L’Ours brun des Pyrénées [2017]

L’ours a toujours été considéré comme un animal à part, et ses contacts avec l’Homme constituent un héritage perceptible encore aujourd’hui. Étudier ces relations à l’ours, c’est étudier un patrimoine qui peut paraître immatériel. De dieu à nuisible, de la vénération à la chasse, de la quasi-disparition à la réintroduction : ces relations s’inscrivent dans une Histoire de l’ours tout aussi mouvante et insaisissable que l’ours lui-même. Nos recherches se sont surtout concentrées sur les Pyrénées, bastion le plus durable de l’ours en France.

Un animal anthropomorphe, vénéré et craint :

L’ours brun arpente l’Europe depuis environ 700 000 ans, et ses pas se mêlent vite à ceux des hommes. Comme il s’adapte à tout type de milieu, montagne comme plaine, on le trouve partout. Les traces préhistoriques attestent de sa présence dans la région, tels des cranes dans la grotte Chauvet (Auvergne) ou des dents dans la foret de Grésigne (Tarn). Cette proximité avec les communautés humaines implique des contacts, qui engendrent autant la fascination que la peur.

Un animal fascinant et prestigieux

L’ours semble toujours avoir intrigué les hommes, peut-être depuis des temps très anciens comme le suggérerait la « Salle aux ours » de la Grotte Chauvet. Un débat agite la communauté scientifique quant à la continuité entre ces potentiels premiers cultes paléolithiques et ceux des civilisations néolithiques. Les toponymes pyrénéens rappellent l’omniprésence de l’ours : dans plusieurs noms de lieux on retrouve la racine art (celte) ou ursus (latin). Des autels votifs dédiés au dieu celte Arthae ont été découverts à Saint-Pé-d’Ardet, témoignant d’un culte local isolé. L’ours était au cœur des rituels du chasseur et du guerrier pour les Celtes et les Wisigoths, et symbole de royauté. Il était aussi prisé des guérisseurs romains qui prêtaient à ses pattes et sa graisse des vertus incroyables. Mais l’ours demeurait un animal mystérieux, entre le dieu et l’homme-bête. Les sociétés voisines de l’ours ont développé des légendes autour de la transformation, et on retrouve des variantes du mythe gréco-romain de Callisto. Par ses capacités jugées « humaines » (se mettre debout, nager), l’ours renvoyait aux hommes leur propre image à travers un prisme sauvage.

Occupée par les hommes il y a plus de 28 000 ans, la grotte Chauvet contient entre autre ce crâne d’ours déposé sur un rocher. Mise en scène de chasseurs, ou premier culte ?

L’offensive chrétienne : l’ours, ce « Roi déchu »

Face au paganisme persistant, l’Église médiévale engage une lutte contre l’ours en faisant la promotion de la chasse, et en encourageant par tous les moyens un combat contre l’influence de l’animal sur les mentalités. La rupture a lieu aux alentours de l’an mil. Selon Michel Pastoureau, l’Église s’y prend en plusieurs étapes. D’abord elle diabolise l’animal, en reprenant Saint-Augustin (« L’ours, c’est le diable. ») et en présentant l’ours comme l’incarnation de péchés capitaux. Puis elle se repose sur l’hagiographie pour promouvoir le culte de saints victorieux sur l’ours, donc sur les traditions profanes. Les cultes païens n’ont jamais été uni, et ne résistent pas à l’offensive de l’Église. Un code dévalorisant caractérise dès lors cette « bête idiote » incarnant la sottise. Dans le même temps le métier de montreurs d’ours s’institutionnalise : d’abord à la cour des nobles, puis à partir du XIIe siècle sur les places des ville. Une tradition pyrénéenne se met en place, et au XIXe siècle l’école des montreurs d’ours d’Ercé (Ariège) devient internationalement réputée. C’est dans les temps médiévaux, en le faisant passer du statut de divinité à celui d’un être sans-cervelle, que l’Homme a voulu montrer sa supériorité sur un animal qu’il craignait.

Des montreurs d’ours venus d’Ariège ont gagné une réputation internationale au XIXe siècle. Ici, une carte postale illustre un dresseur qui tient un ours enchaîné.

L’ours : un acteur des traditions

Une tradition orale de l’homme-sauvage émerge dans les Pyrénées, héritière des cultes de l’ours et de la lutte contre ces derniers. Les contes entretiennent la peur mêlée de fascination, comme Jean de l’Ours, être hybride né du rapt d’une femme. L’ours garde son attribut majeur : il est l’emblème de la force. Les thèmes de la transformation et de l’anthropomorphisme restent aussi très vivaces, mais c’est sous un jour lubrique que l’ours apparaît désormais. Ce mythe de l’ours « violeur » et de son intérêt sexuel pour les humaines est tellement ancré dans les esprits qu’on trouve longtemps des rumeurs sur des femmes supposément « enlevées », telle la « folle de Montcalm » en 1807 (Ariège). Ces thèmes de la transformation, de la virilité et du rapt s’entremêlent dans les fêtes traditionnelles pyrénéennes : rituels carnavalesques où l’ours personnifié par un villageois est vaincu par des chasseurs, après avoir enlevé une femme. Ces rites initiatiques de « chasse à l’ours » sont attestés dans les sources depuis le XVe siècle ; et sont toujours pratiqués en février dans le Haut-Vallespir (Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo, Saint-Laurent-de-Cerdans). L’ours reste ainsi le « maître du temps », car ces fêtes annoncent le retour du printemps.

