Les troubadours et la culture populaire un savant mélange
Les troubadours sont très présents dans notre imaginaire et influencent grandement la culture populaire en nous donnant une certaine image de ces derniers. On peut prendre exemple du style troubadour qui influence grandement la peinture européenne au XIXᵉ siècle (avec la peinture ci-dessous). Elle montre à cette culture populaire une image des troubadours romantiques en train, souvent, de faire la cour, ce qui est une vision assez idéalisée et peu véridique historiquement. Même s’il est vrai que les troubadours parlent d’amour dans leurs poèmes et de séduction envers les dames. Mais il y a un grand écart entre les troubadours du XIᵉ au XIIIᵉ siècle (qui sont les siècles de l’âge d’or de l’art du troba) et leurs descendants présumés du XXIᵉ siècle : on pense en premier lieu à Francis Cabrel.
Il est impératif, avant d’aller plus loin et d’expliquer ce qu’on entend par une histoire poétique et genrée, de casser le mythe autour de la figure des troubadours. Tout d’abord, les troubadours ne parlent pas que d’amour dans leurs poèmes, même si le thème de l’amour a une place centrale dans leurs textes. Ils peuvent parler de politique, de religion… (Ce thème sera plus longuement développé).
Il n’existe pas un type de troubadour, car le maître mot de leur art est la diversité. Il existe autant de types de troba qu’il y a de troubadours ; chaque troubadour a un style qui lui est propre. Le point commun que partagent les troubadours, c’est qu’ils chantent en langue d’oc (parlée dans la moitié sud), sinon ce sont des trouvères, qui sont des chanteurs en langue d’oïl (parlée dans la moitié nord). Il est compliqué de donner une définition simple des troubadours, mais un troubadour serait un poète qui écrit en langue d’oc et chante souvent ses poèmes. Il existe aussi des trobairitz, qui sont des femmes, car l’art du troba n’est pas seulement un art masculin, même si les femmes sont minoritaires dans cet art. L’âge d’or de l’art du troba se situe entre le XIᵉ et le XIIIᵉ siècle.
Les troubadours proviennent de milieux sociaux très divers. Mais attention, ce ne sont pas des mendiants qui ne vivent que d’amour et d’eau fraîche !!! Ils peuvent être grands seigneurs (comme Guillaume IX, connu comme le prince des troubadours, que l’on verra par la suite) ou proches de l’Église (comme Marcabru, un troubadour proche de l’Église). Mais il est impératif de garder en tête que l’art des troubadours est un art de l’élite, car l’art du troba est un art élaboré et très codifié, destiné à une élite. On peut prendre exemple du « fin’amor » (l’amour courtois), qui est un amour codifié par les troubadours et destiné à l’élite. Le paysan du XIᵉ au XIIIᵉ siècle ne peut comprendre cet art raffiné qui ne le touche pas.

Photo de Francis Cabrel l’héritier présumé de l’art du troba
Les troubadours une nouvelle histoire palpitante
Nous avons décidé, pour le plaisir du lecteur et le nôtre, de traiter les troubadours sous un autre angle que celui de l’histoire habituelle. Nous proposons, en nous inspirant des travaux de l’historien Michel Zink, de faire une histoire poétique des troubadours.

On entend par histoire poétique des troubadours le fait de raconter l’histoire des troubadours en se basant sur ce que leurs poèmes nous racontent. Car on ne connaît les troubadours principalement que grâce à leurs poèmes, qui sont compilés dans des chansonniers. Dans ces chansonniers, on trouve des vidas et des razos (sortes de biographies et de commentaires) qui nous renseignent sur la vie et l’origine sociale de ces derniers.
Comme le dit si bien Michel Zink : « Les vidas, ce n’est pas le portrait d’un homme, mais l’esprit d’une œuvre poétique. »

