Arte Reportage, 9 novembre 2019.
Auteurs : Charles Emptaz & Oliver Jobard
Résumé :
« Chez eux, en Éthiopie, les Oromos n’ont rien. Par centaines de milliers, ils migrent vers l’Arabie Saoudite, richissime contrée où ils s’imaginent un avenir. Mais la route est longue, périlleuse, impossible. Elle se pratique à pied, faute de pouvoir payer les passeurs, et elle est semée d’embûches. […] D’une rive à l’autre du Golfe d’Aden, Charles Emptaz et Olivier Jobard ont marché durant un mois avec ces migrants éthiopiens, animés par une idée fixe et lancinante : gagner un jour son pain ».
L’Éthiopie :
Deuxième pays d’Afrique par sa population derrière le Nigeria, l’Éthiopie est divisée depuis 1995 en neuf régions établies sur des bases ethniques. Les Oromos sont l’un de ces groupes ethniques de la corne de l’Afrique, ils représentent la communauté la plus nombreuse du pays, avec plus de 30 millions de personnes. Contrairement aux amharas et aux tigréens (les deux autres principales ethnies), les oromos n’ont pas d’unité religieuse : une partie pratique le christianisme orthodoxe éthiopien, une autre fraction est musulmane, tandis qu’une portion est protestante. En revanche, la langue oromo constitue un ciment unificateur. Avec l’élection de l’actuel Premier Ministre, Abiy Ahmed, en avril 2018, c’est la première fois que l’ethnie des oromos est représentée à la tête du pouvoir. Le nouveau Premier Ministre a eu la volonté d’apaiser la situation du pays, notamment les violences inter-ethniques, ainsi que les relations avec les pays voisins. Il a obtenu le Prix Nobel de la paix, en octobre dernier, pour ses actions ayant conduit à la résolution du conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Cependant, les choses sont loin d’être toutes réglées, et il existe toujours de gros conflits entre les différentes ethnies : une série d’attentats politiques meurtriers a eu lieu en juin dernier par exemple. Si certains ont pensé à un coup d’état visant à renverser Abiy Ahmed, d’autres évoquent plutôt des assassinats ciblés visant à éliminer des adversaires politiques. Le ressentiment et la colère des amharas et des tigréens montent ainsi de plus en plus contre le Premier Ministre. Ces nouveaux conflits entre les différentes communautés entraînent 3 millions de déplacés.
Reportage :
Un groupe de plusieurs centaines de personnes est filmé en train de marcher à travers le désert djiboutien, sous 46° celsius. Un éthiopien dit alors à la caméra : « on n’a que deux options : soit on réussit, soit on meurt ». De nombreux migrants, hommes, femmes, et enfants, ne supporteront pas le voyage jusqu’au bout, et ce en raison de plusieurs facteurs : la soif, la faim, l’épuisement, la chaleur étouffante, et le désert constitué de pierres et de montagnes qui n’aide pas à la marche. Chaque année des centaines d’éthiopiens meurent lors de leur traversée de ce désert. Ils commencent leur périple en contournant et évitant les gardes-frontière de Galafi, un village et poste administratif situé à la frontière entre l’Éthiopie et Djibouti, et auront encore 2000 kilomètres à parcourir avant d’atteindre l’Arabie Saoudite. Une fois à Djibouti, les migrants marchent jusqu’à Obock, qui est une ville littorale constituant le point de passage avec le Yémen. Le reportage précise qu’ils sont environ un millier à attendre chaque soir le départ vers le Yémen, et un éthiopien déclare que les passeurs demandent 300 euros pour chaque personne qui traverse, parfois plus. Dans le port, ils sont envoyés de nuit dans des canots surchargés qui affrontent les vagues de la Mer Rouge durant six à dix heures selon les conditions. Jusqu’à cinq bateaux par nuit traversent la Mer Rouge jusqu’à la ville yéménite de Ras-Al-Arah, chacun contenant entre 100 et 300 migrants. C’est dans cette partie du voyage qu’un autre grand danger apparaît pour ces éthiopiens : au Yémen, l’industrie migratoire est infiltrée par les mafias locales. Là-bas, les migrants oromos, souvent les plus pauvres et défavorisés, deviennent des « proies » et sont la cible d’un véritable commerce migratoire. Deux oromos racontent leur expérience (qui est aussi celle de très nombreux autres migrants) à la caméra : ils ont déjà fait cette marche auparavant dans le but d’atteindre l’Arabie Saoudite mais ont été enlevés de force au Yémen. Les mafias locales les ont enfermés dans des maisons pendant plusieurs mois, pour leur soutirer de l’argent. Ne pouvant pas les payer, les deux éthiopiens ont été torturés, et ils montrent à la caméra différentes marques, notamment de brûlures faites au plastique fondu. Ceux qui ne sont pas enlevés par les mafias ou les passeurs continuent leur route jusqu’à Aden, la grande ville du sud du Yémen. Des oromos avouent à la caméra qu’avant d’arriver ici, ils ne savaient rien de la guerre civile yéménite qui se déroulait. Certains, faute de moyens, ne peuvent pas aller plus loin et restent là, sans toit ni nourriture et dans l’insécurité la plus totale. Un oromo déclare en regardant la caméra : « au Yémen on crève de peur et de chaud ». D’autres réussissent à continuer à marcher vers l’Arabie Saoudite mais finissent par être blessés à la frontière, par les gardes-frontières qui n’hésitent pas à faire feu sur les migrants. C’est le cas du dernier éthiopien que l’on aperçoit dans le reportage, qui dit avoir reçu une balle dans la jambe en voulant traverser la frontière. Il a été soigné à l’hôpital d’Aden et pense retourner en Éthiopie, pour demander à son père de le prendre en charge. Un autre migrant éthiopien témoigne : « A la frontière, il y a beaucoup de corps en décomposition. C’est comme un cimetière ».
Ce long périple entre l’Éthiopie et l’Arabie Saoudite, via Djibouti, la Mer Rouge, puis le Yémen est la route migratoire la plus importante d’Afrique de l’Est, dix fois plus empruntée que la voie méditerranéenne. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, 55.000 migrants auraient fait le trajet depuis le début de l’année 2018, et plus de la moitié n’a même pas 18 ans.
En 2017, Ryad a lancé une campagne contre l’immigration clandestine. Selon l’Organisation internationale pour les migrations, près de 10.000 Éthiopiens ont ainsi été expulsés chaque mois entre mai 2017 et mars 2019. Au total, ce sont 260.000 Éthiopiens, sur les 3,6 millions de migrants de toutes nationalités, qui ont été arrêtés par la police saoudienne. Une fois renvoyés dans leur pays, à leur descente d’avion, ils n’ont rien pour subvenir à leurs besoins. Débordée par les demandes d’aide humanitaire dans le pays (8 millions de personnes sont dans le besoin), l’Éthiopie ignore les expulsés d’Arabie saoudite. C’est cette situation que veut dénoncer l’Organisation non gouvernementale Human Rights Watch, selon laquelle ces migrants doivent être secourus comme tous les autres déplacés du pays.
Noémie Thirot