Le dernier au revoir

Cela fait cinq minutes que je suis en haut de ces murs, en train de penser à mon existence. J’ai réussi à l’escalader, aidée par les branches de cassonade. Je vois mes mères, en bas. Elles me regardent avec tendresse et inquiétude, elles savent que je ne vais pas revenir. Je le sais, on le sait, mais personne ne l’a dit. Je les vois, elles pleurent. Mais je suis prête à sauter de l’autre côté, prête à découvrir ma vie, mon avenir loin d’elles.

Avant de m’enfuir, je me remémore mon enfance dans cet univers. Je suis née un jour sucré, un mardi ensoleillé, l’un des plus merveilleux de l’année. Il faisait beau, comme un jour habituel ici. Le soleil illuminait tous les champs de bonbons, les fruits des arbres étaient mûrs et les fleurs apportaient mille couleurs aux maisons. Mes mères étaient si heureuses, leur première et unique enfant était née. Tout semblait angélique dans ce monde paisiblement emmiellé. Je suis une femme qui a grandi dans un univers comestible, rempli d’éléments sucrés et cela a toujours été normal pour moi. 

Aujourd’hui, j’ai vingt ans, et ce paradis sucré est resté intact. Je n’ai connu que le soleil mielleux de notre ville mais jamais de la pluie, de vent, ou encore de neige. Rien ne tombe du ciel à part les rayons de couleurs. C’est l’été, le paradis du bonbon, le plus grand rêve des petits enfants. On mange des sucreries comme d’autres mangent des fruits et des légumes. Chez nous, cette alimentation est habituelle.

Moi, je me suis toujours sentie de trop dans cet univers délicieux. Comme si je n’appartenais pas à ce monde et que je ratais quelque chose de meilleur depuis tant d’années. Mes seules occupations étaient lire à côté de la rivière de caramel et écouter de la musique sous l’arbre à pommes d’amour. Mais cela ne suffit pas. Je sais qu’il y a quelque chose qui m’attend derrière les murs, loin de cette vie. Je le sens, on m’appelle. Je deviens folle, je respire du sucre et cela me fait fondre le cerveau.

Mes parents sont nés ici, ont connu le même monde que moi, mais jamais n’ont remis en question cette vie paradisiaque du sucre. Pourtant, je suffoque, j’en ai marre de voir de la couleur, des sucettes, des fruits et de la barbe à papa à chaque coin de rue. C’est pas normal, rien ne l’est ici. Tout le monde prétend être heureux, à un point où les vraies émotions disparaissent. Je suis coincée là, seule depuis toujours. J’aimerais tellement qu’on comprenne que cette vie n’a aucun sens. Mais comment puis-je m’en sortir ? Il n’y a aucune sortie, aucune porte magique qui me laisserait m’échapper. Personne ne comprend, car il n’y a que des êtres ignorants coincés autour de ces murs géants.

Je ne peux pas vivre comme mes mères. Même si je les aime très fort, elles ne peuvent pas être la seule raison pour laquelle je resterai ici. Je dois partir, grandir et devenir ma propre personne. Toutes les deux sont la raison pour laquelle je suis en vie. Je suis à leur image et c’est ma plus grande fierté, je suis altruiste et généreuse. Malgré tout, il manque le bonheur qu’elles ont. Je vais devoir les quitter, vivre ma vie et découvrir ma propre étincelle. 
                             

Je regarde une dernière fois le paysage. J’arrive à visualiser toute mon enfance dans cette ville sucrée, je vois les champs de sucettes, les rivières au caramel, les maisons en pain d’épice, tout est là. Dans ma mémoire, ce paysage restera le même, avec mes parents qui m’observent pour mémoriser mon visage. Avant de sauter et de partir à jamais, la seule question qui me vient en tête est : vais-je être assez courageuse pour vivre cette aventure ? Mais sans même y répondre, je prends une grande respiration et saute de l’autre côté.

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