Les camps d’internement durant la Première Guerre mondiale

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La Première Guerre mondiale (août 1914-novembre 1918), fut l’un des plus grands conflits internationaux de l’Histoire. En plus de mobiliser un nombre incroyable de soldats et une multitude de pays pour la guerre, c’est lors de ce conflit que s’est amplifié le concept de « guerre totale », entraînant une véritable mobilisation de toutes les ressources au service de la guerre et de la victoire. Ainsi, les camps de prisonniers de guerre, militaires et civils, ont fait partie de cette logique de totalisation du conflit et ont représenté un enjeu fort pour tous les pays belligérants, résolus à remporter la lutte et à neutraliser le plus grand nombre de personnes susceptibles de participer à l’effort de guerre de leurs adversaires.

Les camps d’internement de la Grande Guerre marquent une différence avec ceux évoqués précédemment dans le contexte colonial. En effet, le nombre immense de prisonniers durant la guerre est une des nouveautés ainsi que la longue durée d’internement. Cela est dû au fait que chaque État belligérant cherche à garder le plus de captifs possibles afin d’affaiblir les capacités militaires de ses ennemis1. La durée d’internement des prisonniers fut variable : certains furent capturés dès 1914 et un certain nombre le restèrent même au-delà de l’armistice de 19182. Par ailleurs, la gestion des prisonniers représentait un enjeu important pour les pays à tel point qu’une véritable propagande autour des détenus se mit en place : chaque État cherchait à montrer qu’il traitait bien ses prisonniers et au contraire caricaturait les conditions de détention des prisonniers dans les pays adverses. De plus, bon nombre de détenus furent soumis à des mauvais traitements dans les camps car ils constituaient des « représailles » pour les pays ennemis3. À partir de 1915, un certain nombre de camps sont visités par des ambassadeurs de pays neutres ou des délégués de la Croix-Rouge afin d’améliorer le confort des prisonniers et de faire respecter leurs droits. En effet, grâce aux conventions internationales se déroulant à La Haye en 1899 puis en 1907, les prisonniers bénéficient de droits et doivent avoir un traitement similaire aux soldats combattants au front. Ils pouvaient notamment ne pas soutenir l’effort de guerre du pays où ils étaient internés. Cependant, face à la durée inattendue du conflit, ils furent parfois forcés de travailler par exemple dans l’agriculture ou l’industrie pour accompagner l’effort de guerre. Ainsi, les prisonniers sont aussi devenus un enjeu économique car ils représentaient une main d’œuvre bon marché importante pour remplacer les hommes au front.

Les camps étaient généralement situés dans des endroits isolés et éloignés du front pour éviter que les prisonniers s’évadent et rejoignent rapidement leur patrie. Pourtant, les activités se sont développées dans les camps afin de pallier l’ennui et la lassitude4. Par ailleurs, les conditions de vie dans les camps furent différentes d’un pays à l’autre. Il aura fallu attendre jusqu’aux premiers mois du conflit pour voir la mise en place d’une administration des camps capable de régler l’organisation du logement et l’alimentation des prisonniers. En effet, en 1914, on ne se doutait pas que la guerre prendrait une telle ampleur et c’est pourquoi on n’avait absolument pas prévu d’interner un si grand nombre de détenus. Enfin, comme on l’a vu précédemment, ce ne sont pas seulement les soldats qui furent les captifs des camps mais également des civils. L’internement fut essentiellement le même pour les militaires et les civils mais on se proposera par la suite d’étudier les camps civils et militaires distinctement, dans des pays différents (Allemagne et France), avant de voir si ce phénomène d’internement est similaire au cas de ces deux pays chez les autres belligérants.

Les camps de prisonniers militaires en Allemagne

Dès le début des hostilités, l’empire allemand doit faire face à un nombre considérable de prisonniers. Il devient ainsi le premier État confronté à un afflux important de détenus auquel aucun pays belligérant n’était encore préparé. En effet, avec l’avancée forte des troupes allemandes sur le front Ouest en 1914, l’Allemagne capture des centaines de milliers de français5 (militaires et civils), qui doivent rejoindre le territoire allemand d’abord à pied, en traversant le Nord-Est de la France à marche forcée, puis en train où les conditions de transport sont particulièrement difficiles6. L’État allemand ramène aussi des détenus encore plus misérables du front Est7. Or, le gouvernement allemand était certain que la guerre ne durerait pas et qu’il remporterait rapidement le conflit. Il n’avait donc pas prévu des centres de rassemblements de prisonniers, encore moins pour des centaines de milliers d’hommes. C’est donc dans ce contexte difficile que prennent forme les camps d’internement en Allemagne.

