Maxime

Maxime est étudiant en sociologie. Il a pris sa plume pour raconter à sa manière le séminaire de terrain 2017.

 

Jour 2 par Maxime

 

Cimetières de Brody

Des pierres tombales,

hautes comme des hommes, des femmes, des enfants, debout dans la neige, dressées, penchées, couchées, silencieuses, recouvertes de mousse, de lichen et d’indifférence, entourées par la forêt, les hangars, les bâtisses en construction qui grignotent du terrain.

Des pierres tombales,

froides comme des corps, regroupées dans les plaines, des restes de familles, des restes de villages, de villes, de visages, des miettes de mémoire et d’histoire oubliée, dressées face à la folie des hommes, face au déni, face à la peur.

Des pierres tombales,

déchirant le froid, comme un chant désespéré, murmurant à ceux qui veulent écouter :
«  Nous avons vécu là. »

Des pierres tombales,

à deux doigts de tomber.

Au loin les chiens hurlent.

 

Jour 4 par Maxime

 

Forêt de Lyssynytchi

Les balades en forêt ça me rappelle l’enfance. La quête aux champignons, les mains de mon père qui serrent les miennes, le visage de ma mère ayant peur qu’on se perde, la gadoue sur les bottes et les rires de mon frère. On s’amusait toujours a apprendre les arbres en observant les feuilles, en caressant l’écorce.

Aujourd’hui mes mains restent dans mes poches. Je ne reconnais pas d’arbre. Je ne cherche pas vraiment à savoir. Aujourd’hui elle est bien loin l’enfance, ensevelie sous le silence des lieux, l’incompréhension est une épaisse couche de glace. Là sous mes pieds, sous la neige, les feuilles mortes, l’humus, les racines des grands arbres, reposent 200 000 corps. La terre s’est parfois affaissée, les fosses sont visibles et les grands arbres craquent comme des os brisés. 200 000 corps, fusillés froidement pour leur culture, leur foi, leurs opinions politiques

Elle est si loin l’enfance. Je pèse au moins cent ans. Alors je marche, non pas en quête de champignons mais en quête d’un signe, d’un petit brin d’espoir. J’ai peur de me perdre, de rester bloqué ici ou dans ma tête, d’emprunter les chemins qui ne mènent qu’au silence et à la mort. Je serre les poings dans mes poches, Papa n’est pas là aujourd’hui. La gorge serrée, il faut que je respire, que j’emplisse mes poumons au moins 200 000 fois, au moins 200 000 fois…

Au dessus de ma tête, le vent fait danser les cimes et les branches murmurent. Que peuvent-elles bien se dire ? Parlent-elles d’avant ? Parlent-elles des saisons ? Les troncs craquent et poussent de longues plaintes. Leurs racines sont ancrées profondément dans la terre. Elles semblent puiser leurs forces dans les couches de passé, aux abords des fosses qui se révèlent. Peut-être ont-ils poussés sur les corps anonymes, sur les visages à jamais silencieux. Magnifiques, majestueux, debout, 200 000 peut être, ils chuchotent et ils dansent. Sous mes yeux, les troncs élancés deviennent des visages et des corps pleins de vie. Je reconnais Sarah, Herold, Anna, Isaac et tous les autres, ils balancent dans le vent, fiers et paisibles.

Faites qu’ils ne s’arrêtent jamais de murmurer.

Faites qu’ils dansent encore, qu’ils ne cessent jamais de se tenir debout.

Elle est si loin l’enfance.

Je ne pourrai plus voir les forêts de la même manière.

 

Jour 4 par Maxime

 

Mikhail

Dans ses yeux, il y a comme de la neige, un voile épais et froid, des cendres figées, par un hiver sans fin. Quand il parle d’avant ses pupilles s’agitent. Elles ne savent pas où se poser malgré la fatigue et le poids des souvenirs.

Il sait. Il a vu.

Sa voix tremble comme si les mots ne demandaient qu’à exploser pour maculer le sol de sa mémoire trop lourde. Alors il parle. Beaucoup. Très vite. Il semble presque vomir ses mots et sa souffrance pour ôter les traînées de sang incrustées dans son crâne. Mais la neige ne tient plus. Elle fond au fur et à mesure de son récit. De son regard mouillé il balaye la plaine.

Il sait. Il a vu.

Il a vu les nazis, le massacre des juifs, les balles dans la nuque à bout portant, les enfants traînées comme des chiens derrière des voitures, la fosse commune se remplir, la terre bouger au dessus des cadavres.

Il sait. Il a vu.

Il parcourt le champ de ses yeux embués. Il revit les horreurs. Quand son regard croise le mien, je me sens tout petit, ridiculement petit, minuscule, un gamin qui ne sait pas, qui n’a rien vu. Les saloperies de la guerre je ne les connais qu’à travers les bouquins. A travers son discours, il révèle l’indicible, l’inimaginable. Il redonne existence à tous les disparus. Il nous attendait depuis longtemps, depuis trop longtemps. L’avait-on déjà écouté auparavant ?

Il sait. Il a vu.

Dans ses yeux, il y avait de la neige.

J’aime à penser qu’elle ne gèlera plus.

Un dernier regard.

Une poignée de main.

Nous devons partir.

Demain nous rentrerons en France.