Administration par l’Occupant
L’idée de la collaboration s’installe progressivement dans les mentalités. La collaboration économique française verra bientôt 80 % de la construction automobile et 100 % de la construction aéronautique destinées à l’effort de guerre allemand. La France enverra vers l’Allemagne la moitié de sa production sidérurgique et les trois quarts de son minerai (1) de fer. Au niveau culturel, Goering charge les responsables allemands en France de la sécurisation des œuvres d’art du patrimoine français qui est en réalité un pillage qui ne dit pas son nom. L’ambassadeur écrit : « Nous devons assurer la mise en sécurité express des trésors d’art français des musées parisiens ou de la zone occupée, tout comme les œuvres appartenant à des juifs ». Très vite, les trois grandes salles du Louvre ne suffisent plus à stocker fresques, tableaux, sculptures ou meubles. On annexe alors le Jeu de Paume, où Goering vient faire son marché, pour alimenter sa collection privée. C’est par camions entiers que les œuvres partent vers l’Allemagne, sans aucune protestation du gouvernement de Vichy. Enfin, les allemands font main-basse sur les grandes entreprises dirigées par des français d’origine juive. C’est le cas des Galeries Lafayette, un des plus grands magasins parisien. Son propriétaire est remplacé par un administrateur allemand et l’ensemble des recettes est consigné sur un compte de la caisse des dépôts, duquel elles ne doivent en théorie pas sortir. En théorie, car l’argent de ce compte va être envoyé en Allemagne.
Ayant tout accepté jusque-là, le gouvernement français se décide à réagir, et annule par décret tout aryanisation des entreprises. Le général Elmar Michel (responsable de la Section économique de l’administration allemand en France) connait son premier conflit avec Vichy et n’a d’autres choix que d’obtempérer. Les administrateurs allemands doivent partir et céder la place à des régisseurs nommés par Pétain. Ainsi, l’Etat français fera main-basse sur les affaires de nombreux entrepreneurs juifs. 47 000 entreprises sont ainsi mises de force sous la tutelle de Vichy (2). Egalement, une grande partie de la production agricole est envoyée en Allemagne, contribuant, avec le blocus maritime, à plonger le pays dans la misère. Désormais on ne s’alimente plus qu’avec des tickets de rationnement. (3)
Sous la pression allemande, une exposition est organisée à Paris : ‘’Le Juif et la France’’ créée de toute pièce les boucs émissaires de la France. L’exposition recevra plus de 200 000 visiteurs et une large distinction des autorités occupantes. Après une première rupture dans le gouvernement de Vichy, Pétain exclut Laval de son gouvernement. Le Maréchal nomme le nouvel homme fort, un officier supérieur comme lui, dont il apprécie la rigueur et la loyauté. Ministre de la Marine, des Affaires Etrangères, vice-président du Conseil, l’amiral François Darlan est officiellement désigné successeur du Maréchal. Ce dernier promulgue une nouvelle loi sur le statut des juifs, et inaugure le Commissariat Général aux questions juives. Recensements, fichages, spoliations et bientôt arrestations, le Commissariat devient le rouage administratif d’un antisémitisme d’Etat, de plus en plus compatible avec l’occupant. Ce statut définit qui est juif et s’applique à interdire aux juifs la pratique de plusieurs professions notamment dans le service public. Visant à réduire l’ « influence » des juifs dans la vie publique des français, il interdit aux juifs les métiers de la radiophonie et du cinématographe.
Enfin, l’occupant ordonne l’internement des juifs étrangers et apatrides dans les camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, des camps gérés par les gendarmes français. La politique antisémite de Vichy se synchronise progressivement avec la logique nazie. Hitler veut maintenant un engagement militaire de la France à ses côtés. Le Führer est cassant : « je tente cette politique de collaboration pour la dernière fois, si la France ne comprend pas, la leçon qu’elle vient de recevoir serait peu de chose au regard de ce qu’il adviendrait ». Alors Darlan va pousser la collaboration vers son sommet. Ainsi vont être négociés les Protocoles de Paris. Par ces accords, la France offre les bases militaires du territoire aux allemands. Mais Pétain se plaint à Goering, car la France, malgré les concessions, n’obtient rien des allemands : « J’ai compris que la collaboration impliquait de traiter d’égal à égal ; s’il y a en haut un vainqueur et en bas un vaincu, il n’y a plus de collaboration, il y a ce que vous appelez un diktat ».