A partir de 1915, les prisonniers sont rassemblés dans des dépôts qui se transforment en camps militaires avec des baraques de bois et des fils de fer barbelés. On estime qu’il y a environ 120 camps principaux8 qui sont formés sur le territoire allemand.

Les soldats étaient répartis dans les camps en fonction de leur grade (officier, sous-officier ou simple soldat) et toutes les nationalités furent mélangées (ex : française, anglaise, belge,…). Ils étaient parfois mélangés avec des prisonniers civils. Les conditions de vie et le confort variaient en fonction du camp (il y avait par exemple un confort meilleur dans les camps d’officiers). En dépit de l’incurie (absence de soins) entre 1914 et 1915 (ex : les tentes représentaient le seul abri en hiver), la majorité des camps est bien installée du point de vue sanitaire, avec des travaux peu contraignants à effectuer et possibilité de pratiquer des activités (ex : sport, lecture de journaux,…). Cependant, dès 1916, les conditions de détention vont se dégrader à nouveau du fait de l’apparition de la disette, due au blocus des Alliés, et de la durée de la guerre. Ainsi, chez les internés, des sentiments de honte, d’abandon et de misère apparaissent et les souffrances physiques et morales se multiplient9, notamment à cause de la propagande allemande exaltant la défaite imminente des Alliés. Bon nombre d’internés connaissent ainsi l’ennui dans les camps et sombrent souvent, comme ils l’appellent, dans le « cafard »10.

Les prisonniers sont également soumis aux lois de l’Allemagne : toute tentative d’appel au règlement du pays d’origine est donc vaine et inutile. Les officiers prisonniers ou les détenus à statut particulier, comme médecin ou prêtre, ont souvent un meilleur sort que les soldats non gradés11. Pourtant, que l’on soit haut gradé ou simple soldat, tous les prisonniers des camps allemands ont dû faire face à de nombreuses épreuves pour survivre dans les camps jusqu’à la fin de la guerre.

Tout d’abord, comme on l’a vu précédemment, la disette se répand dans les camps d’internement en raison du blocus allié. En 1915, d’après les données du CICR12, la situation est préoccupante (par exemple, le pain est insuffisant, que ce soit en qualité ou en quantité, alors qu’il constitue la base de l’alimentation des détenus) et les rations des détenus s’allègent ainsi progressivement (« On y trouvait des épluchures de pommes de terre, de la sciure de bois, même des morceaux de bois »)13. Durant l’avancée du conflit, les complications de ravitaillement sont tellement élevées que les détenus originaires de France et d’Angleterre vivent pour l’essentiel grâce à leur colis de nourriture alors que d’autres détenus, en particulier ceux de Russie et Roumanie, vivent de rien ou presque, sinon des aides humanitaires organisées par les associations. Beaucoup de prisonniers, notamment roumains, meurent donc de faim à cause du manque de nourriture dans les camps. La complication de l’arrivée du courrier, des colis et du ravitaillement font partie intégrante de la vie quotidienne des camps, ce qui contribue à l’irritation des prisonniers.

