Le massacre des Italiens à Aigues-Mortes en 1893 [2022]

Carte d’Aigues-Mortes d’un anonyme, datant du XVIIIème siècle.

Source : Gallica

Saviez-vous que selon l’historien Gérard Noiriel “a eu lieu, à Aigues-Mortes, [en 1893] le plus grand “pogrom” de toute l’histoire contemporaine de la France” ? Vous connaissez certainement Aigues-Mortes pour ses remparts ou encore ses marais salants mais nous allons aborder dans cet article un aspect de son histoire méconnu par le grand public.

L’été à Aigues-Mortes se déroule la récolte du sel en deux étapes : le battage et le levage. Cette activité attire de nombreux ouvriers non natifs de la ville pour travailler. Ces ouvriers saisonniers sont embauchés par la Compagnie des salins du Midi (CSM) qui gère la quasi-totalité des marais salants. La CSM recrute ainsi en moyenne 1200 à 1300 saisonniers, ce qui provoque une augmentation de 50% de la population de la ville. Les conditions de travail de ces ouvriers sont difficiles car les journées de travail sont longues, l’accès à l’eau potable est restreint. Le travail s’effectue aussi l’été lorsque la température est élevée. De plus, les travailleurs sont en contact avec le sel qui est abrasif et corrosif pour le corps.

Carte postale représentant le battage du sel dans le Midi au début du XXème siècle.   

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Les groupes sociaux affectés au battage :

Réalisé par Claudon Fanny

Dans ces marais salants, nous retrouvons plusieurs groupes d’ouvriers embauchés par la CSM. La CSM a mis en place une rémunération au rendement, c’est-à-dire que la rémunération dépend du temps de travail du groupe. Cet argent est gagné collectivement puis distribué entre les ouvriers par le chef du groupe de travailleurs. Une particularité de l’année 1893 est la formation de groupes mixte d’ouvriers italiens et français. Les “trimards”, nom donné aux saisonniers perçus comme des vagabonds par la population locale, sont désignés comme peu efficaces au travail selon les Italiens et les représentants de la compagnie : de nombreuses tensions règnent donc cet été-là puisque le salaire dépend de la cadence du travail.

La tension entre Français et Italiens atteint son paroxysme le 16 août 1893. Les incidents commencent dès le matin, avec des insultes et des escarmouches de la part des Italiens et des “trimards”. La première violence physique arrive lors de la sieste des journaliers à 13 heures : les Italiens décident de les attaquer et en blessent certains qui reçoivent des coups de couteaux. Les “trimards” s’enfuient alors des marais, non sans désir de vengeance. C’est alors le rôle des rumeurs qui envahissent Aigues-Mortes, certains faisant courir le bruit qu’un Aiguesmortais aurait été tué pendant la rixe. Cette rumeur se superpose aux tensions entre Italiens et Français déjà bien présentes, et renforcent les oppositions, allant de pair avec un fort sentiment national. Les brigadiers interviennent alors et dissipent les groupes qui se sont formés.

Mais les tensions sont trop fortes et les pouvoirs publics décident d’agir pour éviter l’émeute. Dès le matin du 17 août, après les échauffourées de la veille, le maire organise une escorte avec les gendarmes pour évacuer les Italiens jusqu’à la gare. Cependant, les émeutiers s’en prennent aux ouvriers italiens réunis dans leur baraquement au marais par le capitaine de la gendarmerie. On tente alors de les évacuer sous la violence des “trimards”. Si dans cet affrontement, la violence reste maitrisée, la constitution d’un troisième groupe de groupes, composé d’Aigues-Mortais, empire la situation. Ces derniers renforcent le camp des Français qui s’opposent aux Italiens. Les policiers, en nette infériorité numérique et en attente de renforts, sont impuissants face aux déchaînements de violence contre les Italiens. Ces derniers tentent de s’enfuir par les champs de vigne et d’autres se réfugient dans la tour de Constance vers midi. Les violences se poursuivent l’après-midi et c’est seulement vers six heures du soir que les renforts de la police arrivent et que les derniers Italiens sont évacués. Certains témoignages insistent sur les propos haineux d’une foule qui lançait des “Mort aux Italiens” et chantaient la Marseillaise, arborant à la fois des drapeaux français et des drapeaux rouges, symboles du mouvement ouvrier. Tous ces symboles, parfois contradictoires, sont repris par la population qui s’unit contre les transalpins dans un mouvement identitaire. Ils semblent largement encouragés par le contexte politique et les médias. Lorsque cet épisode violent est enfin maitrisé, les bilans sont diamétralement opposés : cet épisode montre aussi combien les informations sont différentes d’un camp à l’autre dans ce contexte de montée des nationalismes à une échelle locale. 