Après les œuvres d’art, les allemands vont étendre un peu plus leur contrôle sur la culture en France, notamment sur la littérature. Goebbels vient en effet de superviser l’assainissement de la littérature française, soit 2 000 titres et 850 noms à éradiquer des bibliothèques et des librairies. Abetz poursuit son objectif de fragmentation du monde politique français ; pour cela, il favorise l’émergence des collaborationnistes. Avec eux, il n’est plus question de s’accommoder de l’Occupation comme le fait Vichy, mais de vouloir la victoire de l’Allemagne nazie. Jacques Doriot, un ancien du Parti Communiste dont il fut exclu, dirige le Parti Populaire Français, le plus important des partis collaborationnistes, avec 30 000 adhérents, la plupart issus de l’extrême-droite. Il veut en faire l’équivalent du Parti National-socialiste allemand, et rêve de prendre la tête d’un gouvernement fasciste. D’un autre côté, Marcel Déat a pour ambition de créer une Europe socialiste et nazie, conformément à une idée de rassemblement de la gauche collaborationniste. Son parti, le Rassemblement National Populaire, regroupe moins de 20 000 militants (4). Il cherche par tous les moyens à peser sur la politique de Vichy. Derrière ces deux leaders, se développent plusieurs partis d’extrême-droite, comme le Mouvement Social Révolutionnaire, d’Eugène Deloncle (fondateur de la Cagoule). Et plus d’une vingtaine de journaux collaborationnistes voient ainsi le jour, tirant parfois à plus de 100 000 exemplaires, comme Je suis Partout et Au Pilori (5).
Le 8 juillet 1941, deux semaines après l’attaque de l’URSS par l’armée allemande, des collaborationnistes et des dirigeants de la Zone occupée et de la Zone libre fondent la Légion des Volontaires Français contre le Bolchévisme, devenu le nouvel ennemi de l’Europe nazie. En s’engouffrant dans ce combat, la collaboration franchit un cap. Des Français vont volontairement porter l’uniforme allemand et combattre aux côtés de la Wehrmacht. Certains à Vichy dénoncent cette politique de collaboration, et jouent double-jeu, un pied dans le système de Vichy, un autre dans les mouvements de résistance. C’est le cas pour quelques fonctionnaires, en réalité une minorité, attachés à la république, qui constate la déroute du Régime.
A Vichy, les allemands ne font plus confiance à l’amiral Darlan, ils le soupçonnent d’être en connivence avec les Américains, qui viennent d’entrer en guerre. Pétain charge alors Laval de former un nouveau gouvernement, mais limite son pouvoir en imposant Darlan comme chef des armées et dauphin officiel. Laval nomme René Bousquet comme nouveau chef de la police développant avec les Allemands la collaboration policière. L’objectif est d’anéantir les résistants, leurs mouvements commencent à se structurer. La collaboration policière conduira à l’arrestation de plus de 70 000 personnes. Les procès sont des parodies de justice, les allemands condamnent arbitrairement à la peine de mort la quasi-totalité des résistants ou opposants arrêtés. La répression allemande s’accentue et pour un allemand tué, Hitler réclame l’exécution d’une centaine d’otages français, prélevés dans les prisons. Reinhard Heydrich, l’architecte de la Shoah (extermination des juifs d’Europe), vient à Paris sur ordre d’Hitler. Ce sont désormais des SS qui vont coordonner l’appareil répressif en zone occupée. Leur chef est Carl Oberg, que l’on va bientôt surnommer le Boucher de Paris. La collaboration passe maintenant à une totale soumission de la police française qui gardera l’apparence de son indépendance.
La huitième ordonnance allemande impose aux juifs de la zone occupée le port de l’étoile jaune. Trois étoiles sont distribuées pour chaque juif dans les commissariats et les préfectures. Après le port de l’étoile, Oberg exige de la France la déportation vers l’Allemagne de cent mille juifs ; et ce sont des policiers et gendarmes français qui arrêteront des juifs étrangers. Car il impose un distinguo entre juifs étrangers et juifs français, qu’il prétendra ainsi protéger. Ce général SS poursuit cette politique en proposant d’y inclure les enfants et adolescents de deux à quinze ans. Il s’explique devant le Conseil des ministres le 10 juillet 1942 : « Dans une intention d’humanité, je suggère que les enfants soient autorisés à accompagner leurs parents » (6). La question surprend jusqu’à Berlin, qui met dix jours pour répondre.
