Holodomor (2025)

L’Holodomor, un débat entre reconnaissance et camouflage

« La presse est l’instrument principal de l’opinion publique. Son rôle dans le monde moderne est de propager des informations et d’influencer les attitudes et les actions des nations ». Selon Walter Lippmann

Selon cette citation du journaliste et philosophe américain, tirée de son ouvrage « Public Opinion » en 1922. Il tente de démontrer l’importance de la presse durant le XXe siècle notamment dans la diffusion des informations qui garantissent l’émergence de l’opinion publique à l’échelle internationale. Néanmoins, il n’exclut pas le fait que la presse peut être facteur de désinformation, influençant ainsi l’opinion publique en minimisant ou en camouflant certains faits. La famine ukrainienne, orchestrée par le régime soviétique stalinien dans les années 1930, s’inscrit dans ce contexte. En effet, elle met en avant les perspectives qui caractérise la presse entre diffusion d’informations témoignant ainsi de l’existence de la famine et désinformation, camouflant ou minimisant l’Holodomor. La notion de camouflage, soutenant le silence des faits, se définit ainsi par un processus qui utilise stratégiquement la presse afin de dissimuler ou de manipuler certaines informations.

Ce procédé, souvent utilisé pour des raisons politiques et militaires, incite alors la désinformation et la manipulation des événements tels qu’ils se sont déroulés, appuyés par de solides propagandes aussi bien à petite ou grande échelle. Avec le camouflage, on nie une histoire. On peut donc le voir avec le phénomène négationniste vis-à-vis de la Shoah, pouvant subsister dans certains discours politiques aujourd’hui. Il y a bien une forme de négationnisme, encore aujourd’hui dans le paysage politique russe. Walter Duranty, est un des nombreux acteurs ayant essayé de camoufler cet événement dans la presse internationale. Journaliste américain et correspondant à Moscou pour le New York Times, il est ensuite reconnu pour ses écrits minimisant et justifiant les politiques staliniennes en Ukraine. Le but de Walter Duranty a été de démentir les propos de Gareth Jones, journaliste gallois qui utilise la presse pour diffuser des informations défendant l’existence de l’Holodomor. Ayant traversé l’Ukraine durant trois jours, il a été témoin de la famine orchestrée par le régime soviétique. Les deux acteurs sont ainsi amenés, en mars 1933, à se confronter dans la presse internationale. Gareth Jones, reconnaissant la famine tente alors de diffuser son témoignage au monde, mais cela est donc démenti par Duranty qui utilise des euphémismes afin d’atténuer la réalité brutale de la famine en Ukraine. Il s’agirait donc de se demander en quoi le débat entre Gareth Jones et Walter Duranty, dans la presse, suscite-t-il une controverse entre reconnaissance et camouflage de la famine ? Il s’agirait d’aborder la reconnaissance de la famine par Gareth Jones, tout en énonçant le camouflage de Walter Duranty dans le New York Times. Enfin, il s’agirait d’étudier en profondeur le débat entre les deux acteurs à l’échelle internationale.

La reconnaissance de la famine par Gareth Jones

Portrait du journaliste britannique Gareth Jones

Durant la famine, l’URSS tente de masquer ses crimes, de nombreux pays occidentaux ne peuvent alors pas critiquer publiquement le régime stalinien. Cependant, certains acteurs vont faire rencontrer aux autorités soviétiques quelques difficultés, c’est le cas de Gareth Jones, journaliste Gallois lié au Times. Ce dernier a commencé à se faire connaître au Royaume-Uni notamment avec son interview avec le nouveau chancelier allemand, Adolf Hitler.

C’est d’ailleurs le tout premier journaliste étranger à en avoir fait une avec lui. Alors conseiller de politique étrangère auprès de David Lloyd George, Gareth Jones obtient un visa et part pour l’URSS afin de comprendre comment cette Confédération, âgée depuis plus de dix ans, finance son économie fédérale. Le but de Staline étant de redynamiser l’URSS afin de renforcer sa compétitivité face aux puissances occidentales. Il se verra être un acteur occidental décisif dans la reconnaissance de l’Holodomor. En effet, tout en traversant pendant trois jours l’Ukraine de manière clandestine dans le dos des autorités soviétiques, ce dernier a pu garantir la prise en note de témoignages de la population ukrainienne affamée et également des conditions de vie de ses derniers tel que les queues pour le pain à Kharkiv.