Bilan effectué après le massacre selon les médias français et italiens :

Réalisé par Buc Alexandre

Chronologie du procès du massacre :

Réalisé par Claudon Fanny

Le calme est rétabli après l’arrestation d’Italiens accusés d’avoir agressé les journaliers en premier. Le procès s’ouvre le 27 décembre 1893 devant la cour d’assise de Charente au palais de justice d’Angoulême, la qualification de tentative d’homicide plutôt que d’homicide est retenue en raison des nombreux coups relevés sur les corps des victimes qui ne permettent pas de distinguer leur origine. La légitime défense est soutenue par les avocats des Italiens. Cette affaire locale dépasse complètement le cadre professionnel et ouvrier d’Aigues-Mortes pour être investie de luttes nationales :  la peur d’accuser à tort ou de déclencher d’autres troubles ont raison de ce procès. 

Le massacre d’Aigues-Mortes reçut un traitement médiatique bien particulier, qui permet de montrer comment cet évènement a été minimisé dans l’histoire de France. Les médias de l’époque n’ont de cesse de minimiser l’événement et peu de journaux traitent de ce sujet. La violence et la détermination des Français apparaît pourtant sans conteste dans les archives,  mais la presse et les médias français font en sorte de vite “oublier” cet évènement. Parallèlement, les journalistes qui traitent l sujet sont très virulents contre les Italiens qui sont accusés d’avoir agressé les Français, les actions de ces derniers étant qualifiées de légitime défense. En réaction au massacre, la presse italienne est extrêmement virulente ; plus largement la presse étrangère soutient les Italiens. Des manifestations anti-françaises éclatent en Italie comme par exemple à Rome devant l’ambassade de France.

Citation d’un journaliste du Petit Marseillais : « Je viens d’assister à une scène d’une sauvagerie sans précédent et indigne d’un peuple civilisé. Vers 2H30 de l’après-midi, en plein place Saint Louis, un pauvre hère a été assailli par une bande de brutes armées de bâtons et a été littéralement assommé. Les forcenés ne l’ont abandonné que lorsqu’il a eu le crâne en état de bouilli. ».

Si l’on s’intéresse à la postérité de cet événement, les mémoires diffèrent les uns des autres. À Aigues-Mortes, cet épisode est tabou et tout est fait pour qu’il n’y ait aucune mémoire de ces journées : la question des cadavres disparus hante par exemple toujours la ville depuis le massacre. en France, à l’échelle nationale, cet épisode participe d’une hostilité de plus en plus marquée aux travailleurs Italiens. Ces journées accentuent le sentiment d’identité nationale notamment développé par le parti radical puisque la date du 17 août à Aigues-Mortes reste comme un épisode nationaliste qui présente les Italiens comme les agresseurs. La mémoire connaît un renouveau avec les historiens à partir des années 1970, qui en analysant les archives judiciaires et celles de la presse, révèlent le déchainement de violences qu’ont subi les Italiens. La mémoire collective du massacre d’Aigues-Mortes refait surface ; elle reste aujourd’hui comme un exemple d’action xénophobe dans l’histoire française de la fin du XIXe siècle.

Frise chronologique des mémoires de l’événement :

Réalisé par Buc Alexandre

Lectures conseillées pour aller plus loin : 

  • NOIRIEL Gérard, Le massacre des Italiens : Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 2010.
  • CUBERO José-Ramon, Nationalistes et étrangers : le massacre d’Aigues-Mortes, Imago, 1996.
  • BARNABÀ Enzo, Le sang des Marais : Aigues-Mortes 17 août 1893, une tragédie de l’immigration italienne, Via Valeriano, 1993.

Si vous n’aimez pas lire, voici quelques supports audiovisuels :

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