Papyrus te propose aujourd’hui un autre texte de Jeff Champo. Dans le but avoué de te faire passer du rire aux larmes après un premier texte désopilant, en voici un deuxième, plus émouvant. Âmes insensibles s’abstenir…
Papyrus te propose aujourd’hui un autre texte de Jeff Champo. Dans le but avoué de te faire passer du rire aux larmes après un premier texte désopilant, en voici un deuxième, plus émouvant. Âmes insensibles s’abstenir…
Une vie de chien
Je reviens te voir, Félix, parce que j’en ai gros sur la truffe. C’est de sa faute, je fais semblant de l’ignorer depuis toutes ces années, mais au fond de moi je savais que ça arriverait. Ses brimades et ses railleries ne me touchent plus depuis longtemps, et pourtant ce matin, je pleure à cause de lui. Tu ne comprends pas ?
Tous les matins, je gratte à sa porte. Il me répond d’un grognement semblant venir du plus profond de ses entrailles. Il faut que j’attende la sonnerie de l’antique horloge pour que l’ouverture révèle enfin mon dégarni. C’est dans une vieille tenue du dimanche qu’il se présente à moi et me tapote le haut du crâne en grommelant : « Pas de miracle cette nuit, ça sonne toujours aussi creux ! » Le plancher grinçant semble alors anticiper chacun de ses lents pas. Une fois son bol fissuré posé sur la table de la cuisine délabrée, il trempe sa tartine de fromage dans un immonde café froid. Parfois, j’ai droit aux restes, que je me force à avaler pour ne pas rajouter des immondices au plancher poussiéreux.
Cette cérémonie achevée, il laisse le bol sur la table, attendant qu’une ombre vienne le débarrasser. S’appuyant sur ce qui fut dans sa jeunesse le tronc d’un vigoureux buis, il titube jusqu’au porche où il commentera l’allure des jeunes gens durant toute la journée. Les mots sont choisis avec tact, je reconnais sans mal l’ancien poète. L’oreille mal avisée pourrait alors argumenter qu’il ne voit plus que les défauts des passants, car il est vrai qu’il dénigre la tenue, les paroles et les goûts de chacun. De temps en temps, quand les simulacres de mannequins qui naviguent derrière la haie en ont marre de ses chapelets et décident de bouder sa rue, il rejette la faute sur le molosse miteux que je suis : « Tu es tellement laid que tu les as fait fuir », soupire-t-il. Je me contente alors de le fixer jusqu’à ce que son regard embrumé me lâche.
Quand enfin, l’astre du jour daigne le fuir à son tour, il ose l’imiter. Le rituel du soir commence alors. De retour dans sa tanière, il reste quelques minutes à fixer son auge toujours présente sur la table avant de se décider à la laver pour le lendemain. En guise de festin, les plats réchauffés s’enchaînent à la va-vite tandis que ma gamelle est toujours remplie en dernier… quand il y pense. Et en un dernier requiem, le concerto du plancher l’accompagne alors qu’il regagne péniblement sa couche.
Qu’est-ce que tu dis, Félix ? Jamais, Félix. Je n’ai jamais pensé à lui faire du mal. Pourquoi ? Parce que je ne suis pas son prisonnier. Malgré tout ce qu’il peut dire ou faire, le portail est toujours ouvert. Cependant, à mesure qu’il vieillissait, le compte des âmes qui passaient ce portail pour ne plus jamais revenir s’alourdissait. Pendant, mes dix années d’existence, j’ai vu fuir sa famille, ses amis, et il a même découragé deux postiers et chassé une infirmière. Et tous les jours, il multiplie les innovations langagières pour inciter les éventuels visiteurs à ne pas fouler sa vieille pelouse jaunâtre ou s’aventurer dans la jungle de ses rosiers.
Dix ans que je pose sur lui un regard compatissant. Dix ans que je l’accompagne dans son lent naufrage. Dix ans qu’il s’est efforcé à éloigner tous ceux qui s’attristeraient de sa disparition. Dix ans qu’il cherche à me faire fuir, et dix ans que tous les matins, je gratte frénétiquement à sa porte, attendant la boule au ventre le râle salvateur. Et pourtant, pour la première fois depuis dix ans, je pleure, car pour la première fois depuis dix ans, le silence a triomphé, et au final, c’est lui qui m’a abandonné.
Jérôme