Faire face aux maladies est aussi un des défis des prisonniers des camps allemands. Bon nombre de maladies apparaissent, comme la tuberculose, du fait notamment de l’alimentation insatisfaisante, du niveau d’hygiène défectueux et du manque de soins. En 1915, des épidémies de typhus exanthématique (véhiculé par le pou) se répandent rapidement dans les lieux de détention14. L’image des médecins allemands dans les camps se détériore ainsi de plus en plus. Par ailleurs, les médicaments deviennent vite rares et les médecins les plus compétents sont réservés aux soldats allemands. L’État allemand est alors de plus en plus critiqué par les détenus sur sa capacité à gérer et à s’occuper de ses internés de guerre. Les maladies deviennent ainsi la principale cause de mortalité dans les camps. Ces mauvais traitements sanitaires, ajoutés à l’enlisement du conflit, rendent parfois fous les captifs. De plus, malgré les conventions de La Haye qui exemptaient de travail les prisonniers de guerre, ces derniers sont forcés de travailler car l’Allemagne manque cruellement de main d’œuvre. Ils travaillent en grande partie dans l’industrie (dans les usines), l’agriculture ou encore dans les mines et marais et constituent donc une main d’œuvre bon marché pour l’empire allemand. Les détenus sont ainsi perçus comme des « outils ». On estime à 1 858 000 le nombre de prisonniers faits par l’Allemagne en 1917, dont environ 600 000 français15. Tous ces prisonniers ont été la plupart du temps exploités car le Deuxième Reich ne bénéficiait pas de sa main d’œuvre coloniale. Les conditions de travail sont parfois très dures, en particulier dans les mines, d’autant plus que de nombreux prisonniers ne sont pas des mineurs professionnels par exemple. Les prisonniers de guerre soutiennent donc ainsi l’effort de guerre allemand, alors que les conventions de La Haye l’interdisaient. D’ailleurs, de nombreux internés refusaient de travailler et tentaient des évasions, ce qui conduisait souvent à des sanctions destinées à briser ces résistances individuelles (ex : la punition du poteau). De plus, l’État allemand a mis en place des « camps de représailles » pour y enfermer les « fortes têtes » et faire pression sur ses adversaires, la France en particulier. Ces camps se trouvaient généralement près du front, sous la menace des tirs d’armes à feu et de canons, et le courrier était interdit aux détenus. De ce fait, une multitude d’exactions et de supplices furent commis contre les prisonniers par punition ou représailles16.

Enfin, les camps allemands, comme ceux des autres belligérants, furent visités par le CICR et des ambassades de pays neutres pour tenter de faire appliquer les droits des prisonniers dans les camps et améliorer leur vie quotidienne. Cela a certes amélioré les conditions d’internement de nombreux camps mais pas assez en profondeur malheureusement puisque bon nombre de détenus sont morts, car le personnel dirigeant les camps était dans l’incapacité d’agir ou ne faisait pas le nécessaire pour remédier aux problèmes. Le CICR a tenté aussi de faire rapatrier le plus de captifs possibles vers leur pays ou des États neutres, notamment les blessés graves ou les détenus atteints de maladies importantes.

La vie des prisonniers de guerre militaires dans les camps allemands pendant la guerre ne fut donc pas de tout repos. Leur internement prendra fin avec l’armistice du 11 novembre et on commencera alors leur rapatriement vers leur pays. Pourtant, leur cas ne fut pas si différent des détenus de guerre d’autres pays. Par exemple, les prisonniers civils en France ont également dû traverser maintes épreuves dans les camps d’internement prévus spécialement pour eux.

Les camps de prisonniers civils en France

La France pratiqua également l’internement de soldats ennemis, en particulier allemands, dans des camps où les conditions de vie furent également difficiles, bien que moins terribles qu’en Allemagne. On estime que 350 000 soldats furent capturés et emprisonnés par la France durant la guerre et un bon nombre n’est libéré qu’au début des années 20 car ils sont employés au nettoyage des champs de batailles notamment17. Cependant, afin de ne pas répéter les éléments énoncés pour les camps allemands dans la première partie, on s’attardera ici sur l’emprisonnement de civils sur le territoire français au cours du conflit.

Contrairement aux camps allemands instaurés à la hâte après le début du conflit, il n’aura pas fallu attendre le mois d’août 1914 en France pour réfléchir à la mise en place d’un internement civil en cas de guerre. En effet, dés 1913, il est décidé en France de manière confidentielle les mesures à établir envers les étrangers des pays belligérants, les Alsaciens-Lorrains ainsi que tout « suspect » potentiel.

