L’évolution des témoignages de la Shoah

« ll ne faut jamais oublier, jamais banaliser. Témoigner est un devoir », Simone Veil.

La peur, selon Léon Placek, influence profondément nos perceptions et actions, notamment au sein de la communauté juive lorsqu’elle témoigne de la Shoah. Ce génocide, mené par l’Allemagne nazie de 1939 à 1945, a entraîné la mort de six millions de Juifs, dans des conditions inhumaines. Le terme « Shoah » désigne cette extermination systématique, le premier génocide industrialisé de l’Histoire. Après la guerre, la reconnaissance de cet événement a été marquée par des obstacles tels que le négationnisme et le silence des victimes.

Des déportés à Auschwitz , 1943
source : Mémorial de la Shoah

La mémoire de la Shoah est essentielle pour comprendre l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et se constitue comme une mémoire collective, une représentation partagée des événements par les individus d’une communauté. L’historien Vidal Beneyto définit cette mémoire comme un ensemble de représentations organisées autour d’un axe principal, donnant sens à l’histoire collective. Cette approche de la mémoire a évolué depuis les années 1980 avec l’émergence de l’histoire de la mémoire, influencée par Pierre Nora et son concept de « lieux de mémoire », des sites où la mémoire d’un événement se cristallise.

L’étude de la mémoire de la Shoah combine des approches quantitatives, englobant tous les Juifs, et qualitatives, en se concentrant sur des témoignages particuliers. Cela soulève la question : comment les témoignages de la Seconde Guerre mondiale, et notamment celui de Léon Placek, contribuent-ils à l’évolution de l’historiographie et de la mémoire collective, en apportant des perspectives et interprétations nouvelles au fil du temps ?

L’après-guerre et le traumatisme : les témoignages sont-ils audibles?

Ouvrage de Léon Placek
source : Livre de Poche, 2022

Léon Placek, né en Pologne, vit en France après que ses parents ont fui les pogroms. Pendant l’occupation, il porte l’étoile juive, mais ne subit pas directement d’antisémitisme. Cependant, il vit comme un exclu, avec des restrictions de liberté. En mai 1944, il et sa famille sont arrêtés et envoyés à Drancy avant d’être déportés à Bergen-Belsen. Les conditions de vie y sont extrêmement précaires, marquées par la faim, la maladie, et la déshumanisation. La mère de Léon meurt du typhus. En mai 1945, ils sont libérés, mais dans des conditions dramatiques, souffrant encore de privations avant d’être recueillis par la Croix-Rouge.

Après la guerre, il n’y a pas de suivi psychologique pour les survivants. Léon et son frère, encore traumatisés, ne parlent pas immédiatement de leur expérience. En 1945, la joie de la libération les empêche de partager leurs souffrances, et ils sentent qu’ils gênent ceux qui ne sont pas prêts à les entendre. Ils restent silencieux jusqu’en 1980. Pour Léon, la guerre n’a pas été un traumatisme, mais un souvenir, bien que l’absence de suivi psychologique ait empêché un véritable deuil.

Source : Radio France, 1978
Primo Levi

Primo Levi, écrivain et chimiste italien, est déporté à Auschwitz en 1944 et survit grâce à son travail dans une usine proche du camp. Son ouvrage Si c’est un homme (1947) est l’un des premiers témoignages poignants sur la vie dans les camps de concentration, abordant la déshumanisation systématique des Juifs par les nazis. Son témoignage a eu un impact majeur, canonisant la parole des survivants.

Chaque survivant réagit différemment au génocide. Certains témoignent, d’autres préfèrent se taire, tandis que d’autres encore diffusent abondamment leur expérience. Selon l’historienne Nadine Fresco, aucun juif n’a été interrogé immédiatement après la guerre. Les enfants ont souvent une vision partielle des souffrances de leurs parents. Toutefois, des témoignages importants émergent, comme celui de Primo Levi, qui, dans Si c’est un homme (1947), est l’un des premiers à aborder publiquement la Shoah de manière détaillée.

Les années 50-60 : entre liberté de parole et négationnisme

Cependant, cette parole est rapidement confrontée au négationnisme, notamment à travers les théories d’Ulysse de Rassinier.

