Misère et grèves ouvrières dans le bassin houiller de Decazeville au XIXe siècle [2018]

Misère et grèves ouvrières dans le bassin houiller de Decazeville au XIXe siècle

 

Situation géographique de Decazeville Source : Alexandre Vuillemin, Atlas universel de géographie ancienne et moderne à l’usage des pensionnats, 1843

En 1864, la loi Ollivier reconnaît le droit de grève. La France est alors ébranlée par des mouvements de grèves ouvrières. La misère ouvrière naît de l’industrialisation et de la mutation du travail qu’elle a engendrée. Elle se traduit par des conditions de vie et de travail déplorables c’est notamment le cas pour les mineurs. Les grèves ouvrières sont un arrêt temporaire et collectif du travail visant à exprimer un mécontentement. Le bassin houiller de Decazeville se situe dans le département de l’Aveyron, dans le Sud Ouest de la France. La présence d’un gisement de houille permet sa création et son développement au XIXe siècle. Le duc Élie Decazes fonde en 1826 « la Compagnie des Houillères et Fonderies de l’Aveyron » et fait ainsi de la ville éponyme un grand centre sidérurgique.

La vie dans le bassin houiller de Decazeville au XIXe siècle

Les conditions de travail et de vie des ouvriers

Les conditions de travail des ouvriers sont désastreuses avec une insécurité permanente. Lors de l’extraction du charbon, les mineurs abattent la houille dans l’obscurité et en l’absence de ventilation. Ils redoutent les dangers du feu et du grisou. De plus, leur environnement de vie est misérable puisqu’ils vivent dans des installations de fortune près des houillères. Cette insalubrité influe sur la santé de la population. En effet, une maladie propre au bassin de Decazeville frappe de nombreuses familles ouvrières puis progressivement, tous les villages alentours. Nommée par les médecins «  fièvre intermittente », elle provoque des tremblements, des vomissements jusqu’à l’épuisement de l’individu et un déséquilibre nerveux.

Patronat et ingénieurs : la Compagnie

Représentation d’Alfred Deseilligny
Source : Jules Clarétie, Histoire de la Révolution de 1870-71, 1874.

À la création de la Compagnie, François Cabrol est nommé directeur et développe considérablement la houille. En faillite en 1865, la Compagnie est sauvée par Alfred Deseilligny. Il redresse l’économie et mène une politique paternaliste. Après lui, l’image des directeurs se dégrade auprès des ouvriers qui les voient alors comme des exploiteurs. De plus, des ingénieurs encore au contact du travail ouvrier mais suffisamment détachés se développent. Du fait de leur position hiérarchique, leur solidarité avec le patronat se renforce et la colère des ouvriers se dirige vers eux. L’ingénieur Watrin en est l’exemple même.

L’action de l’État et des pouvoirs locaux face à la condition ouvrière

Représentation de Jules Cayrade dans Le Monde illustré, 26 juin 1886
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour voir une réelle amélioration législative de la condition ouvrière. À l’échelle locale, la Compagnie a toujours présenté un candidat aux élections municipales. On peut parler de ville-usine puisque leurs intérêts se mêlent. En 1878, l’élection de Jules Cayrade contre le candidat de la Compagnie marque une rupture de ce système. Les actions menées pour améliorer la condition ouvrière restent malgré tout limitées autant à l’échelle nationale que locale.

Les mouvements de grève

Les revendications des ouvriers

Les relations entre les ouvriers et le personnel de la Compagnie se dégradent tout au long du siècle, provoquant des tensions et une colère exacerbée des ouvriers. La Compagnie paie les sommes dues par l’ouvrier au magasin coopératif en prélevant sur les salaires, faisant du système paternaliste un système pervers. Ils protestent aussi contre une atteinte à leur liberté notamment avec la création d’une porte à l’entrée des mines pour contrôler leurs déplacements. Enfin, le problème majeur est celui des salaires. En 1867, les ouvriers sont payés en fonction de la quantité de charbon extrait et non pas du temps de travail. En 1878, les salaires sont réduits de 10% alors que les ingénieurs ne sont pas touchés.