Tout d’abord, dès le 1er août 1914, les étrangers austro-hongrois et allemands du Nord-Est de la France et ceux habitant les agglomérations parisienne et lyonnaise étaient confrontés à un dilemme : soit ils se retiraient immédiatement du territoire français, soit ils y restaient avec l’obtention d’une autorisation de résidence. Toutefois, la majorité sera très vite internée d’abord dans ce que l’on appelle des centres de refuge18. Au début du mois de septembre 1914, face à l’avancée des allemands sur le territoire français, le ministre de l’Intérieur prend la décision que les ressortissants allemands et austro-hongrois seront conduits dans des « locaux collectifs » contrôlés où ils seront triés19. Ceux ayant une place importante dans la société de leur pays20 sont isolés dans des « dépôts spéciaux » et considérés comme des otages potentiels à échanger avec l’État allemand en particulier. Quant aux individus pouvant s’engager dans les armées allemande et autrichienne, ceux-ci sont justement enfermés pour parer à cette éventualité. Le 12 septembre 1914, tous ces étrangers seront à nouveau déportés dans des camps d’internement, vers les côtes françaises, puis à partir du 15 septembre, ce seront tous les austro-hongrois et allemands présents en France que l’on enverra vers ces « camps de concentration », comme on les appelait à l’époque. Au début d’octobre 1914, les enfants, femmes et personnes âgées seront aussi victimes de cet internement même s’ils auront par la suite la possibilité de regagner leur patrie, tout comme les handicapés ayant au-dessus de 45 ans. Seuls les étrangers considérés comme francophiles21 seront remis en liberté22 après un bref séjour dans les camps.

De plus, le 7 avril 1915, tous les étrangers ayant été naturalisés à partir de 1913, prennent la route des camps. Les camps dits « camps de mobilisables » accueillent toujours plus d’occupants avec l’arrestation de non-combattants ennemis en Afrique ou sur les embarcations marchandes neutres qui abordent le littoral français. S’ajoutent de nombreux citoyens étrangers d’autres pays qui déclarent la guerre à l’Entente23 après le début des hostilités24. Des détentions temporaires se poursuivront aussi au-delà de 191825. Enfin, dès le printemps de 1916, les détenus étrangers des camps atteints de maladie ou de blessure grave seront rapatriés vers la Suisse.

Les camps accueillent également de nombreux civils « neutres », c’est-à-dire qui ne semblent pas soutenir la Triplice26 et ses alliés. Par exemple, parmi les alsaciens et les lorrains libérés durant les premières percées des troupes françaises, beaucoup seront transférés dans des camps. De ce fait, environ 8 000 individus seront déportés pour les empêcher de renforcer les troupes ennemies27. Jugés comme expatriés et suspects aux yeux de la nation, ils seront triés par la suite puis expédiés dans des centres du Sud-Est français. En novembre 1914, un comité de triage se met en place pour séparer les expatriés d’Alsace-Lorraine en trois groupes : ceux déclarés originaires de France mais suscitant quelques doutes sont libérés mais contraints d’habiter dans un domicile surveillé, ceux identifiés « originaires purs » de France et francophiles sont également relâchés, et ceux jugés comme autrichiens et allemands ou ralliés aux régimes impériaux sont emprisonnés. On estime que sur les milliers d’alsaciens et de lorrains arrêtés en début de guerre, la quasi-totalité seront libérés28.

Mais les alsaciens-lorrains ne sont pas les seuls civils « neutres » à être isolés dans des camps. On y découvre également des citoyens de pays neutres et même des français. Ce sont pour la plupart des personnes expulsées des zones de combats et de Paris car jugées « indésirables ». Les victimes de cette expulsion sont surtout les prostituées, car elles sont accusées de provoquer des troubles au sein de l’armée et, pour la majorité, celles-ci sont touchées par des maladies vénériennes29. L’État français décide aussi de transférer dans les camps les graciés de conseils de guerre demeurant douteux jusqu’en novembre 1918, les hommes en contact avec le Reich allemand avant le conflit, les commerçants suspectés de s’enrichir grâce à la guerre ainsi que les personnes pratiquant la contrebande, afin d’éviter toute menace pour l’effort de guerre français30. De plus, à Paris, tous les miséreux et individus ayant été condamnés par la justice sont expédiés dans des camps de triage. Quant aux personnes étrangères de pays neutres mis en condamnation et ne pouvant être rapatriées vers leur pays d’origine à cause du conflit, elles sont aussi emmenées dans des camps dans l’attente de la fin de la guerre. Sont également exclues de Paris les personnes porteuses de paroles défaitistes envers la victoire française sur le conflit. De ce fait, avec toutes les mesures prises par l’État, de nombreux français innocents seront conduits dans des camps d’internement civils, en particulier car ils sont considérés comme frein à l’effort de guerre français. On voit ainsi que l’internement civil est de plus en plus arbitraire et qu’il ne respecte plus les normes juridiques. Mais, en mars 1916, le gouvernement français est embarrassé par le nombre de citoyens français emprisonnés et le 25 mai 1916, tous sont relâchés des camps de triage31.