La poésie des troubadours nous informe aussi sur les rapports hommes-femmes dans le domaine de la séduction et sur les cadres sociaux de l’époque. En d’autres termes, cet art nous permet d’avoir une autre vision de la société médiévale, ce qui permet d’élargir la compréhension de cette dernière. La poésie des troubadours montre aussi une tension lancinante qui s’empare de la société médiévale, à savoir le rapport entre le profane et le sacré.
Il est vrai que certaines vidas sont très postérieures aux troubadours eux-mêmes, mais le plus important n’est pas de savoir si elles sont vraies ou fausses, mais de savoir ce qu’elles disent de la société et des mœurs de cette dernière.
Comme dit Michel Zink : « Étudier la poésie des troubadours, c’est triompher en acceptant d’être dupe. »
Les Troubadours et la poésie fut
Description de la poétique des troubadours
La poétique des troubadours apparaît autour des XIe et XIIIe siècles, dans le Languedoc. Elle se distingue par son raffinement et ses thèmes amoureux. C’est avant tout une poésie de cour. Le fin’ amor ou l’amour courtois occupe une place importante dans la poésie des troubadours. Il est très souvent idéalisé, car il est porté envers une dame incarnant la perfection, un idéal vers lequel le troubadour doit tendre, mais un idéal souvent inaccessible. La quête de cet amour et de la dame élève l’âme des troubadours qui doivent s’y soumettre entièrement. Cet amour est cependant très codifié, car il faut garder une certaine forme de fidélité à la dame que l’on courtise. En outre, pour maintenir la flamme de cet amour, les troubadours doivent préserver le désir qu’ils éprouvent pour la dame.

Cet amour pour la dame n’est pas fixe, c’est un amour qui se projette. On le théorise sous le nom d’amour de loin. Il y a souvent cette notion de mouvement, comme une sorte de voyage perpétuel vers cet amour que le troubadour ne va presque jamais consommer charnellement. Finalement, le troubadour vit de désir, et ne pas consommer l’amour lui permet d’écrire des poèmes avec plus d’intensité. On pourrait comparer cet amour de loin à un amour adolescent, assez exalté et un peu naïf dans un sens, même si, attention, cette poésie est très codifiée. On peut prendre l’exemple des poèmes de Jaufré Rudel (troubadour du XIIe siècle), qui est un troubadour tombé amoureux d’une princesse sans jamais l’avoir vue, et après un long voyage jusqu’en Terre Sainte, il meurt dans les bras de sa belle, selon sa vida légendaire. Ce troubadour est le premier à théoriser cet amour de loin.
On peut prendre pour exemple des extraits de ses poèmes, traduits de l’occitan.
Ja mais d’amor no.m jauzirai
Si no.m jau d’est’amor de lonh
Jamais d’amour je n’aurai joie
Si je n’ai joie de cet amour de loin
ou encore
Que Dieu, qui fit tout ce qui va et vient et qui créa cet amour de loin,
Me donne le pouvoir, car j’en ai le désir,
De voir cet amour de loin,
Pour de vrai, de façon si plaisante que la chambre et le jardin soient pour toujours un palais!
Il dit vrai, celui qui m’appelle avide et désireux d’amour de loin, car nulle autre joie ne me plaît tant que la jouissance de l’amour de loin. Mais ce que je veux m’est refusé, car mon parrain m’a jeté ce sort, d’aimer et de n’être pas aimé.

On trouve plusieurs grandes catégories de troba au cours de l’histoire des troubadours. Citons le sirventes, critique satirique des puissants ou de la société, de Guillaume IX, le prince des troubadours qui le popularise ; le tenso d’Arnaut Daniel, un type de troba où s’instaure un débat entre plusieurs troubadours qui vont discuter de galanterie. Il y a aussi la pastourelle, popularisée par Marcabru, qui raconte la rencontre entre une bergère et un troubadour ou un chevalier ; les pastourelles sont souvent satiriques.
Exemple de poésie satirique de Guillaume IX, qui peut aussi nous interroger sur les maladies sexuellement transmissibles à cette époque, et montre que l’art du troba peut être vraiment cru (assez direct).
Traduit de l’occitan
Tant las fotei com auziretz :cent e qatre vint et ueit vetz,Q’a pauc no.i romped mos correttz
E mos arnes;E no.us pues dir lo malaveg tan gran m’en pres
Ecoutez combien de fois je les ai foutues: cent quatre-vingt-huit fois, A presque m’y rompre les sangles et le harnais.
Et je ne peux vous dire la grosse maladie que j’ai attrapée!

