Il convient de préciser le rôle fondamental des mythes dans la construction de l’identité civique athénienne. À l’époque classique, Athènes se distingue par sa capacité à mobiliser ses récits fondateurs pour façonner une identité collective unique et structurer sa vie politique et sociale. Les mythes fondateurs athéniens, loin d’être de simples récits légendaires, constituent des outils essentiels de cohésion sociale et de légitimation politique. Le mythe de Thésée, unificateur de l’Attique, ou celui de la dispute entre Athéna et Poséidon pour la protection de la cité, ne sont pas que des histoires transmises de génération en génération : ils sont le socle sur lequel s’est bâtie l’identité civique athénienne. Ces récits mythologiques jouent un rôle crucial dans l’organisation de la cité, de ses institutions et de ses pratiques religieuses. Ils établissent un lien indissoluble entre le sacré et le politique, donnant aux institutions démocratiques une légitimité divine tout en renforçant la cohésion du corps civique. Les grands festivals religieux, comme les Panathénées, deviennent ainsi des moments privilégiés d’expression et de réaffirmation de cette identité collective. Dans ce contexte, il convient de s’interroger : Comment les mythes fondateurs ont-ils contribué à forger et à maintenir l’identité civique athénienne ? Dans quelle mesure ces récits ancestraux ont-ils structuré non seulement la vie religieuse, mais aussi l’organisation politique et sociale de la cité ?
Pour répondre à ces questions, nous examinerons d’abord dans cet article le rôle central des mythes fondateurs dans la construction de l’identité collective athénienne, puis nous analyserons leur fonction dans la légitimation des institutions politiques, avant d’explorer leur impact sur l’organisation sociale de la cité.

I – Les Mythes Fondateurs comme Socle de l’Identité Collective Athénienne
Le Mythe de Thésée et l’Unification de l’Attique :
Le mythe de Thésée occupe une place centrale dans la construction de l’identité civique athénienne. Ce récit fondateur, qui relate l’unification des différents dèmes de l’Attique sous l’autorité d’Athènes, constitue le fondement idéologique du synœcisme athénien. Selon la tradition, Thésée aurait rassemblé les communautés dispersées de l’Attique pour créer une entité politique unifiée, établissant ainsi les bases de la future démocratie athénienne.
Cette unification mythique, loin d’être une simple légende, trouve son expression concrète dans l’organisation politique et sociale de la cité. Les Athéniens célèbrent ce moment fondateur à travers les Synoikia, une fête qui commémore l’unification de l’Attique et réaffirme l’unité du corps civique. Le mythe de Thésée devient ainsi un véritable outil de cohésion sociale, rappelant aux citoyens leur origine commune et leur appartenance à une même communauté politique.
La Protection Divine d’Athéna : Fondement de l’Identité Civique :
Le mythe de la dispute entre Athéna et Poséidon pour la protection de la cité constitue un autre pilier fondamental de l’identité athénienne. Selon ce récit, Athéna l’emporte en offrant l’olivier à la cité, symbole de paix, de prospérité et de sagesse. Cette victoire mythique de la déesse établit un lien indissoluble entre la cité et sa protectrice divine, dont elle porte le nom.
Ce patronage divin se matérialise dans le paysage urbain par la construction de l’Acropole, centre religieux de la cité, dominé par le Parthénon dédié à Athéna. La présence de la déesse dans l’iconographie officielle, notamment sur les monnaies athéniennes où figure la chouette chevêche d’Athéna, témoigne de l’importance de ce lien sacré dans la définition de l’identité civique.

Les Rituels Collectifs comme Expression de l’Unité Civique :
Les grands festivals religieux, particulièrement les Panathénées, jouent un rôle crucial dans l’expression et le renforcement de l’identité collective athénienne. Cette fête majeure du calendrier athénien, célébrée en l’honneur d’Athéna, rassemble l’ensemble du corps civique dans une démonstration d’unité et de piété collective.
La grande procession panathénaïque, immortalisée sur la frise du Parthénon, met en scène la participation de toutes les composantes de la société athénienne : citoyens, métèques, femmes et jeunes gens. Cette représentation ordonnée de la communauté civique, où chacun occupe une place définie selon son statut, permet de réaffirmer périodiquement l’ordre social et politique de la cité.
Le péplos, ce vêtement tissé par les jeunes filles athéniennes et offert à la statue d’Athéna lors des Grandes Panathénées, symbolise le renouvellement du lien entre la cité et sa déesse protectrice. Ce rituel, qui mobilise différentes catégories de la population dans un effort commun, illustre parfaitement comment les pratiques religieuses contribuent à forger une identité collective partagée.