Ce système d’emprisonnement sera très critiqué par les détenus qui remettent en cause leur internement en s’appuyant sur les principes républicains qui prônent la liberté et la démocratie, que l’État français met ici en suspension dans le cadre de la guerre. Mais, avec la guerre, ces camps étaient nécessaires pour la France. En effet, le but était de neutraliser toute une population d’individus susceptibles de représenter un danger pour la patrie, de s’engager dans les armées adverses ou de participer à l’effort de guerre des pays ennemis. 70 camps civils furent donc établis en France pendant la Grande Guerre et environ 60 000 personnes furent déportées dans ces structures d’emprisonnement32 (dont 40 000 ressortissants des pays ennemis belligérants et 20 000 suspects et indésirables). Ces lieux d’internement étaient majoritairement localisés sur les côtes françaises à l’Ouest (en Bretagne, Vendée et Charentes) ainsi que dans le Sud-Est de la France (de l’Aveyron à Nice et à la Corse33). C’est à Besançon dans le Doubs, à La Ferté-Macé dans l’Orne, et à Fleury-en-Bière en Seine-et-Marne que furent situées les trois commissions principales de triage fonctionnant en permanence, mais on peut également y inclure celle de Blanzy en Saône-et-Loire, opérationnelle jusqu’en 1917. On estime qu’entre 15 000 et 16 000 personnes se sont rendues dans ces camps de triage de février 1915 à l’été 191934. Cependant, le passage des prisonniers dans ces centres ne signifiait pas obligatoirement leur envoi vers les camps civils d’emprisonnement35. Il y a même beaucoup d’étrangers qui vont directement dans les camps, par l’intermédiaire de camps de transit, sans passer par le triage. De plus, les conditions de vie sont difficiles dans les camps, en particulier dans ceux des austro-hongrois et allemands qui ne s’améliorent pas avec la durée de la guerre (ex : nourriture parfois manquante, insalubrité, absences de courriers).

Tous les camps ont une institution et des mesures disciplinaires plus ou moins strictes selon les détenus qui s’y trouvent et le caractère du chef de camp. La majeure partie du temps, les camps sont installés dans des forts et casernes militaires, mais aussi dans des couvents, des monastères et abbayes ou encore dans des écoles privées ou sur des îles36. Ils ressemblent tous à des prisons et le travail n’est pas obligatoire pour les prisonniers civils. Néanmoins, avec l’enlisement du conflit et le manque de main d’œuvre, l’État français fait appel aux internés pour travailler dans le domaine agricole principalement. Ils sont ainsi utilisés comme des prisonniers de guerre militaires pour pallier le manque de main d’œuvre. Mais certains prisonniers se révoltent parfois et refusent de soutenir l’effort de guerre français. Enfin, l’hygiène des camps n’est pas toujours respectée37 même si l’État la recommande et des activités similaires à celles vues dans les camps allemands se développent (ex : installation de bibliothèques). Mais l’ennui est tout de même présent dans les camps et on tente parfois de s’évader. Certains détenus ont même des troubles mentaux et des dépressions qui apparaissent.

De ce fait, pendant la Grande Guerre, de nombreux civils furent internés de force dans des camps d’internement prévus à leur effet. Le ministère de l’Intérieur a ainsi mis en place un véritable système d’internement administratif, qui fut ordonné en toute illégalité et donc en l’absence d’inspection judiciaire. La raison d’État, dirigée par la détermination de défendre la nation à tout prix, a triomphé sur les valeurs traditionnelles et le droit moral de la France.

