L’Histoire de Toulouse est indissociable de l’histoire de la culture du pastel 1, plante tinctoriale qui fit la fortune de la ville au XV°siècle. Ainsi, les grands pastelliers 2 toulousains sont des figures intéressantes pour comprendre l’histoire de la cité. Parmi ces grands marchands, nous avons choisi d’étudier Jean de Bernuy. Cet homme né en 1475 et dont la mort en 1556 fit l’objet de légendes semble être l’un des acteurs locaux majeurs du début du XVI° siècle.
Jean de Bernuy est originaire de Burgos en Espagne et il rejoint des membres de sa famille à Toulouse en 1501 afin d’y implanter son commerce. Il parvient à se frayer un chemin jusqu’à l’élite de la ville en jouant un rôle majeur dans la révolution commerciale de l’or bleu toulousain Il est également élu capitoul 3 de la ville en 1533 et 1534, signe de son intégration aux élites.
Ainsi son influence sur la ville quelle qu’en fût la nature a le mérite d’être étudiée pour saisir l’ampleur d’un personnage tel que Jean de Bernuy.
Nous tâcherons ainsi de cerner en quoi l’action de Jean de Bernuy sur le commerce du pastel et sur la ville dans son ensemble fut marquante, et le demeure encore plusieurs siècles après.
Pour ce faire, nous présenterons d’abord l’action de Jean de Bernuy dans le négoce du pastel toulousain. Nous montrerons ensuite que Jean de Bernuy a eu une certaine influence sur l’architecture de la ville. Nous traiterons enfin de la carrière politique de Jean de Bernuy et de sa postérité.
L’influence commerciale de Jean de Bernuy
Le rôle de la famille de Jean de Bernuy dans son intégration à Toulouse
Jean de Bernuy est né à Burgos en Espagne. Il a donc dû s’adapter au moment de son arrivée à Toulouse. Cette intégration est permise par sa famille, déjà présente dans la ville, comme le précise Colin Debuiche 4 dans un article intitulé «l’hôtel de Bernuy ».
Jean de Bernuy découvre Toulouse en 1499. Son frère Diego a déjà fondé un réseau commerçant. Les membres de la famille de Bernuy sont imprégnés par la culture marchande et transmettent leurs connaissances à Jean. La présence de sa famille va lui permettre d’acquérir rapidement les habitudes du négociant 5, d’avoir un réseau développé et surtout d’avoir une assise financièrement suffisamment solide pour faire des investissements. Cette intégration rapide permet à Bernuy d’avoir une influence commerciale plus rapide et plus ample.
D’après la carte de l’Europe en août 1560 par SHEPHERD William, The Historical Atlas, University of Texas libraries, 1923. ( Rouge: Toulouse, Vert: Burgos, Bleu: Naples, Violet: Anvers, Jaune: Londres )
Le développement novateur du commerce du pastel 6 par Bernuy
Le commerce du pastel est difficile à entreprendre. Le pastel est fragile et donc délicat à transporter en grande quantité tout en assurant la conservation d’une certaine qualité. Il faut donc investir beaucoup d’argent dès son entrée dans ce type de commerce.
Quand Jean de Bernuy arrive à Toulouse, il constate que le commerce est organisé de manière classique : un producteur vend à un commerçant qui vend à une clientèle. Pour Bernuy, il faut aller au-delà de ce système. Le marchand ne doit plus être dépendant de la production. Bernuy va donc développer le commerce par voie fluviale en connectant Toulouse à Bordeaux. Jean de Bernuy participe alors à la révolution que connait le transport marchand durant la Renaissance 7.
Cette révolution dans le transport marchand est essentiellement permise par l’émulation novatrice qui entoure la Renaissance.
Jean de Bernuy décide de se fournir à proximité de Toulouse dans des régions comme Labastide-d’Anjou ou encore dans le Lauragais. Selon les recherches de Gilles Caster consignées dans « Les routes de Cocagne », le commerce de Bernuy est très rentable 8 et s’étend à une large clientèle. En effet Bernuy vend du pastel dans le Nord de la France ( Rouen ) mais aussi en Angleterre, en Italie et en Espagne.
