mais ne montre pas non plus une opposition frontale. Cet attentisme et cette absence de prise de position sont de grands reproches que beaucoup font à la Dépêche. De plus, la rédaction a été gangrené par de nombreux collaborateurs. Le journal de Toulouse n’a donc pas participé à la Résistance alors qu’elle affichait encore sa devise : “le Journal de la démocratie”. Le dernier argument avancé par ses accusateurs est le chiffre d’affaires du journal qui a doublé pendant la Seconde Guerre mondiale, donnant l’impression que La Dépêche a profité de la situation pour s’enrichir. En 1944, elle est donc censurée pour collaborationnisme.
Mais le journal se défend de toute collaboration en justifiant cette passivité par la position historique du journal qui était inconfortable. Leur seul objectif, disaient-ils, était de rétablir la IIIe République qui avait disparu en 1940. Cependant, Maurice Sarraut a peur de la censure: “C’est une lutte constante de tous les jours contre les consignes de la censure, […] Nous avons des chaînes que nous ne pouvons pas montrer”. La Dépêche était finalement dans une forme d’attente, en espérant des jours meilleurs. Néanmoins, le journal dérange le régime nazi et en décembre 1943, le propriétaire du journal Maurice Sarraut est assassiné par les collaborateurs, par mesure préventive. Très peu de temps après, les arrestations de son frère, Albert Sarraut et de Jean Baylet, le directeur en chef du journal, surviennent. Une preuve indéniable que la Dépêche dérangeait ses opposants historiques, l’extrême droite qui collabore alors avec l’Allemagne nazie.
b) De la censure à la renaissance
Le 22 novembre 1947, La Dépêche renaît de ses cendres. Tout de suite, elle rencontra un succès éclatant. Sur l’édito en Une de cette reparution, il était écrit solennellement : “À nos lecteurs. La Dépêche du Midi reprend aujourd’hui, après un long et lourd silence de plus de sept ans, la noble et fière tradition de La Dépêche, du journal de la démocratie. Elle renoue avec le passé, avec un passé dont elle peut à juste titre s’enorgueillir car ils sont nombreux ceux qui, dans notre région, évoquent encore avec émotion les 70 années de lutte pour le progrès démocratique, pour la défense de la République et pour la France”. Ainsi, le journal de Toulouse reprend sa ligne radicale. Cependant, on pourrait croire que sa renaissance s’effectue à travers de nouveaux visages. Or, René Bousquet, proche de Mitterrand, fit partie du conseil d’administration du journal entre 1959 et 1971, ce qui peut paraître vraiment étrange lorsque l’on sait que Bousquet a collaboré par opportunisme durant la Seconde Guerre mondiale. Ce personnage de Bousquet reste donc très ambigu, il possède un lourd passé qui pourrait de nouveau compromettre le journal.
CONCLUSION :
A travers ces 149 ans d’Histoire, La Dépêche a très largement contribué à promouvoir une certaine vision de la République. Une République démocratique et laïque. Un temps gangrené par le collaborationnisme lors de la Seconde Guerre mondiale, elle a vécu un moment plus que difficile qui a mis en péril son institution, ses valeurs et sa légitimité. Malgré la présence plus qu’ambiguë de René Bousquet, elle a su se renouveler pour continuer à revendiquer ses valeurs républicaines. Mais son immense passage à vide de sept années a contribué à l’affaiblissement de ses prises de position politiques a posteriori. Sa riche Histoire n’est pas près de s’éteindre même si peu à peu, son engagement s’essouffle au profit de la neutralité.