BILLET 2008 – Une improbable apothéose universitaire posthume… Jean Jaurès et l’Université de Toulouse.

Mémoire en stock à la Faculté des lettres. Une improbable apothéose universitaire posthume… Jean Jaurès et l’Université de Toulouse.

Philippe Delvit – Mission Archives UT1 – 2008

Déjà acteur puissant dans la vie politique nationale et locale, député du Tarn, maire-adjoint de Toulouse, ce qui lui valut de représenter cette institution à l’inauguration de la nouvelle Faculté des lettres, le 17 novembre 1892, Jean Jaurès ne passa guère que cinq ans dans ces fonctions académiques.[1]

Son assassinat, le 31 juillet 1914, l’acquittement-scandaleux même en ne considérant que le seul droit-de son assassin en 1919, le transfert de ses cendres au Panthéon le 23 novembre 1924, font de lui, à peine mort, un enjeu de mémoire.

A gauche, le pacifisme, l’hostilité autant à la guerre qu’au capitalisme, « Le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée l’orage » ; plus tard (mais les morts ne parlent plus pour approuver ou dénier), la revendication du patronage de Jaurès, non sans raison fondatrice par un journal comme L’Humanité, ou par des hommes comme François Mitterrand, et tant d’autres.

A droite, la longue détestation du tribun étincelant, capable de bouleverser la Chambre et les députés ; l’hostilité au militant, celui qui avait fait du socialisme une option politique redoutable, sinon crédible, en créant la SFIO en 1905, et celui qui avait lutté contre la loi des Trois ans, perçue par la mouvance nationaliste comme l’antidote au déclin démographique de la France, face aux troupes mises en ligne par l’armée allemande. [2]

Après l’affrontement parisien qui a accompagné la cérémonie au Panthéon, et les trois manifestations organisées à l’occasion (l’officielle, organisée donc par le gouvernement du Cartel des gauches ; celle de la SFIC, le PC n’ayant pas été admis dans le cortège précédent ; celle de la droite nationaliste, très hostile bien sûr), toutes les facettes de ce culte pour Jaurès peuvent être relevées, avec une variété et une abondance qui défie l’inventaire exhaustif.

Le chant, Jacques Brel, magnifiquement, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? (1977). Le film,  Jean-Baptiste Bellsoleil, Ils ont tué Jaurès (1963). [3] Le spectacle, évocation et mise scène à grande échelle, Ils ont tué Jaurès, pour le 80e anniversaire de sa mort, manifestation montée à Carmaux, sur le site de la Découverte et en plein air : charbon, mémoire, mineurs, militants, spectateurs par milliers.[4] Partout en France, les statues, les bustes, les places, les rues, les avenues, les collèges, les lycées, les musées, le Centre national Jean Jaurès à Castres, la Fondation Jean Jaurès à Paris : profusion de la mémoire. [5] A Toulouse même, une grande artère de la ville (par proximité et plus tard la station de métro qui s’ouvre à l’une de ses extrémités) ; un monument, à quelques mètres du Capitole où Jaurès a siégé ; une plaque apposée sur la maison dont il occupa un appartement, célèbrent l’homme, à côté d’autres témoignages.[6]

Cette mémoire, Rémy Pech,  président de l’Université de Toulouse-le-Mirail, voulut l’honorer en donnant le nom de Jean Jaurès à l’institution qu’il dirigeait, après en avoir été élu président.[7]  Malgré les efforts déployés pendant son mandat, qu’il plaçait volontiers sous la mémoire des révoltés du Midi, les vignerons de  1907, il ne put concrétiser ce souhait et, presque, ce vœu, des dossiers absolument prioritaires ne lui permettant pas d’instruire cette dédicace comme il le fallait. Jaurès était pourtant déjà présent au sein de cette université, au moins en buste et par le tirage photographique de très grand format qui accueillait les étudiants dans les locaux albigeois de l’Université Toulouse le-Mirail. [8] Ce désir de mémoire était-il si isolé dans le contexte universitaire toulousain?

Jean Jaurès fréquenta deux des institutions de l’Université de Toulouse, telle qu’elle existait à la fin du XIXe siècle. Son appartenance au corps professoral de la Faculté des lettres est l’évidence. Il passa aussi, comme étudiant, sur les bancs de la Faculté de droit de Toulouse. La chose était connue, même si le professeur à la toute voisine Faculté des lettres a seulement pris les trois inscriptions réglementaires de l’année 1892. [9] L’essentiel n’est pas là, on se doute bien que la Faculté de droit de jadis n’a pas fêté beaucoup le tribun, ni l’universitaire, ni l’homme.[10]

Et la Faculté des lettres ?