La naissance des grands systèmes complets 9
Jean de Bernuy va s’appuyer sur les membres de sa famille pour construire son réseau marchand. Il envoie ses frères à Anvers et à Burgos pour étendre sa clientèle. Les stratégies de Bernuy vont progressivement amener à la mise en place de système complet. Pour Bernuy, le marchand doit constamment contrôler les activités relatives à la commercialisation du pastel. Ce dernier n’est pas un intermédiaire, il doit orchestrer la production. Bernuy dépense alors ses gains commerciaux dans des propriétés servant la production de pastel. Bernuy contrôle chaque étape de la production et assure par la même le transit d’un produit de qualité à travers l’Europe de l’Ouest.
Les ambitions de Bernuy sont importantes. Il ne peut faire face à la concurrence en étant seul et s’associe. En ce sens, il crée une compagnie avec Pierre de Saint-Étienne en 1543.
Bernuy est pionnier dans les systèmes complets, ils seront ensuite repris et améliorés par des marchands comme Pierre Assézat 10. Jean de Bernuy n’est pas le seul à prendre part aux activités commerciales. Ainsi, pour lutter contre la venue de nombreux marchands, Bernuy veut assoir son influence dans un autre domaine, l’architecture.
Montage photographique réalisé à partir des plans Saget Manuscrit de 1750 et de la gravure de R.G Berthault en 1777, Archives municipales de Toulouse.
II Influence Architecturale
Après s’être construit une importante richesse et avoir développé son influence dans le milieu du négoce du pastel, Jean de Bernuy cherche d’une part à renforcer son prestige et sa visibilité dans l’élite toulousaine et d’autre part à changer de statut social en acquérant les prestiges de la noblesse 11 afin de stabiliser son entreprise, de la faire fructifier et de donner un avenir à sa descendance. Pour ce faire, il utilise l’architecture comme moyen ostentatoire d’exposer sa richesse et son statut social.
Nous allons donc traiter de deux propriétés de Jean de Bernuy qui répondent chacune à un des objectifs du pastelliers .
En effet trois ans seulement après son arrivée à Toulouse, Jean de Bernuy entame le projet d’édification d’un bâtiment au cœur de Toulouse, rue des Argentiers ( actuelle rue Gambetta), ayant pour objectif d’être sa demeure et d’accueillir le siège de son commerce mais aussi et surtout pour s’afficher clairement comme étant une personnalité toulousaine importante. En effet cet édifice que l’on appelle Hôtel de Bernuy 12 est un grand bâtiment qui a demandé beaucoup de temps pour être achevé, 33 ans puisqu’il est construit entre 1503 et 1536. Sa construction a aussi nécessité une importante somme d’argent, de par sa taille et les très riches décors qui l’ornent. Ainsi, jeter un simple coup d’œil à l’édifice permet de comprendre instantanément que celui qui l’a construit dispose d’importantes ressources financière
Les riches ornementations de l’hôtel suivent 3 influences différentes :
- l’influence du style al romano
Portail de l’hôtel de Bernuy avec ses colonnes-candélabres (photo n°1), inspirés de celles présentes dans le traité Medidas del Romano de Diego Sagredo (photo n°2 et 3) et sur une sépulture de la cathédrale de tolède, ici représenté dans le traité de Sagredo.
- l’influence de la Renaissance
Loggia (photo n°4) et voûte avec plafond à caisson en pierre ( photo n°5) typiques de la Renaissance, avec une influence italienne pour la loggia et une inspiration venue du château de Chambord pour la voûte.
- l’influence toulousaine
Tour capitulaire de l’hôtel de Bernuy (vue depuis la cour gothique). Omniprésence de la brique, caractéristique majeure de l’architecture toulousaine. Les tour capitulaires étaient, comme leur nom l’indique, réservées aux capitouls de la ville.