Tenue revêtue à l’occasion de la fête de l’Ours d’Arles-sur-Tech. Après avoir tenté d’enlever les femmes du village, l’ours est attrapé par le chasseur et se métamorphose en homme.

Une guerre de territoire entre hommes et ours :

Le temps des ours omniprésents est révolu, impuissants face à une pression humaine qui n’a fait que s’accroître. Avec l’offensive médiévale, l’ours est chassé à la fois sur ses terres et dans les esprits des populations. Alors il disparaît des plaines : au début du XIVe siècle, l’ours ne peuple que les forets et les montagnes (Pyrénées, Massif Central, Alpes). Ce « recul » se poursuit inexorablement : à la fin du XVIIIe siècle, il est cantonné aux Pyrénées, Jura et Vosges. Avec les début du tourisme, la continuité des battues, et sous l’effet d’un pastoralisme plus organisé, l’ours s’éteint doucement : après le début du XXe siècle, on ne trouve plus d’ours en France hors des Pyrénées.

De la chasse rituelle aux premières battues organisées

Dans l’Antiquité, les ours étaient omniprésents dans les forets et dans les rituels de chasse : les chasseurs des clans celtes pratiquaient la vénerie (chasse de poursuite) contre cet animal, considéré comme le plus puissant de tous. Les rites d’entrée dans les classes guerrières incluaient un combat singulier contre la bête, pour prouver la valeur du combattant. C’est la rupture médiévale qui entraîne une disparition progressive des ours, avec l’organisation de la chasse par l’État à partir du IXe siècle : rois et seigneurs pratiquent la vénerie royale de manière plus systématique. L’Église encourage le mouvement. Au XIVe siècle apparaissent les battues : la chasse, même en groupe, garde une connotation de prestige. Ces battues sont organisées par les nobles (tel Gaston Phébus). La chasse reste un loisir pour ces nobles mais prend une dimension de « guerre de territoire » face à l’ours, pour des raisons économiques : défense des récoltes, du bétail, et des villages.

Illustration issue du Livre de Chasse de Gaston Phébus (rédigé entre 1387 et 1389) : les nobles étudiaient l’habitat de l’ours pour mieux le poursuivre, et certains partageaient leurs techniques et expériences.

Les communautés pyrénéennes face à l’ours

Le quotidien des montagnards est mieux connu à partir de l’époque moderne. Les bergers en estive sont les premières victimes des ours, véritables dangers pour leurs petits troupeaux. Profitant de la transhumance, l’ours attaque les moutons et les chèvres isolés ; plutôt que les vaches qui savent se défendre en groupe. Pour faire face, les bergers pyrénéens s’adaptent : dressage des chiens (patous) pour la défense et la gestion des troupeaux, ajout de piques sur les colliers. Mais les armes du berger sont rudimentaires : le plus souvent, il n’a qu’un couteau. Quant aux villages, eux aussi sont menacés par les ours qui saccagent les cultures et les ruches. Pour protéger leur communauté de la bête nuisible, les roturiers montagnards bénéficient de privilèges de chasse même dans les forêts du roi. La chasse à l’ours est très encouragée par l’État, et les battues ne sont plus réservées à une élite : jusqu’au XVIIe siècle les Pyrénéens sont autorisés à chasser librement. Les battues sont menées avec des pieux, puis des arquebuses ; et leur organisation est plus encadrée, même si des battues spontanées ont toujours lieu. On mène la chasse pendant l’hivernation, quand l’ours est affaibli. Si la vente de peaux est lucrative, c’est aussi un grand honneur d’avoir vaincu la bête.

Réintroduction et enjeux contemporains

Les battues organisées par les villages continuent d’être pratiquées même au XXe siècle, malgré leur interdiction en 1940 : la dernière a lieu en 1969 dans le Béarn. Quant aux battues administratives, elles sont interdites en 1972. La convention de Berne (1979) protège l’habitat naturel de l’ours, pour tenter de sauvegarder l’espèce. En France, l’ours brun est classé parmi les espèces protégées depuis 1981 ; mais le braconnage ne s’arrête pas pour autant. Une directive européenne renouvelle le statut d’espèce protégée en 1992. L’ours brun est réintroduit depuis 1996, avec l’arrivée de l’ourse Ziva ; mais la dernière femelle de souche pyrénéenne meurt en 2004, abattue par un chasseur. Alors que le débat de société entre les partisans et les détracteurs de la réintroduction reste très actuel, celui-ci nous démontre que l’ours, animal discret et solitaire, souffre toujours de son image.

La reproduction lente et complexe de l’espèce (deux petits par femelle) est un problème de plus sur le chemin de la préservation.

L1 : Luna Billecocq, Sylvere Echevarria

L2 : Devos Clémentine