Rien n’est écrit dans les registres solennels destinés à enregistrer la vie de la Faculté, qui puisse permettre d’imaginer une quelconque motion, prise de position, phrase de mémoire, geste de souvenir en direction de l’ancien collègue assassiné à Paris le 31 juillet 1914, cela dans les semaines suivant immédiatement l’événement. Il est vrai que la guerre faucha de suite les jeunes hommes sortis de cette Faculté, comme elle avait, en quelque sorte, fauché Jaurès par anticipation.

En 1924, la panthéonisation de Jaurès mit en ébullition les étudiants de la Faculté. Chose à l’époque surprenante, inconvenante, comme cela fut relevé plus tard, deux pétitions circulèrent, en tout opposées. La première demandait qu’une salle soit baptisée du nom du grand homme. La seconde, au contraire, s’y opposait avec virulence. Il faut rappeler qu’à cette époque, aucune université ni faculté ne portait en France le nom de tel ou tel homme célèbre dans les fastes académiques ou politiques (la Sorbonne certes, porte un nom de ce type mais il n’y a même pas là une exception) : il ne pouvait être question de baptiser, ou de proposer de baptiser, la Faculté entière. Les deux pétitions arrivèrent entre les mains du doyen Dürrbach, qui les lut le 13 décembre 1924, jour de séance de l’Assemblée de la Faculté. [11] Les membres de l’Assemblée s’opposent alors violemment. Les uns, sur le principe même d’une pétition, qui n’a pas à pénétrer le saint des saints, à l’époque interdit aux étudiants (professeurs Calmette ; Delvolvé). D’autres, sur la pétition en faveur de la personne de Jaurès (professeurs Dognon ; Marsan). D’autres, au contraire, soutiennent cette initiative (professeurs Picavet ; Anglade). Mieux, le professeur Anglade « regrette qu’une délégation de la Faculté n’ait pas accompagné Jaurès au Panthéon ». [12]

De la sorte, l’Assemblée prononce un jugement de Salomon.

Aucune discussion sur les pétitions estudiantines, « en guise de leçon adressée aux étudiants » [13], renvoi à une séance ultérieure du « fond de la question ».

Le 31 mars 1925, ce « fond de la question » est abordé par l’Assemblée. Il est prévu que le vote, comme le réclamaient certains membres, soit secret. A la demande du doyen, on évite tout débat sur  « le rôle politique de Jaurès ». Le professeur Dognon se charge de faire le panorama de l’activité de Jaurès au sein de la Faculté des lettres. « Il juge ses services exceptionnels par leur brièveté. ».

La messe est donc vite dite. Vient le vote. Sur les seize bulletins, dix approuvent la proposition relative à l’octroi du nom de Jean Jaurès à une salle de la Faculté, six s’y opposent. Encore faut-il transcrire effectivement la décision dans la réalité. Deuxième vote dans la foulée, « à mains levées par douze voix contre trois abstentions : L’ Assemblée de la Faculté confie à M. le Doyen le soin de mettre à exécution, au moment qu’il jugera opportun, et en dehors de toute actualité politique, la décision par elle prise ».[14]

Que s’est-il passé depuis ces deux décisions ? Quatre-vingt-trois ans…. Mais quatre-vingt trois ans que l’oubli ne couvre pas entièrement.

A peine élu, le nouveau président de l’Université Toulouse-le-Mirail fait de Jaurès une sorte de symbole pour son établissement. Peine perdue, il ne parvint pas à lui faire attribuer ce nom. Sans savoir, ni lui ni personne, que la chose était déjà faite.

Mais dormait dans la grande paix des Archives de son Université.

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[1] Plaque apposée jadis dans les locaux de la Faculté des Lettres, rue Albert Lautman (autre victime de la guerre, fusillé en 1944), aujourd’hui transportée dans la nouvelle Université Toulouse-le-Mirail, et fixée près du Cabinet du président, face d’ailleurs au marbre honorant les étudiants morts en 1914-1918.

[2] La loi des Trois ans,  malgré l’intervention de Jaurès à la Chambre le 17 juin 1913, porte à cette durée le service militaire obligatoire pour les conscrits à partir du moment de son adoption, en août 1913.

[3] Sur ce film documentaire, analyse et critique de Madeleine Rebérioux, Le mouvement social, n° 44, 1963, pp. 101-105.

[4]  Spectacle initié, en particulier par l’ancien ministre Paul Quilès, député PS de la circonscription dont Carmaux est la ville principale, cela depuis 1993. Texte de Elsa Chaudun et Alain Decaux. Bernard-Pierre Donnadieu incarnant Jean Jaurès. La Découverte est le lieu, en plein air, de la dernière exploitation de charbon à Carmaux, ouvert en 1986. Lire en particulier La Dépêche du Midi, 31 mai 1994 (édition du Tarn), « Une figure pour incarner Jaurès », article de Pierre-Jean Barjou.