La poésie des troubadours une fenêtre sur la société médiévale
L’art des troubadours donne une place centrale à la femme, objet de désir, on l’a vu, mais aussi objet de craintes. Elle est une muse qui inspire le troubadour, même si elle est passive très souvent dans la poétique des troubadours. Elle est tout de même actrice dans cette poésie, car elle peut refuser les avances d’un troubadour ou même parfois tout simplement partir. La poésie de l’art du troba est bien souvent une poésie du consentement.
La femme, dans cette poésie, est décrite et idéalisée, ce qui nous renseigne sur les critères de beauté médiévaux et les rapports homme-femme voulus par une certaine élite. Cependant, elle est aussi parfois cruelle et peut plonger le troubadour dans une grande souffrance. Aliénor d’Aquitaine, petite-fille de Guillaume IX, est la muse des troubadours. C’est aussi une trobairitz qui a écrit de nombreux poèmes (on en parlera par la suite).
Il est impossible de se plonger dans le M.O. sans être immergé dans le christianisme, car la poésie des troubadours, ainsi que toute la société médiévale, est très proche de la religion chrétienne. La poésie des troubadours est habitée par une inquiétude autant de l’amour que du salut. Il faut être soumis à un amour conforme à la loi divine. Il n’existe, on l’aura compris, pas vraiment de littérature détachée complètement de l’Église.
Mais la poésie des troubadours est la première littérature en langue profane qui sort un petit peu de l’Église. Il existe tout de même un fort lien entre le sacré et l’art des troubadours. On peut prendre exemple de Marcabru, qui est un troubadour qui développe comme style d’écriture le trobaclus, qui est un art du troba plus austère et plus proche de l’Église. Marcabru devient même, par la suite, moine en entrant dans les ordres et en se coupant du monde totalement.

La figure d’Aliénor d’Aquitaine entre Mécénat et trobairitz
L’art des troubadours s’est répandu à travers la région occitane, mais aussi sur l’ensemble du territoire français, allant même jusqu’à s’étendre au nord de l’Espagne et de l’Italie. Ce développement est notamment dû à des personnalités influentes qui ont contribué à diffuser et à accentuer cet art au-delà des frontières françaises. La présence des troubadours s’est renforcée à partir du XIᵉ siècle, grâce à l’action de diverses figures importantes impliquées dans l’essor de ce mouvement. Bien que la majorité de ces personnalités aient été des hommes, initiateurs ou promoteurs de cette philosophie de pensée, certaines femmes, jouissant d’une grande renommée et d’une position sociale élevée, ont également joué un rôle essentiel dans le développement et la diffusion de cette culture. Celle-ci est centrale dans la construction de la notion d’amour, notamment de l’amour courtois.
Aliénor d’Aquitaine est née vers 1122 et est décédée en 1204. Elle est l’une des figures les plus marquantes du Moyen Âge, à la fois en tant que femme de pouvoir et en tant que mécène influente. Aliénor est l’héritière du duché d’Aquitaine qui, durant la période médiévale, est un lieu fort du développement artistique et de cette culture des troubadours. Le grand-père d’Aliénor n’est autre que Guillaume IX, dit “le Troubadour”, une des personnalités les plus influentes qui est à l’origine de la naissance de cette culture des troubadours, avec notamment cet amour chevaleresque qui la caractérise. Aliénor, en tant que duchesse d’Aquitaine, était au cœur de cette culture. Elle a patronné ces poètes et musiciens, favorisant leur essor et leur développement..

Les troubadours ont besoin d’un mécène protecteur pour se financer et vont de cour en cour pour trouver un puissant qui les protégera. Aliénor a permis le développement de cette culture en protégeant les troubadours et en animant une cour brillante dans le duché d’Aquitaine.

Les trobairitz interprètent des chants, de la poésie dans les cours des seigneurs et principalement dans les cours occitanes. Les trobairitz abordent des thèmes relativement semblables à ceux des troubadours, parlant notamment de l’amour courtois où la femme est souvent considérée comme l’idéal à atteindre mais inaccessible. Aliénor d’Aquitaine est une figure dans ce mouvement des trobairitz, étant une femme de pouvoir avec une influence relativement importante. Bien qu’elle soit principalement connue pour son rôle de mécène envers les troubadours et de protectrice des arts, elle a joué un rôle dans le développement de cette culture unique symbolisée par des chants et la poésie.

Allégorie de la Musique ( d’inspiration d’une trobairitz) dans le manuscrit Echecs amoureux, v. 1497 tiré du site web du château d’Ussel
Les trobairitz étaient des musiciennes pouvant notamment performer dans les cours seigneuriales dans la région occitane. En tant que femmes, leur vision du monde médiéval diffère vis-à-vis des hommes qui, durant cette époque, avaient des droits et des situations bien supérieurs aux femmes. En effet, certaines trobairitz mettent en avant dans leurs poésies et/ou chants le thème de la dignité féminine qui avait pour objectif de mettre en avant les revendications concernant l’honneur et le respect envers les femmes en défendant une vision indépendante de l’amour. Les trobairitz utilisent leur condition en tant que femmes pour dénoncer certaines conditions vis-à-vis de la société médiévale, malgré le fait que la plupart des œuvres des trobairitz soient oubliées dans le temps. Elles laissent un héritage et un témoignage important de la place de la femme dans la société médiévale.
On peut prendre pour exemple les chansons de Castelloza, une trobairitz du XIIIe siècle, qui parle de passions qui rentrent en tension avec la morale religieuse. Voici un extrait de l’un de ses poèmes.
Désormais de chanter, je ne devrais plus avoir envie,
Car plus je chante
Et pis il en va de mon amour
Puisque plaintes et pleurs
Font en moi leur séjour;
Car en un mauvais service
J’ai engagé mon cœur et moi-même
Et si, à bref délai, il ne me retient près de lui,
J’ai fait trop longue attente.