D’autres acteurs reconnaissent et appuient les affirmations de Gareth Jones, c’est notamment le cas d’un autre journaliste britannique du nom de Malcolm Muggeridge, actuellement utilisé afin de mettre en avant l’acceptation d’une famine programmé et non pas naturelle, rapporte en 1934 dans Winter in Moscow, comme Gareth Jones, qu’il y avait bien des “gens abattus” devant les “pyramides alléchantes de fruits” dans les rares magasins de denrées alimentaires. En tant que témoin de la famine, Gareth Jones met en avant le véritable aspect, caché par le régime stalinien, de l’Holodomor. Son but étant de mettre en avant les faits tels qui se sont passés durant cette période historique en URSS. Cela permet la mise en lumière de la réalité des événements, illustrée par certains ukrainiens témoignant de ce manque de nourriture. Ainsi, Petro Drobylko, survivant de l’Holodomor dit alors en 1933 “ Je suis presque illettré et j’écris simplement, mais ce que j’écris est vrai et la vérité, vit-on, triomphera du mal”. Cette citation, tirée du livre The Black Deeds of the Kremlin, est mise en lumière, dans les années 80, par l’activiste Semen Pidhainy et retrace ainsi les témoignages des survivants. Contrairement à l’écrit, qui est un moyen de rapporter le réel en passant par une opération intellectuelle pouvant être modifiée, voulue ou non, avec la réalité.

L’écrit s’avère donc être subjectif. Un autre support est utilisé dans le monde de la presse, la photographie. Cet outil met de côté la négation du pouvoir soviétique, car elle entretient un rapport direct avec les réalités des faits en Ukraine. Gareth Jones l’utilise d’ailleurs lors de sa traversée du territoire ukrainien en printemps 1933, il rapporte alors plusieurs clichés tout comme le chimiste Alexander Wienerberger. Ce dernier a secrètement pris des clichés de l’Holodomor où l’on y voit principalement des cadavres dans les rues ainsi que les queues des habitants pour aller chercher du pain à Kharkiv (République Socialiste Ukrainienne).

Le camouflage de l’Holodomor par Walter Duranty  

Portrait de Walter Duranty

Cependant, l’objectif de Staline est de manipuler la presse étrangère. Pour cela, il arrive à obtenir la complicité de certains journalistes étrangers. Cela peut être illustré par le journaliste américain, correspondant  du New York Times à Moscou dans les années 30, Walter Duranty, minimisant sous pression soviétique et pour des intérêts individuels les traits de la famine ukrainienne. Il est à noter qu’il s’agit d’un média influent à l’international. En effet, Duranty avance qu’« il n’y a ni famine ni mort de faim, simplement une mortalité généralisée liée aux maladies dues à la malnutrition », cet euphémisme garantie ainsi l’étude de Cohen Yves, directeur des études à l’EHESS, parlant d’une « conspiration du silence » renforçant cette minimisation des faits. Ce correspondant du New York Times est souvent critiqué pour avoir minimisé l’Holodomor.

Bien que Walter Duranty soit la figure la plus emblématique de cette désinformation, d’autres personnalités occidentales ont également contribué à dissimuler ou à nier l’ampleur de cette famine. L’ancien président du Conseil français, Édouard Herriot, membre du Parti Radical Socialiste, ayant visité l’Ukraine en 1933 nie l’existence de la famine, déclarant ainsi que l’Ukraine est un « jardin en fleurs ». Ses déclarations renforcent alors la propagande soviétique tout  en discréditant les témoignages des survivants. Un autre journaliste américain et correspondant à Moscou pour The Nation, Louis Fischer, a souvent défendu les politiques soviétiques. Bien qu’il ait reconnu des difficultés alimentaires en URSS, il a minimisé leur gravité et rejeté l’idée d’une famine intentionnelle, non pas naturelle mais bien humaine. Enfin, le dramaturge irlandais George Bernard Shaw, après une visite en Union soviétique en 1931, à louer le régime stalinien et rejeter les critiques occidentales s’opposant à la famine. Ces personnalités, par leurs déclarations, influencent alors l’opinion publique internationale en masquant l’Holodomor.

Cependant, il n’y a pas de preuves directes et documentées indiquant que ces acteurs ont collaboré ou se sont concertés afin de promouvoir une réalité dans laquelle les gens ne mourraient pas de faim en URSS. Néanmoins, les principaux concernés se retrouvent liés aux cercles soviétiques et le contrôle des médias. En effet W. Duranty, comme d’autres journalistes occidentaux travaillant à Moscou, fréquentaient des cercles soviétiques strictement contrôlés par le régime. Par la politique stalinienne, le gouvernement fournissait un accès limité et soigneusement orchestré à l’information. De plus, les journalistes avaient des contacts avec des représentants étrangers lors de visites officielles en URSS, tel que Walter Duranty à Moscou durant la visite de Édouard Herriot. Dans le contexte du camouflage, W. Duranty a pu jouer un rôle dans l’organisation des récits à transmettre aux visiteurs étrangers, comme le faisait souvent le régime. Il est important de retenir que W. Duranty était un fervent partisan du régime soviétique. En effet, il pensait que les sacrifices faits par le peuple soviétique étaient nécessaires pour atteindre les objectifs de modernisation et d’industrialisation de Staline, c’est-à-dire les plans quinquennaux. De plus, Duranty avait un accès privilégié auprès de Staline, ce qui lui permettait de publier des articles exclusifs et de maintenir sa position de correspondant influent. En minimisant l’ampleur de la famine, il a contribué à préserver ses relations avec les autorités soviétiques et à protéger sa carrière. Finalement, pour l’époque, une telle désinformation avait un impact direct sur l’opinion publique. Une désinformation qui pèse donc son poids face au journaliste Gallois Gareth Jones.