[5] Buste, dont celui érigé à Albi, dans le Jardin national, et déboulonné pendant l’automne 1940 par les partisans de l’Ordre nouveau et vichyssois. Autre buste, à Castres, jeté dans l’Agout par les mêmes ou à peu près.

[6] La plaque, posée en 1959 par les soins de la section SFIO locale, est visible sur la façade la maison habitée par Jaurès, place Saint-Pantaléon, devenue place Roger Salengro, autre victime par ricochet de la Première guerre mondiale. La symbolique est donc particulièrement intéressante. Ministre de l’Intérieur du premier gouvernement de Front populaire présidé par Léon Blum, Roger Salengro fut la cible d’une intense campagne de calomnie et de désinformation, orchestrée par la presse d’extrême-droite du moment, en particulier l’Action française. Accusé faussement de désertion pendant le conflit, un jury d’honneur, dans lequel des officiers généraux fort peu favorables au Front, le lava de tout soupçon. Ebranlé pourtant par ces moments de haine, le ministre se suicida.

[7]  Rémy Pech. Né en 1944, historien, il est président de l’UTM entre 2001 et 2006. A ce titre, à peine élu, il doit gérer les suites de l’explosion de l’usine AZF (septembre 2001), qui endommage son université.

[8] Campus d’Albi, au moment de son ouverture en 1995, et à un moment où le site était partagé entre les antennes des trois grandes universités toulousaines. Ce portrait a aujourd’hui disparu.

[9]  Archives de l’Université Toulouse 1 sciences sociales (Arch.UT1), fiche d’étudiant de Jean Jaurès, 5Z1, 1892.

[10] De jadis, et même de hier. En juillet 1994, un projet, très avancé (support choisi,  texte validé, maquette approuvée, bon de commande à la signature), avait prévu, pour le 80e anniversaire de la mort de Jaurès, d’apposer une plaque à sa mémoire dans les anciens locaux de la Faculté des lettres, lui qui avait été enseignant dans cette Maison, et qui avait même participé à son inauguration. In extremis, ce projet fut décommandé par le président de l’Université Toulouse1, Bernard Saint-Girons, désormais en charge de ces locaux.  « Au cas où… » Où quoi, on se demande bien…Vieilles peurs récurrentes.

[11]  Archives de l’Université Toulouse-le-Mirail (Arch. UTM), Cabinet du président, Registre des procès-verbaux des délibérations de la Faculté des Lettres, 1922-1946, p. 40, 13 décembre 1924. Par contre, les deux textes des pétitions ne sont pas insérés dans le compte-rendu de la séance, on en ignore donc la teneur.

Félix Dürbach (1859-1931) Reçu à Normale Supérieure (1880) ; agrégation de lettres (1883) ; Ecole d’Athènes (34e promotion, 1883) ; professeur à Toulouse (1893) ; doyen (1923).

[12]   Le domaine d’enseignement de chacun des professeurs participant à la dispute, tel qu’il est indiqué dans le Registre,  est donné immédiatement après son nom, et avant les éléments biographiques.  Joseph Calmette (1873-1952), histoire du Moyen-Age, chartiste, président de la Société archéologique du Midi de la France (1937-1952), homme de grande culture aux multiples domaines d’intérêt -sa biographie complète par François Galabert, « Joseph Calmette, sa vie, son œuvre », dans « Hommage à Joseph Calmette », Annales du Midi, Toulouse, Privat, 1954 (tirage spécial des Annales)  ; Jean Delvolvé, philosophie morale, en retraite le 6 mai 1939 ; Paul Dognon (1857-1931), géographie, professeur en poste depuis le 1er novembre 1884, en retraite décret du 18 mai 1926, honorariat le 25 juin 1926- sa nécrologie dans les Annales du Midi, 1931, pp. 490-491 ; Jules Marsan, littérature française, futur doyen de la Faculté, sa notice biographique détaillée, publiée dans le Bulletin municipal de Toulouse, 1939, pp.483-485, à l’occasion de ses obsèques ; Camille-Georges Picavet (1881-1934), histoire moderne ; Joseph Anglade (1868-1930), langue et littérature méridionale, félibre distingué et grand promoteur de la langue occitane ; sa nécrologie dans les Annales du Midi, 1930, pp. 460-463.

[13] Arch. UTM, Registre…, délibération du 13 décembre 1924, intervention du professeur Delvolvé.

[14]  Arch. UTM, Registre…, pp. 46-47, séance du 31 mars 1925, pour les citations.