Ma vie de grosse

Je fais 1m60 pour 110 kilos. Je suis en obésité morbide. Je suis obèse. Je suis trop grosse. Je suis moi, mais je suis trop moi. Mes parents sont obèses. Les deux. Je suis donc atteinte d’obésité génétique. Il ne s’agit pas d’un choix. Mais d’une vérité. L’obésité entoure ma vie. Mais le gras est une couche protectrice pour me défendre, pour me protéger, d’une douleur palpable. Et ce que les gens savent peu, c’est qu’il est très difficile – selon les médecins impossible, mais je préfère me mentir en me disant que je peux réussir à perdre du poids – pour moi de perdre du poids, à cause de mes prédispositions. C’est une maladie, un handicap, un fardeau que je porte tous les jours, mon épée de Damoclès. Et je souffre sincèrement de cette obésité qui n’est pas un choix. Je me voile la face en disant à mes parents que je ne leur en veux pas, mais très sincèrement, si, j’en veux à leurs choix de vie qui ont mené à ce que je suis aujourd’hui. J’en veux à la société de surconsommation, j’en veux à la facilité d’accès à la mal bouffe, j’en veux à la dépendance au sucre et au gras qui arrive en un claquement de doigts. J’en veux aux mauvais regards que l’on me porte quotidiennement. J’en veux à cette vie que je n’ai pas choisie. Je m’en veux et j’en veux au monde entier.

Un excès de positivité me fait sortir de sous ma couette. Un petit-déjeuner body-positif et healthy, bien que ( soit disant) excellent : du porridge et du yaourt grec 0%. Une impression m’envahit, celle que l’entièreté de la terre fait semblant d’apprécier, surtout sur les réseaux, cette mixture étrange dont la seule utilité est de combler notre vide jusqu’au repas du midi. Et je mange cela pour la même raison : combler un vide, mon vide, ma satiété ; mais je trouve cela plutôt fade et même indigeste. Ma journée débute, je la veux positive, mais même chez moi, dans mon intimité la plus totale, je me conforme à la norme, je fais semblant et je me mens. Je suis aussi aveugle que le reste du monde à la vérité.

L’habillage. Là, il y a tout à réfléchir. Combien de temps je vais marcher ? Qui je vais voir ? Est-ce que je vais prendre le métro ? Est-ce que je peux dire ma tenue convenable ? Et bla bla bla. Et bien que je devrais ( aimerais ) privilégier une tenue confortable, je sais bien qu’en sortant habillée trop confortablement que chacun va penser que je néglige mon hygiène de vie. Je dois, alors, être bien « propre sur moi ». Et pas dégueulasse comme il m’arrive de l’entendre. Pour m’éloigner de la figure de la grosse vache.

Dernières vérifications. Est-ce que j’ai pensé à tout ? Est-ce qu’aucune partie de moi ne dépasse trop ? Mes talons, qui me grandissent et m’affinent, ne font-ils pas trop de bruit ? Oui, car, en tant que moi, il faut surtout éviter de se faire remarquer. Est-ce que mes vêtements ne sont pas trop courts ? Je souhaite éviter d’attirer les pervers, les détraqués et les grossophobes. Les connards qui me mettent mal et ne regardent jamais leurs dégâts. Car si on ne me fait pas de mal physiquement, on pense que je vais bien mentalement.

Le « travail ». Je me range à ma place. Un poste confiné, peu adapté à mon handicap ( un handicap quoi qu’en pense mon cher employeur ), et sans aucune intimité. Mais quel métier peut bien faire une femme de ma corpulence ? Un métier bien entendu invisible, sans client que je pourrais dégoûter, sans trop de mouvement. Imaginez-moi transpirante, en plus de dégoûter seulement par mon poids, je deviendrais encore plus laide, mon maquillage dégoulinerait, et mon odeur de transpiration serait intenable. Et, il ne faut pas non plus de métier trop manuel, mes doigts ne sont bien entendu pas assez agiles car trop gros comme leur propriétaire. Enfin bref, je suis téléopératrice pour un opérateur de télécommunication. Concrètement, mon taf c’est de répondre au téléphone à des clients pénibles et jamais contents, et d’en appeler d’autres pour les sonder sur la qualité des appels et des forfaits. En clair, l’idéal pour une grosse : pas de contact physique et pas de mouvement. Tout le monde est content.

J’ai tendance à manger seule, restant à mon poste de travail, isolée. Mais, si jamais un ou une collègue m’invite à manger en sa compagnie, je privilégie toujours quelque chose de sain par peur de passer pour une morfale, une goinfre. Et je ne commande jamais non plus, les autres penseraient à un relâchement de ma part, ce qui ne doit surtout pas arriver car dans l’inconscient, je subis un régime quotidien et perpétuel. Mais tout le monde semble bien constater qu’il ne fonctionne pas. Et souhaite me le faire remarquer aussi, plus ou moins gentiment, plus au moins discrètement. Plus au moins, plus ou moins. Mais sinon…fermez-là et laissez moi.

Mes sorties sociales sont moindres. Si ce n’est inexistantes. Les hommes et les femmes qui veulent sortir amoureusement avec moi ne sont en réalité avec moi que sexuellement. Physiquement, je suis séduisante pour certain.e.s, mais je suis aussi impossible à présenter à leurs familles. Je suis un objet de convoitise sexuelle, surtout pour les hommes. Parce que je suis belle, attirante, gentille, de bonne compagnie. Mais malgré tout ça, trop en dehors des normes, donc imprésentable. Trop, trop, trop. Pour mes amis, c’est un peu pareil. Je sais qu’il m’apprécie, et même grandement ( ou même grossement dans mon cas ), mais si on prend en compte mon poids, je ne peux faire les mêmes activités que tout le monde. Baisable, potable mais pas présentable. Et encore, j’ai de la chance comme on me le dit car je suis belle. J’ai un joli visage. Quelle chance… Jusqu’à entendre d’autres personnes se plaindre de leur minceur, de leur normalité. Une envie de vomir ( ? ). Au restaurant, je suis très mal à l’aise avec le fait de manger en public. Dans un lieu exigu, comme un bar bondé, je prends trop de place, et le regard des autres ou même les chuchotements me le font remarquer. Même si eux se pensent discrets. Restaurant et bar impossible. Sortie sportive impossible. Sortie shopping trop longue impossible. Impossible. Impossible. Impossible. Donc, je sors peu. Je reste chez moi. Déranger est le mot d’ordre. Dès lors, mes sorties principales consistent à faire les courses.

Dans un magasin, je ne vois que les objets de convoitise et de surconsommation que notre société nous oblige à mettre dans notre caddie car attirants, c’est meilleur que des légumes et puis c’est drôle aussi. Ça change de la cuisson vapeur ! De plus, dans ce même magasin, je vois bien les regards des gens qui surveillent mes achats en main et mon panier de courses. Car une grosse ça mange forcément des trucs de grosse. Quoi ? Elle a des pommes dans son chariot ? Oh, ça doit être une erreur ! Et si jamais j’ai le malheur d’aller dans un de ses magasins bio ou végan, les méprisants semblent encore plus vouloir me faire remarquer mes produits trop sains. Car oui, que fais-je là ? Quelle idée ? Car enfin, je suis grosse.

Le soir, je me couche en ayant perdu mon excès de positivité. Le souhait de passer une journée sans pression et sans impression de déranger des cons semble une nouvelle fois impossible. Et je sais bien que demain le monde tournera à nouveau, et que moi, je serais toujours grosse… Grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse, grosse…

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