Après avoir montré qu’il est un négociant et donc un bourgeois puissant et riche, Jean de Bernuy veut acquérir les privilèges de la noblesse pour passer au statut social supérieur comme cela se fait beaucoup à cette époque autour du Capitoulat et du Parlement, c’est la « noblesse de robe » . Il achète donc plusieurs seigneuries et terres dites « nobles » qui lui confèrent le statut de seigneur et de noble. Là encore, le pastellier s’empare de l’architecture de ses propriétés pour renforcer leur aspect noble et donc par répercussion, montrer aux yeux de tous que par la possession de ces terres Bernuy est un membre du second ordre. Un des exemples les plus marquants de cette utilisation des seigneuries de JdB est La Borde 13 Noble du Paléficat. Selon Gilles Caster dans Le commerce du pastel et de l’épicerie à Toulouse (1450-1561) 14, Bernuy achète cette grande et riche propriété avec l’objectif de produire et transformer directement le pastel qu’il commercialise dans l’optique de son système complet ; mais l’atout principal de la Borde de Paléficat est son caractère noble physiquement marqué par la présence d’une maison de maître et d’un colombier 15. Bernuy développe encore cette caractéristique en 1528 lorsqu’il fait ériger un immense mur d’enceinte de plus de deux mètres de haut et 90 centimètres de large à sa base. La propriété devient donc une véritable ferme fortifiée qui suggère on ne peut plus clairement la noblesse des terres et de leur propriétaire. Ainsi, ces deux propriétés illustrent bien l’instrumentalisation de l’architecture qu’emploie Jean de Bernuy pour consolider son entreprise et son statut social et donc à terme, consolider l’avenir de sa descendance. En effet en s’affichant comme un noble, riche, instigateur d’un renouveau dans le commerce du pastel et enfin capitoul de la ville, Jean de Bernuy est perçu par la communauté toulousaine comme un de ses membres éminent ce qui lui permet, ainsi qu’à sa progéniture, de jouir d’un grand prestige, une des choses les plus importante pour les sociétés d’Ancien Régime
III Influence politique et héritages
Place politique prépondérante : sa nomination au capitoulat
Bien qu’étranger espagnol lors de son arrivée en France, Jean de Bernuy a saisi l’opportunité d’intégrer le commerce du pastel, et a de fait accumulé une richesse conséquente. Jean de Bernuy s’impose par le négoce du pastel et l’ostentation qu’il fait de ses richesses au travers de l’architecture et de ses propriétés toulousaines. C’est ainsi que Jean de Bernuy devient peu à peu comme une personnalité emblématique de la ville. En témoigne sa nomination au capitoulat16 de la Daurade de 1533 à 1534 de même qu’un portrait de lui datant de 1664 qui siège dans le petit consistoire du Capitole de Toulouse où l’on peut lire l’inscription suivante : « Jean de Bernuy, vi-comte de Lautrec et de Sénès, baron de Villeneuve, capitoul en 1534 ».
A compter de 1248, une réforme permet aux bourgeois enrichis tels que Jean de Bernuy de côtoyer des nobles dans le cadre du capitoulat et s’intégrer à l’oligarchie toulousaine, soit l’élite locale, par le biais du mariage. Cette intégration confère davantage d’influence à Jean de Bernuy dans la ville tout en lui permettant d’élargir son réseau de connaissances. Toujours dans cette étude de l’influence de Jean de Bernuy dans la ville, l’historien François Bordes évoque la création d’un accord le 8 février 1503 . Cet accord aurait eu pour objectif de statuer sur la répartition des clés de la ville, alors au nombre de huit. Deux d’entre elles seraient spécifiquement distribuées aux capitouls, ce qui renforce considérablement la position des capitouls dans la sphère politique, et dans un même ordre d’idée celle de Jean de Bernuy. C’est d’autant plus valable lorsque l’on sait que ces mêmes clés permettaient l’accès au trésor de la ville d’où les responsabilités qui incombaient à Jean de Bernuy. Le trésor en question était un endroit qui renfermait le fruit de la collecte des impôts locaux. La prudence reste toutefois la norme puisqu’il est nécessaire de souligner la nature de la charge en question, le capitoulat, qui demeure honorifique et dont le pouvoir et l’influence restent grandement nuancés.
François Ier et les légendes autour de Jean de Bernuy : une figure légendaire
Jean de Bernuy bénéficie donc d’une forme d’ascension sociale ou comme l’entend Daniel Dessert, une “mobilité sociale ascendante”. Celle-ci contribue à la naissance progressive de légendes autour de la figure locale qu’incarne Jean de Bernuy. A ce jour, rien ne permet d’assurer de manière définitive et incontestable le fait que Jean de Bernuy se soit porté garant pour une partie de la rançon royale après la défaite de Pavie en 1525, lors de la capture du roi François Ier, retenu prisonnier à Madrid. Il n’en reste pas moins qu’elle ait été possible étant donné que Jean de Bernuy demeurait un des plus riches sujets locaux et l’un des financiers les plus importants du royaume.