La Tornada de fin
La tornada est ce qu’il conclut les poèmes des troubadours. Nous vous proposons donc de terminer ce blog par une sorte de tornada qui va faire guise de conclusion.
Troubadour vient du latin truparer qui veut dire « trouver », ce qui donne par la suite troba dans la partie occitane. Cette étymologie montre que la poésie des troubadours est une poésie de la recherche de l’autre, du bonheur, de l’équilibre, etc. C’est une poésie universelle car finalement on est tous à la recherche de quelqu’un, de l’amour ou d’une plus grande connaissance des troubadours en lisant cette page de blog de grande qualité (du moins je l’espère).
C’est une poésie, il est vrai, qui peut paraître lointaine, donc compliquée, mais si on prend le temps de l’écouter et de la comprendre, on se rend compte que c’est une poésie de la modernité. Elle remet en doute cette croyance que la période médiévale est une période sombre et sans intérêt. Elle soulève de nombreux enjeux de nos sociétés modernes tels que le consentement, la recherche de soi, le voyage, la solitude, la religion, etc. Avant même d’essayer de la comprendre, il faut vivre cette poésie.
On espère que cette lecture ne vous a pas trop ennuyé d’abord, et si c’est le cas, on s’en excuse… On a voulu avec cette histoire poétique montrer que l’art du troba est finalement très moderne. On a certainement oublié de traiter de nombreuses choses, mais on espère avoir aiguisé la curiosité du lecteur autour de l’art du troba. On laisse le mot de la fin à Michel Zink :
« Comment la poésie peut-elle ressembler à l’amour ? En étant, comme lui, tourmentée, déchirée, contradictoire, à la fois douce et âpre. »
Merci de votre lecture
Pour aller plus loin
Troubadours et trouvères, les chants de l’amour courtois
Publié le mardi 24 novembre 2020
Podcast disponible sur France Culture: lien https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-cours-de-l-histoire/troubadours-et-trouveres-les-chants-de-l-amour-courtois-7696257
petite bibliographie indicative:
Ouvrage les plus importants pour creuser ce blog
MARKALE Jean , La vie, la légende, l’influence d’Aliénor, comtesse de Poitou, duchesse d’Aquitaine, reine de France, puis d’Angleterre, dame des troubadours et des bardes bretons, éditions Brochet, 1973, 242 p
VERDON Jean, L’Amour au Moyen Âge, édition Perrin, 2024, 288p
ZINK Michel, Les troubadours une histoire poétique, édition Tempus, 2017, 372p
ZINK Michel, Poésie et conversion au Moyen âge, 2003, 352p, page 41 à page 77
Autres pistes d’approfondissement:
DANIEL Arnaut, Fin’ amor et folie du verbe, trad.de l’occitan par Bec Pierre, édition Fédérop, 2012, [XII], 156p
GONFROY Gérard, Les Troubadours Limousins, édition Le Geste, 2022, 331 p
HUCHET Jean Claude, Nouvelles occitanes du moyen âge, Édition Flammarion, 1999, 286 p
LAZZERINI Lucia, Les Troubadours et la sagesse, trad.de l’italien par Carrefour Ventadour, édition Carrefour Ventadour, 2014, 422p
LEMAITRE, Jean-Loup; Vielliard, Françoise; Gousset, Marie-Thérèse; Laffitte,
Marie-Pierre, Portraits de Troubadours, édition Musée du Pays d’Ussel et Centre Trobar, 2006, 198 p
LE VOT Gérard, Vocabulaire de la Musique Médiévale, édition Minerve, 1993, 222 p
LOMENEC, Gérard, Troubadours, trouvères et jongleurs, Édition ouest France, 2013, 128p
MACE Laurent, Petite histoire des troubadours, édition Cairn, 2022,192 p
NELLI René, L’érotique des troubadours, Edition Privat, 2015, 428p
PAUL, Jacques, Histoire intellectuelle de l’Occident Médiéval, Paris, Armand Colin, 2019,432p, page 335 à page 375
POUSTOMHIS Bernard, Ventadour en Limousin : Un château au pays des troubadours, édition Culture & Patrimoine en Limousin, 2014, 94p