Entre violence ouvrière et répression des autorités et du patronat

En 1867, lors de la première grève ouvrière à Decazeville, les ouvriers retirent le portail placé à l’entrée d’une mine, symbole du contrôle de leurs déplacements.

Le 6 octobre 1869, à Aubin, les ouvriers cessent de travailler et réclament la démission d’un superviseur des ouvriers, accusé de dénigrer constamment leur travail ainsi que celle de Tissot, le chef des ingénieurs. Le lendemain, les grévistes prennent d’assaut le bureau de ce dernier et l’entrainent vers les mines mais les soldats envoyés par le préfet parviennent à le récupérer. Le 8 octobre, des soldats ouvrent le feu et tirent sur les grévistes qui ont envahi la forge. 14 civils meurent et 22 sont blessés. La grève a ainsi été violemment réprimée par les autorités.

La Petite presse : Journal quotidien illustré, 30 janvier 1886
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Le 26 janvier 1886, les ouvriers tentent de négocier avec Watrin le paiement des salaires tous les 15 jours et exigent finalement sa démission. Le maire Cayrade essaie de contenir les ouvriers, sans succès. Les ouvriers, clamant « à mort Watrin », l’obligent  à se réfugier dans un bâtiment de la Compagnie. Les ouvriers s’y introduisent, frappent Watrin et le défenestrent. L’ingénieur apparaît alors comme le symbole de la violence ouvrière à Decazeville. Au lendemain de sa mort, 1500 soldats sont mobilisés pour maintenir l’ordre et le Conseil d’Administration réduit encore les salaires. Les autorités et le patronat multiplient les arrestations, la réclusion, les travaux forcés, les licenciements abusifs pour dissuader les grévistes mais ils ne parviennent pas à mettre fin au mouvement.

Conséquences des grèves

La naissance du syndicalisme dans le bassin de Decazeville

En 1884, le premier syndicat des mineurs de Decazeville est fondé. À ses débuts, il ne représente jamais la majorité des mineurs sauf pendant les grèves comptant au plus 800 adhérents. Grâce à ces périodes d’affluence, les syndicalistes finissent par s’imposer en tant qu’interlocuteurs privilégiés et voient leur influence s’accroître. En 1890, le syndicat fait instaurer des délégués mineurs chargés de la sécurité, élus par les mineurs et payés par la compagnie. Il demande la réforme de la caisse de secours des mineurs et des caisses de retraites en 1894, ainsi que l’acceptation d’indemnisations pour les accidents du travail en 1898. En 1903, le syndicat de Decazeville s’affilie à la CGT.

Des répercussions nationales : la fusillade du Gua et l’affaire Watrin

Le retentissement national des grèves du bassin decazevillois se fait notamment à travers la presse. Ces événements sont récupérés par des journaux d’opinion comme Le Rappel, un quotidien à tendance radicale républicaine, ou L’Univers, un quotidien catholique et conservateur donnant lieu à des visions radicalement différentes. Il y a aussi des répercussions dans la littérature. La fusillade du Gua à Aubin inspire en partie à Emile Zola l’épisode de la fusillade dans Germinal et à Victor Hugo son poème dramatique « Aubin ». À la capitale, Basly, un ancien ouvrier devenu député de la Seine, porte le débat de l’affaire Watrin à l’Assemblée nationale et plaide en faveur des ouvriers.

Une amélioration de la condition ouvrière ?

En réalité, l’image de l’ouvrier n’évolue pas et reste toujours archaïque à la fin du XIXe siècle. À la suite de la grève de 1886, la Compagnie est intransigeante avec ses ouvriers. Cependant, le syndicat fait preuve de son efficacité et de son utilité, sa pérennité est assurée. Ainsi, malgré des conditions de vie  inchangées, les grèves de Decazeville s’insèrent dans une dynamique nationale de protestations ouvrières et soulèvent le problème des conditions de travail. L’impact le plus important de ces grèves est donc leur retentissement dans le pays, attirant l’attention de l’opinion publique et de certaines personnalités politiques sur la condition ouvrière.

Pour aller plus loin...

 

Alcouffe Paul-Louis, Bullich Charline et Gaziglia Océane