Ainsi, les mythes fondateurs athéniens, loin d’être de simples récits du passé, constituent des éléments actifs dans la construction et le maintien de l’identité civique. À travers les célébrations rituelles et les institutions qu’ils légitiment, ces mythes fournissent un cadre de référence commun qui permet aux Athéniens de se reconnaître comme membres d’une même communauté politique et religieuse.
II- Les Mythes Fondateurs comme Instruments de Légitimation Politique
La Sacralisation des Espaces Politiques :
L’espace politique athénien tire sa légitimité des mythes fondateurs qui sanctifient les lieux de pouvoir. L’agora, cœur de la vie politique athénienne, est ainsi encadrée par des sanctuaires et des monuments qui rappellent constamment le lien entre le politique et le sacré. Le Bouleutérion, siège du Conseil des Cinq-Cents, s’ouvre traditionnellement par des sacrifices aux dieux, tandis que l’autel des Douze Dieux sert de point de référence central dans l’organisation de l’espace civique.
La Pnyx, lieu de réunion de l’Assemblée du peuple, illustre particulièrement bien cette fusion entre sacré et politique. Son emplacement, choisi selon la tradition pour sa proximité avec l’Acropole, permet aux citoyens de délibérer sous le regard protecteur d’Athéna. Les séances de l’Ecclésia débutent systématiquement par des rituels religieux, notamment la purification de l’espace par le sang d’un porcelet et une prière aux dieux, soulignant ainsi que l’exercice du pouvoir politique s’inscrit dans un cadre sacré.
La Légitimation des Institutions Démocratiques :
Les institutions démocratiques athéniennes puisent leur légitimité dans les mythes fondateurs. La réforme de Clisthène, qui établit les bases de la démocratie athénienne, s’appuie explicitement sur le mythe de Thésée et sur l’idéal d’unification qu’il représente. La division de la cité en dèmes et en tribus, loin d’être une simple réorganisation administrative, s’inscrit dans une continuité mythologique qui lui confère une autorité particulière.
Les tribunaux eux-mêmes, notamment l’Aréopage, fondent leur autorité sur des récits mythiques. Selon la tradition, ce tribunal aurait été établi par Athéna elle-même pour juger Oreste, créant ainsi un précédent divin pour la justice athénienne. Cette origine mythique confère aux décisions judiciaires une légitimité qui dépasse le simple cadre légal pour s’inscrire dans un ordre cosmique garanti par les dieux.
Le Théâtre comme Espace de Réflexion Politique :
Le théâtre athénien, particulièrement la tragédie, joue un rôle essentiel dans la réflexion sur le pouvoir politique à travers la réinterprétation des mythes fondateurs. Les représentations théâtrales, qui ont lieu lors des Grandes Dionysies, constituent un moment privilégié où la cité se pense elle-même à travers le prisme des récits mythologiques.
Les tragédies d’Eschyle, notamment l’Orestie, mettent en scène la transformation des institutions judiciaires et politiques, montrant comment la justice divine des Érinyes cède la place à la justice civique de l’Aréopage. Ces représentations permettent aux citoyens de comprendre et d’accepter les évolutions institutionnelles en les inscrivant dans une continuité mythologique qui leur donne sens.
De même, les pièces de Sophocle, comme Antigone, utilisent le cadre mythologique pour explorer les tensions entre loi divine et loi humaine, entre autorité politique et conscience individuelle. Ces questionnements, présentés dans le contexte des mythes ancestraux, permettent à la communauté civique de réfléchir sur les fondements de son organisation politique.

Ainsi, les mythes fondateurs ne servent pas uniquement à légitimer les institutions existantes, mais fournissent également un cadre conceptuel permettant de penser et d’accompagner les évolutions politiques de la cité. Ils constituent un outil essentiel de réflexion et de légitimation qui permet à la démocratie athénienne de se développer tout en maintenant un lien fort avec ses traditions religieuses.
III- L’Organisation Sociale à travers le Prisme des Mythes Fondateurs
La Structuration des Rôles Sociaux par les Rituels :
Les mythes fondateurs athéniens jouent un rôle déterminant dans l’organisation et la hiérarchisation de la société à travers les rituels qu’ils inspirent. Les Panathénées, festival majeur en l’honneur d’Athéna, illustrent parfaitement cette fonction sociale des mythes. La procession panathénaïque met en scène une représentation ordonnée de la société athénienne, où chaque groupe occupe une place spécifique selon son statut.
