Le fonctionnement des camps
De 1933 à 1945, la fonction des camps nazis va considérablement évoluer. En effet, si l’engrenage se met en place dès 1933 et fonctionne pleinement jusqu’en 1939, l’entrée en guerre de l’Allemagne va marquer le début d’une phase internationale impliquant l’arrivée massive d’internés non-Allemands ne pouvant pas, d’après l’idéal nazi, être rééduqués. L’emprisonnement provisoire ayant pour objectif la rééducation des détenus laisse ainsi sa place à un système dans lequel la libération des internés n’est plus envisageable, marquant un tournant radical dans la fonction des camps nazis.
Après cinq années d’établissement du système de camps à l’échelle nationale, les camps allemands ont eu tout le temps nécessaire pour s’organiser. Entre 1935 et 1939, le concept de détention préventive a évolué jusqu’à concerner tout individu présentant des « tendances » pouvant représenter une menace pour l’ordre social. Les camps ne sont plus construits dans l’urgence mais de manière planifiée ; coupés du monde extérieur afin de soustraire leurs activités au regard de la population, on les place sur des sites isolés, à proximité de villes importantes. Enfin, l’on retrouve une organisation similaire de l’espace des camps, divisés en trois parties : la première destinée à recevoir les détenus est faite de baraquements ceinturés de fils barbelés électrifiés. La seconde abrite l’état-major et la troisième la cité SS, éloignée de quelques kilomètres de la structure principale. Dans les camps, les unités Totenkopfverband, les « SS à tête de mort », sont en charge de l’essentiel des tâches. Les camps ne sont plus seulement des lieux de répression pour les opposants politiques mais un outil de contrôle et de terreur sociale, destinés à recevoir tous ceux considérés comme nuisibles à la société, selon l’idéologie nazie.
L’identité des détenus a donc évoluée. Aux opposants politiques s’ajoutent les Témoins de Jéhovah, homosexuels, Tziganes, criminels, Juifs, émigrés et plus généralement, les « asociaux », chaque prisonnier étant identifié par un triangle de couleur correspondant au prétexte de son emprisonnement.
Même avant le début de la guerre, tout est fait pour rendre la vie difficile aux internés. Le travail en lui-même est un outil de punition plutôt que d’éducation ; ainsi les prisonniers de Dachau construiront-ils une route quittant le camp pour y revenir, sans autre utilité que de les épuiser à la tâche. De plus, les règlements extrêmement stricts des camps s’accompagnent de punitions cruelles et humiliantes pour les détenus coupables d’infractions, en particulier pour les détenus juifs qui seront pour la première fois internés sous le seul prétexte de leur appartenance ethnique suite aux rafles de la Nuit de Cristal du 9 novembre 1938, à l’issue de laquelle plus de 30 000 juifs ont été arrêtés et incarcérés, mais qui faisaient déjà l’objet de violences particulières avant cette date. Malgré tout, les camps encore principalement peuplés de prisonniers Allemands conservent pour certains leur fonction éducative de réinsertion, mais la situation s’aggrave brusquement lors de l’entrée en guerre de l’Allemagne.
Les premiers étrangers à rejoindre les détenus allemands dans les camps nazis sont les opposants autrichiens résultant de l’Anschluss de 1938 et les prisonniers politiques tchécoslovaques dont l’arrivée va marquer le début d’une phase internationale de l’usage des camps qui prennent de l’ampleur l’année suivante avec le début de la Deuxième Guerre Mondiale.
La présence dans les camps de prisonniers étrangers ne pouvant pas faire l’objet d’une simple « rééducation » va mettre fin aux libérations d’internés. Les enfermements s’inscrivent dans la durée et n’ont pas vocation à prendre fin tant que la guerre persiste. Les prisonniers deviennent une main d’œuvre providentielle et de nouveaux camps fleurissent près d’usines ou de lieux d’extractions minières. Avec les conquêtes allemandes s’opère une expansion du système de camps qui vont se multiplier pour pouvoir accueillir les nouveaux prisonniers et commencer à apparaître hors d’Allemagne, comme c’est le cas d’Auschwitz. Avec l’arrivée massive de nouveaux internés, les conditions de vie dans les camps se dégradent brusquement ; les rations sont réduites et les maladies se propagent. Les résistants rejoignent à leur tour la population des camps avec la mise en œuvre du décret « Nuit et brouillard » du 7 septembre 1941 stipulant que toute personne représentant « un danger pour la sécurité de l’armée allemande » peut être déportée vers l’Allemagne.