Des phénomènes similaires dans les autres pays belligérants

Le dispositif d’internement instauré en Allemagne et en France face à la Grande Guerre ne fut pas spécifique à ces deux pays. En effet, la plupart des acteurs du conflit ont employé ce processus de mise en détention car emprisonner les individus ennemis est l’une des règles essentielles de toute guerre. Cependant, peu de données nous sont parvenues de la part des autres pays concernant leur système d’emprisonnement38. On sait néanmoins que les conditions d’internement était relativement meilleures en France et au Royaume-Uni par exemple qu’en Russie ou dans l’empire ottoman39. Pour ce qui est de l’internement civil, celui-ci est un peu différent d’un pays à l’autre en dépit d’un objectif commun. Par exemple, au sein de l’empire austro-hongrois, les prisonniers de guerre civils ne furent pas internés mais plutôt « confinés » dans des domiciles gardés par les autorités autrichiennes. Au Royaume-Uni, l’internement civil fut similaire à celui de la France mais fut mieux organisé par les britanniques. Il connut un démarrage difficile en raison du manque de moyens au début de la guerre et de la prévision d’une guerre courte (plus de 13 000 personnes emprisonnées en septembre 1914 mais 10 000 en fin d’année)40. Face à l’enlisement du conflit et certains éléments faisant scandale auprès de la population britannique comme la tentative de blocus par les allemands, une nouvelle politique se met en place concernant les civils allemands : tous les individus pouvant combattre seront internés, les autres n’ayant pas ou plus l’âge pour le combat seront rapatriés41. Face à ce nombre considérable d’internés, les autorités britanniques auront aussi du mal à trouver des lieux d’internement42. Pour ce qui est des camps civils en Russie et dans l’empire ottoman, leurs données restent pour l’instant assez floues, même si on peut en déduire que les conditions d’emprisonnement y furent pénibles, en raison du climat notamment. Ainsi, les camps d’internement auront touché tous les pays belligérants en Europe et marqueront un chapitre important dans l’histoire du phénomène concentrationnaire.

Ainsi, la Première Guerre mondiale fut un épisode majeur du phénomène concentrationnaire. Elle marque un tournant dans ce dernier car l’internement prend une dimension internationale et la durée d’internement des prisonniers est de loin très supérieure à celle des camps coloniaux vus précédemment. De ce fait, entre 6,6 et 8 millions de soldats43 ont été faits prisonniers durant la Grande Guerre, sans compter le nombre de prisonniers civils (qui reste lui assez flou). Les camps de prisonniers viennent donc confirmer le nom de « guerre totale » donnée au premier conflit mondial car cela montre encore une fois l’exploitation d’un maximum de ressources (ici les prisonniers) pour soutenir l’effort de guerre et la victoire du pays. Cependant, les camps d’internement nés lors de cette guerre ne furent en rien comparables aux camps nazis de concentration et d’extermination, aux camps du Goulag en URSS ou encore aux camps vichystes en France durant la Seconde Guerre mondiale.

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1 : Seuls les soldats invalides ou atteints de graves maladies furent échangés, ce qui signifiait en fait leur détention dans les pays neutres comme la Suisse.

2 : Ce fut le cas des prisonniers allemands en France qui restèrent stationnés dans le pays jusqu’en 1920 parfois.

3 : Ex : établissement de mesures punitives dans certains États comme la diminution de nourriture et de courrier, ou encore la construction de « camps de représailles ».

4 : Par exemple, aménagement de bibliothèques ou de structures religieuses, pratique de sport, lecture de journaux, etc.

5 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « Les épreuves des prisonniers militaires », p.89.

6 : Ils sont acheminés par des wagons à bestiaux qui prennent quelques jours à arriver à bon port.

7 : L’Allemagne est en effet confrontée à un double front, ce qui double quasiment le nombre de prisonniers.

8 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « Le travail », p.112.

9 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « L’organisation des camps principaux », p.97.

10 : Certains détenus sont même parfois atteints de maladies nerveuses comme la dépression.

11 : Par exemple, ils n’ont souvent pas besoin de travailler.

12 : Comité International de la Croix-Rouge.

13 : Témoignage de Georges Vandamme sur le camp de Chemnitz de novembre 1915 à janvier 1916, Dr. De Christmas, Le Traitement des prisonniers français en Allemagne, Paris, 1917, p.80.