Les jeunes filles des familles aristocratiques, les canéphores, portent les corbeilles sacrées contenant les objets rituels, marquant ainsi leur transition vers l’âge adulte et leur futur rôle d’épouses de citoyens. Les éphèbes, jeunes hommes en formation militaire, participent aux concours athlétiques, démontrant leur préparation à leurs futures responsabilités civiques. Cette organisation rituelle, inspirée des mythes fondateurs, contribue à maintenir et à légitimer l’ordre social établi.
La Définition des Frontières Civiques :
Les mythes fondateurs servent également à définir et justifier les frontières de la communauté civique athénienne. Le mythe de l’autochtonie, selon lequel les Athéniens seraient nés directement du sol de l’Attique, légitime la distinction entre citoyens et non-citoyens. Cette notion d’origine divine et terrienne justifie les restrictions de la citoyenneté et renforce le sentiment d’appartenance exclusive à la communauté politique.
Les métèques, étrangers résidant à Athènes, bien qu’intégrés à la vie économique de la cité, se voient attribuer des rôles subalternes dans les cérémonies religieuses, reflétant leur statut politique inférieur. Lors des Panathénées, ils portent les objets les plus lourds et marchent en fin de procession, une position qui matérialise rituellement leur place dans la hiérarchie sociale athénienne.
La Transmission des Valeurs Civiques :
Les mythes fondateurs constituent un vecteur essentiel de transmission des valeurs civiques athéniennes. L’éducation des jeunes citoyens s’appuie largement sur ces récits qui véhiculent les idéaux de courage, de justice et de piété. Le mythe de Thésée, par exemple, incarne les vertus du bon citoyen : le courage physique, la sagesse politique et le dévouement à la cité.
Cette transmission s’effectue notamment à travers les représentations théâtrales et les festivals religieux, où les mythes sont régulièrement réactualisés et réinterprétés. Les jeunes Athéniens apprennent ainsi à se comporter en citoyens responsables en s’identifiant aux héros mythiques qui incarnent les valeurs de leur cité.
Les choeurs tragiques, composés de jeunes citoyens, participent activement à cette transmission en incarnant les voix de la sagesse collective et en rappelant les leçons morales issues des mythes. Cette participation active aux représentations théâtrales permet aux jeunes générations d’intérioriser les normes et les valeurs de leur communauté.
Ainsi, les mythes fondateurs athéniens ne se contentent pas de raconter le passé : ils structurent activement la société en définissant les rôles, les statuts et les valeurs qui organisent la vie collective. À travers les rituels qu’ils inspirent et les enseignements qu’ils transmettent, ces mythes contribuent à maintenir la cohésion sociale et à perpétuer l’ordre civique athénien.
Au terme de cette analyse, il apparaît clairement que les mythes fondateurs ont joué un rôle fondamental dans la construction et le maintien de l’identité civique athénienne. Loin d’être de simples récits légendaires, ils ont constitué de véritables piliers de l’organisation politique, sociale et religieuse de la cité.
Le mythe de Thésée et celui de la protection divine d’Athéna ont fourni le socle idéologique sur lequel s’est bâtie l’identité collective athénienne. Ces récits fondateurs, constamment réactualisés à travers les rituels et les célébrations publiques, ont permis aux Athéniens de se reconnaître comme membres d’une même communauté politique et religieuse. Les Panathénées, en particulier, ont incarné cette fusion entre le sacré et le politique, offrant un cadre ritualisé où la cité pouvait périodiquement réaffirmer son unité et sa cohésion.
La légitimation des institutions démocratiques s’est également appuyée sur ces mythes fondateurs. De l’Assemblée aux tribunaux, en passant par le théâtre, les espaces politiques athéniens ont tiré leur autorité d’une sacralisation ancrée dans les récits mythologiques. Cette dimension sacrée a contribué à renforcer l’adhésion des citoyens aux institutions de leur cité, tout en fournissant un cadre conceptuel permettant de penser les évolutions politiques.
L’organisation sociale elle-même s’est structurée autour de ces mythes, qui ont défini les rôles, les statuts et les valeurs de la communauté civique. À travers les rituels et les cérémonies qu’ils ont inspirés, ces récits ont contribué à maintenir l’ordre social tout en assurant la transmission des valeurs civiques aux nouvelles générations.
Ainsi, l’exemple athénien illustre comment une cité grecque a su mobiliser ses mythes fondateurs pour construire une identité civique forte et durable. Cette capacité à fusionner le religieux et le politique, le mythologique et l’institutionnel, constitue l’une des caractéristiques les plus remarquables de la civilisation athénienne classique.
Cette étude nous invite également à réfléchir sur le rôle des récits fondateurs dans la construction des identités collectives. Si les modalités ont changé, la question de la transmission des valeurs civiques et de la cohésion sociale reste d’une étonnante actualité dans nos sociétés contemporaines.
Blettery Julie
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