Le négationnisme consiste à nier la réalité et l’horreur de la Shoah, avançant des théories telles que celle selon laquelle les Juifs auraient inventé le génocide pour culpabiliser les Occidentaux et créer Israël. Pierre Vidal-Naquet souligne que les nazis ont effacé les preuves de leurs crimes, utilisant des langages codés et détruisant les installations criminelles. Le négationnisme se répand principalement dans les pays d’extrême droite, mais aussi en Europe de l’Est et au Moyen-Orient, où certains nient ou minimisent le génocide juif pour des raisons politiques.

Le mythe du silence

Dans les années 1940-1950, les témoignages des survivants sont mal reçus, souvent réduits au silence ou ignorés par la société. François Azouni souligne que les mentalités ont évolué depuis cette époque. Dans les années 1980-90, la Shoah devient un sujet largement traité dans les médias et la culture, avec des films comme Shoah de Lanzmann et des discours politiques comme celui de Jacques Chirac en 1995. Les années 40-50 ont vu une diffusion limitée de l’histoire, bien que la presse et la littérature aient déjà abordé le sujet. Ce n’est qu’après les années 80 que les survivants et historiens prennent pleinement la parole, contribuant à la construction d’une historiographie plus complète et à une reconnaissance accrue de la Shoah.

Les années 80-90 à nos jours : un tournant important dans l’historiographie de la mémoire collective de la Shoah

La révision des procès et la reconnaissance des victimes

Après la Seconde Guerre mondiale, les procès de criminels de guerre nazis deviennent essentiels pour établir la responsabilité des atrocités et reconnaître les victimes. Le procès de Nuremberg en 1945-46 est un moment clé, où plusieurs dirigeants nazis sont jugés et condamnés. D’autres procès, comme celui de Rudolf Höss en Pologne, permettent de faire justice aux victimes. En 1961, le procès d’Adolf Eichmann, organisateur principal de la déportation des Juifs, marque un tournant dans la mémoire du génocide, notamment en Israël et en Occident. Ce procès ouvre la voie à une reconnaissance publique de la Shoah et de ses victimes, et introduit les témoignages dans la perspective judiciaire, comme le souligne Annette Wieviorka dans L’ère du témoin.

Les enjeux mémoriaux

Mémorial de la Shoah à Paris, dans le quartier du Marais. C’est une institution de référence pour la Shoah en Europe
source : Chemins de la Mémoire, 2023

Les années 80-90 marquent un changement radical dans la transmission de la mémoire de la Shoah. La parole des témoins, longtemps restée silencieuse, est désormais libérée, devenant un élément central de la mémoire collective. La Shoah devient un enjeu éducatif majeur, transmis à travers les écoles, musées, commémorations et films. Le cinéma joue un rôle crucial dans cette transmission, avec des œuvres comme Holocauste (1979), Shoah de Claude Lanzmann (1985), et La Liste de Schindler (1993), qui mettent en lumière l’horreur vécue par les Juifs. Ces récits de vie deviennent essentiels pour préserver la mémoire de la Shoah. Le travail de mémoire se renforce avec des prises de parole politiques, comme celle de Jacques Chirac en 1995, qui reconnaît pour la première fois la responsabilité de l’État français dans la persécution des Juifs.

De nos jours

Léon Placek
source : le Parisien, 2022

Aujourd’hui, les témoignages continuent d’apporter de nouvelles perspectives, comme celui de Léon Placek en 2022. Les sources sur la Shoah se multiplient grâce à la médiatisation et à la diffusion rapide via les réseaux sociaux et Internet, permettant à un large public de prendre conscience de cet événement. La commémoration de la Shoah devient un acte global, essentiel à la mémoire collective. La lutte contre l’oubli et le négationnisme est plus que jamais un impératif, car la mémoire de la Shoah est aujourd’hui solidement ancrée dans la conscience collective mondiale.

Léon Placek, témoin de l’horreur de Bergen-Belsen, témoigne de son expérience sans être traumatisé, contrairement à Primo Levi, premier survivant à s’exprimer sur la Shoah. Cela reflète l’évolution de l’acceptation de la parole juive au fil des décennies. Après la guerre, la parole juive a été souvent ignorée, avec des phénomènes de négationnisme et de révisionnisme. Cependant, les années 1980-90 marquent un tournant dans l’historiographie de la Shoah, avec une prise de parole accrue des survivants. La mémoire devient un enjeu central, visant à transmettre l’histoire aux générations futures et à lutter contre l’oubli des atrocités du conflit.

Pour plus de renseignements, veuillez consulter notre bibliographie

Conquet Leya, Coustilleres Melie