Le nombre toujours croissant d’internés et la durée importante de la guerre vont prendre de court les autorités allemandes ; chaque nouvelle conquête entraîne une augmentation du nombre de déportés (principalement des juifs) que les camps ont de plus en plus de mal à prendre en charge. En juin 1941, l’invasion allemande de l’URSS menace de grossir une fois de plus le nombre des prisonniers et précipite la prise de décision de mettre en œuvre des actions plus expéditives et définitives au problème juif.
La question juive et la « solution finale »
Les juifs représentent, dès la prise de pouvoir du parti nazi, la cible principale de ce dernier. Les premières mesures antisémites consistent à mettre en place une ségrégation des populations juives mises à l’écart du reste de la population et de certains métiers, mais c’est par la distinction raciale mise en avant par les lois de Nuremberg, sur la protection du sang allemand, que le Reich sépare biologiquement et législativement Juifs et Aryens. Les juifs allemands perdent leur citoyenneté et dès 1933 certains d’entre eux quittent le pays. L’Anschluss et l’augmentation soudaine du nombre de juifs sur le territoire du Reich ouvrent le pas à une politique d’expulsion ; près d’un quart de la population juive d’Autriche est forcée à l’émigration entre 1938 et 1939 et plus de 80 000 juifs quitteront l’Allemagne même à la même période. Dans le même temps, la politique sociale antisémite s’accélère et se fait de plus en plus répressive. Avec le début de la guerre, le parti nazi s’emploie d’abord à « parquer » les juifs dans les camps ou dans des ghettos avant d’envisager la possibilité de les déplacer dans une réserve à Madagascar, projet irréalisable en temps de guerre.
L’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne marque un tournant dans la politique antisémite du Reich, une solution plus expéditive est trouvée au « problème juif » : l’extermination.
Après l’invasion de l’URSS, les Einsatzgruppen, groupes d’intervention formés de policiers allemands et de SS chargés dès l’Anschluss d’assassiner de manière systématique tout opposant au régime nazi, entament des tueries de masse à l’encontre de communautés juives en Union soviétique occupée. Après avoir d’abord visé les cadres et membres du parti communiste ce sont les juifs des territoires conquis (hommes, femmes et enfants) qui sont massacrés systématiquement.
Aux fusillades succèdent les camions à gaz itinérants puis, dès 1942, les camps d’extermination. Six camps, tous situés en Pologne, vont assurer la fonction de camps d’extermination apportant une « solution finale » au problème juif : Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz–Birkenau et Majdanek. Leur fonction est l’extermination méthodique et systématique des prisonniers qui y sont acheminés. Dans le cas des camps de Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka, les déportés passaient directement des trains qui les transportaient aux chambres à gaz où ils étaient mis à mort dès leur arrivée. Les camps d’Auschwitz et de Majdanek, quant à eux, étaient des camps de concentration qui furent aménagés pour répondre à leur nouvelle fonction, avec des chambres à gaz et des fours crématoires. Chelmno est le premier camp de la mort à ouvrir dès décembre 1941, il est suivi par Belzec, Sobibor et Treblinka, tous trois ouverts dans le cadre de l’Action Reinhard afin d’exterminer systématiquement les juifs de Pologne mais c’est le camp d’Auschwitz-Birkenau qui fut le plus important centre d’extermination avec plus de 6000 gazés par jour au plus fort des déportations. A leur arrivée dans les camps de la mort, une petite patrie des prisonniers juifs est sélectionnée pour rejoindre le Sonderkommando en tant qu’ouvriers chargés de disposer des cadavres. Ces équipes de « nettoyage » voient passer plus de 1 100 000 juifs1, homosexuels ou résistants abattus dans le seul camp d’Auschwitz. Dans le cas des trois camps de l’action Reinhard, c’est 1,5 millions de juifs de plus qui sont exterminés aux côtés de tziganes, de polonais et de prisonniers de guerre soviétiques.
La « solution finale », mise en pratique dans les camps d’extermination nazis, s’opère dans le plus grand secret afin d’éviter d’entraver le processus d’extermination. Les autorités nazies ont notamment recours à un langage codé ; les exécutions deviennent « traitement spécial » (Sonderbehandlung) et les mises à morts dans les chambres à gaz « mission spéciale » (Sonderauftrag) tandis que les prisonniers chargés de faire disparaître les corps sont de « corvée spéciale ». Ce souci du secret se poursuit jusqu’à la fin de la guerre ; face à l’avancée soviétique, les camps sont évacués en urgence et l’on cherche à dissimuler les preuves. En 1944, Himmler ordonne des travaux de démantèlement des fours d’Auschwitz, qui commencent dès décembre 1944 jusqu’à ce que les structures soient purement et simplement dynamitées en janvier 1945, mais l’horreur des camps a déjà été révélée à mesure que les armées Alliées progressaient sur le territoire du Reich.
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1: US Holocaust Memorial Museum