Le débat entre les deux acteurs, avec le point de vue international

Article de Walter Duranty, le 31 mars 1933

Il s’agirait maintenant de les opposés. Gareth Jones afin de cristalliser ses observations les diffusent lors d’une conférence de presse le 30 mars 1933 où il déclare l’existence d’une grande famine en Union soviétique, « La famine étreint la Russie, des millions de gens meurent, l’inactivité augmente”. Cela est réfuté dès le lendemain par Walter Duranty affirmant, dans le New York Times, que « pour dire les choses brutalement : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs… Les conditions sont mauvaises, mais il n’y a pas de famine. ». L’article de Gareth Jones, dans le journal Le Times, dénonce les conditions de vie de la population locale. Ce dernier est en parfaite contradiction avec l’écrit de son opposant ayant comme nom principal « Les Russes ont faim, mais ne meurent pas de faim ». Ce titre est intéressant, il qualifie le peuple Ukrainien de Russes, bafouant totalement l’identité nationale ukrainienne. Ainsi il y a une réelle opposition dans la presse internationale entre diffusion, de ce que les Ukrainiens endurent et le camouflage, voire la censure de l’information qui est faite, face à la réalité.

Le monde international préfère ne pas se mêler de ce qui se passe en URSS. En 1933, le contexte est marqué par la Grande Dépression,  une crise économique mondiale depuis le krach de Wall Street en 1929. L’URSS, alors non connectée au commerce international, est un des pays qui est le moins touché, surtout après le début de ses plans quinquennaux depuis 1928.C’est en novembre 1933 que Franklin Delano Roosevelt reconnaît l’URSS. Il ne la reconnaît pas par les actions inhumaines circulant alors dans certains journaux, mais bien pour des objectifs commerciaux. C’est également pour cette raison, que l’Angleterre collabore avec l’URSS. Cependant il est important de constater une certaine évolution de la reconnaissance internationale aujourd’hui. En effet, environ 20 à 30 pays reconnaisses l’Holodomor comme génocide au XXIe siècle. Par exemple, pour illustrer les tendances historiographiques, c’est-à-dire la manière dont est faite l’Histoire et comment elle est racontée, l’historien Ray Gamache, auteur du livre Eyewitness to the Holodomor, autrement dit “Témoin oculaire de l’Holodomor”, qualifie cet événement comme une “privation de nourriture orchestrée”. Il n’utilise pas alors le terme de “famine”, laissant celui-ci dans la conception d’un ordre naturel (comme ce fut le cas en URSS entre 1920 et 1921), mais bien celui d’un ordre volontaire et humain.

Photo de la Fille aux épis, Musée national du mémorial aux victimes du Holodomor

L’Holodomor aujourd’hui

Le débat sur la reconnaissance du génocide de l’Holodomor est profondément ancré dans la dualité entre l’oubli et le souvenir, entre la répression et la libération de la parole. Les survivants ont porté la mémoire de cette tragédie à travers leurs témoignages oraux et écrits, souvent au péril de leurs vies. Sur le plan international, le contraste entre les journalistes qui ont révélé la vérité et ceux qui l’ont dissimulée montre que la reconnaissance de l’Holodomor a été et restera une lutte constante. La perception de cet événement, tant en Ukraine qu’en Russie, continue d’évoluer. Le XXIe siècle a vu une intensification des efforts, malgré les tensions géopolitiques actuelles, en faveur de l’enracinement de la famine dans la notion de génocide. Raphaël Lemkin, à la fin des années 40 pour définir la Shoah, théorise cela par l’extermination d’un peuple pour diverses raisons (ethniques, religieuses, culturelles). Selon Viktor Almqvist, attaché de presse pour le parlement européen, la résolution de cette institution vise à reconnaître, en 2022, l’Holodomor comme un génocide. Cela donne une réelle naissance d’une opposition face au négationnisme de la Russie. Au sein des députés européens se compte près 507 voix en faveur de ce concept ainsi que 12 opposants à cela. En effet, ce dernier rapporte que “Tout en condamnant le régime russe actuel pour avoir manipulé la mémoire historique pour sa propre survie, le Parlement demande à la Fédération de Russie, en tant que principal successeur de l’Union soviétique, de présenter des excuses pour ces crimes.”

Enzo Dauzats, Enzo Lagrange, Eva Lepagnol, Jeanne Molinier, Gabriel Lassevaine, Baptiste Bragato

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