A ceci s’ajoute la réception de François Ier dans son hôtel particulier rue des Argentiers en 1533 qui n’en reste pas moins elle aussi tout aussi incertaine, faute d’éléments probants. Le récit de cette réception est repris par l’historiographie traditionnelle soit l’étude de l’histoire, et nous parvient à travers des articles d’Alexandre du Mège, historien français. Une forme de prudence et de recul est nécessaire pour ne pas tomber dans une histoire de légendes puisque bien que datant du début du XIXe siècle, les sources alimentant les écrits de Du Mège restent omises.
Une source vient pourtant attester des relations qu’entretenait Jean de Bernuy avec le souverain, celle d’une lettre de l’humaniste toulousain Jean de Boysson adressée à son ami Charles Brachet en 1538. Il y est question d’une réception dans son hôtel de la sœur de François Ier, Marguerite, reine de Navarre, qui félicite en qualité de reine protectrice des arts, le goût pour l’architecture de l’hôtel. Gilles Caster établit que la plupart des anecdotes restent difficilement véritables du fait de sa richesse légendaire. Des visions divergentes naissent au fil du temps tandis que toutes sortes de légendes irriguent les connaissances que nous détenons au sujet de Jean de Bernuy, rendant de fait difficile un portrait fidèle à la réalité d’un personnage emblématique et légendaire de Toulouse. Si les légendes demeurent autour de sa vie, elles sont tout aussi présentes autour de sa mort. Philippe Wolff évoque notamment la légende selon laquelle Jean de Bernuy, mort en 1556, aurait été tué par un taureau combattant des dogues. Ce récit de la mort le fait passer à postérité.
Héritage de ses enfants
Outre les légendes qui ont perduré au fil du temps, marquant l’imaginaire toulousain, Jean de Bernuy place l’avenir de ses enfants aux mains du pouvoir royal et du Parlement, ce qui n’est pas sans l’en rapprocher et asseoir sa place dans la sphère politique et décisionnaire de la ville.
Depuis 1527, le Parlement de Toulouse est perçu par le roi comme le deuxième parlement le plus important de France, ce qui amplifie considérablement l’ampleur des investitures de Jacques et de Guillaume dans leur charges honorifiques. En effet, nommé Conseiller au Parlement de Toulouse, Jacques permet à son père d’entretenir un lien direct avec le Parlement de Paris et le pouvoir royal tout comme son frère Guillaume qui déjà notaire et secrétaire du roi17 devient greffier des présentations au Parlement de Toulouse18 en 1533. Leurs charges honorifiques contribuent à la consolidation de leur influence personnelle et celle de son père dans la sphère politique. Pierre de Bernuy, seigneur de Loupiac-Saint-Lieux, et de Labastide Beauvoir, se rapproche ainsi du pouvoir local en s’insérant dans le système juridique. Maître des Eaux et Forêts en Languedoc19 puis sénéchal de Lauragais20, il devient ainsi une figure locale. Jean de Bernuy aurait de fait assurer à sa descendance des carrières brillantes et des unions valorisantes, laissant un héritage familial bénéfique et aurait contribué de son vivant à faire perdurer la notoriété de son nom.
Jean de Bernuy s’affirme donc dans plusieurs domaines. Premièrement dans le commerce où il donne des impulsions novatrices. Ensuite dans le façonnement du paysage avec l’architecture. Finalement il s’introduit dans la sphère politique et assure un avenir à sa descendance. L’influence de Bernuy est toujours observables dans la ville de Toulouse comme en atteste l’hôtel particulier. Alors que la baisse se trouvait Rue des Argentiers, elle devint ensuite un collège de Jésuites, un collège royal, un lycée national avant de devenir une partie du Lycée Pierre de Fermat. Comme évoqué, l’influence de Jean de Bernuy reste toutefois à relativiser tant son image est entourée par des légendes. Une certitude persiste le concernant, un proverbe est utilisé en son nom pour désigner un prodigue : « Il dissiperait les richesses de Bernuy ».
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