14 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « Les maladies », p.105.

15 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « Le travail », p.112.

16 : Becker Annette, Oubliés de la Grande Guerre, Paris, 2003, « Punitions et représailles », p.119.

17 : Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Jean-Jacques, Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, 2004, « À la marge de la guerre. Prisonniers », p.777.

18 : Très peu de ces ressortissants réussiront à partir du territoire français, du fait que les principaux transports sont réservés pour le départ des soldats français au front.

19 : Revue Quart Monde, article de Farcy Jean-Claude, Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale, « les étrangers de nationalité ennemie », p.1, http://www.editionsquartmonde.org/rqm/document.php?id=6028.

20 : Les fonctionnaires et les personnes à responsabilité importante en particulier.

21 : Personne aimant la France et tout ce qui y est lié.

22 : À condition qu’ils fassent partie des groupes nationaux persécutés par le gouvernement impérial allemand ou autrichien comme les serbes ou qu’ils aient été ou soient membres de la Légion étrangère française.

23 : Alliance entre la France, le Royaume-Uni et l’empire russe.

24 : Par exemple, les turcs ottomans présents sur le sol français rejoindront les camps après l’entrée en guerre de l’empire ottoman en novembre 1914.

25 : Notamment pour les individus faits prisonniers par l’empire allemand pendant la guerre et les révolutionnaires bolcheviks, les Alliés étant opposés à la révolution d’Octobre de 1917 en Russie.

26 : Alliance entre l’empire allemand, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, rejoints ensuite par l’empire ottoman.

27 : Revue Quart Monde, article de Farcy Jean-Claude, Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale, « suspects au plan national et indésirables», p.2, http://www.editionsquartmonde.org/rqm/document.php?id=6028.

28 : Kotek Joël, Rigoulot Pierre, Le siècle des camps, Paris, 2000, « La France ouvre des camps », p.101.

29 : Maladies pouvant contaminer les individus lors d’un rapport sexuel.

30 : Revue Quart Monde, article de Farcy Jean-Claude, Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale, « suspects au plan national et indésirables», p.2, http://www.editionsquartmonde.org/rqm/document.php?id=6028.

31 : Revue Quart Monde, article de Farcy Jean-Claude, Les camps d’internement de la Première Guerre mondiale, « suspects au plan national et indésirables», p.3, http://www.editionsquartmonde.org/rqm/document.php?id=6028.

32 : Kotek Joël, Rigoulot Pierre, Le siècle des camps, Paris, 2000, « La France ouvre des camps », p.102.

33 : Donc dans des lieux isolés et faciles à garder.

34 : Kotek Joël, Rigoulot Pierre, Le siècle des camps, Paris, 2000, « La France ouvre des camps », p.102.

35 : Par exemple, à la Ferté-Macé, un cinquième des « triés » sera envoyé par la suite dans les camps.

36 : Par exemple, en Corse ou sur l’île Longue au large de Brest.

37 : Après 1918, une épidémie de grippe espagnole se répand dans les camps et tue de nombreux civils encore non libérés.

38 : Ces derniers ayant voulu garder secret le plus possible leurs pratiques et méthodes d’internement durant la Première Guerre mondiale, et du fait d’une étude des historiens plus importante et centrée sur les acteurs clés du conflit : la France et l’Allemagne.

39 : Par exemple, les soldats faits prisonniers par l’empire ottoman devaient effectuer une longue traversée dans le désert en Turquie avant d’arriver dans les camps prévus à leur effet, où les conditions de détention était particulièrement difficiles en raison du climat aride.

40 : Kotek Joël, Rigoulot Pierre, Le siècle des camps, Paris, 2000, « La Grande Guerre », p.104.

41 : Le nombre de détenus passe ainsi de 19 000 en mai 1915 à 32 000.

42 : Par exemple, l’île de Man, des locaux industriels ou encore d’anciens parcs de loisirs, en l’occurrence Alexandra Palace, seront utilisés pour loger les détenus civils.

43 : Audoin-Rouzeau Stéphane, Becker Jean-Jacques, Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918, Paris, 2004, « À la marge de la guerre. Prisonniers », p.777.