Le 14 juillet, Adolf Eichmann, coordinateur de la destruction des populations juives, téléphone sa réponse : les enfants peuvent être déportés. Dès le lendemain, René Bousquet ordonne une grande rafle dans la capitale. Ces arrestations sont rendues possibles grâce au travail d’André Tulard, sous-directeur des affaires juives à la Préfecture de police, qui a réalisé un gigantesque fichier de 150 000 noms (dit « fichier juif » ou « fichier Tulard »). Les 16 et 17 juillet 1942, la police française procède à Paris à l’arrestation de 12 884 juifs étrangers et apatrides. La plupart sont parqués au Vélodrome d’Hiver, première étape de leur martyr qui les conduira aux camps de la mort. Et Pierre Laval assume, en déclarant : « Rien ni personne ne pourra nous dissuader de mener à bien la politique qui consiste à purger la terre de France des éléments indésirables, c’est-à-dire sans nationalité ».
Toutefois, des associations catholiques et protestantes dénoncent le sort infligé aux juifs. Plusieurs évêques dont celui de Toulouse, Monseigneur Jules Saliège, font lire dans leurs églises : « Les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes, ils font partie du genre humain, ils sont nos frères comme tant d’autres. Un chrétien ne peut l’oublier ». Des voix dissonantes au sein d’une Eglise pourtant disposée à défendre le régime officiel s’élèvent alors.
Depuis le printemps 1942, la guerre qu’Hitler mène contre l’Armée rouge épuise la Wehrmacht. Il veut compenser ce manque d’hommes par de la main-d’œuvre étrangère. Fritz Sauckel (surnommé le « négrier de l’Europe ») est chargé d’organiser le recrutement général, il se rend sur-le-champ à Paris et réclame 250 000 hommes. Puis il conclue : « Si la France veut vraiment collaborer, qu’elle le prouve ».
Devant ce chaos politique, Pétain signe l’acte constitutionnel accordant à Pierre Laval les pleins pouvoirs et les droits de succession. Alors que Pétain veut rassurer les français sur sa politique, Pierre Laval leur inflige une nouvelle contrainte, le STO (Service du travail Obligatoire). La relève en effet n’a pas fonctionné. A peine 50 000 français sont partis travailler en Allemagne et les allemands exigent toujours 200 000 travailleurs. Cette fois, il n’est plus question de volontariat mais de travail forcé. La collaboration, censée protéger les français, les expose en première ligne. Le préfet d’Orléans écrit : « Le STO a fait naître au sein de la population une résistance profonde contre le gouvernement ». Laval va même créer une nouvelle force de répression, la Milice, qui est une police politique, chargée de traquer par tous les moyens les résistants, les réfractaires et les juifs. Rafles, tortures, massacres en tout genre vont faire des trente mille miliciens les hommes les plus du craints régime. Les Communistes font aussi l’objet de la répression de la police vichyste notamment des « Sections spéciales ». C’est ainsi qu’est créé le Service de Police Anti-Communiste ou S.P.A.C par Pierre Pucheu, secrétaire d’État à l’intérieur, en octobre 1941, quelques mois à peine après l’opération Barbarossa.
Depuis la défaite de Stalingrad, la suprématie de l’armée allemande vacille. Le Führer est entré dans ce qu’il nomme la « Guerre totale ». Il exige une complète mobilisation des ressources des pays occupés. Jean Bichelonne, le ministre de la production industrielle, met 15 000 entreprises du BTP au service du Reich. Avec son homologue allemand Albert Speer, il signe un accord permettant aux français de travailler pour l’Allemagne mais en France. C’est la mobilisation Todt, chargée de construire sur la côte Ouest le Mur de l’Atlantique. Au nom de la collaboration, ce sont désormais trois millions de français qui travaillent pour l’Allemagne nazie.
La France est devenue le premier fournisseur d’ouvriers qualifiés du Reich. Vichy devient un état milicien, une machine répressive. Tous les mois, plus de 40 000 français sont arrêtés, interrogés, torturés. Les exécutions s’enchaînent, les résistants sont traqués et les réseaux parfois anéantis.
A Paris, les collaborationnistes ont triomphé. Ils cherchent maintenant à recruter de nouveaux volontaires, à engager dans la Waffen-SS. Alors, qu’au même moment, à Alger, s’ouvre le premier procès d’un collaborateur, Pierre Pucheu, ministre de l’Intérieur en 1941, est traduit devant la justice du Gouvernement Provisoire de la République Française. Sa condamnation à mort et son exécution immédiate sonnent pour les collaborateurs comme un prologue annoncé de leur propre fin. Le 26 avril 1945, Pétain décide de se rendre. Le Maréchal est emprisonné au Fort de Montrouge (Val-de-Marne). Quant à Pierre Laval, il a fui vers l’Espagne. Deux mois après la capitulation allemande, l’épilogue de la collaboration va se jouer dans un tribunal. A compter du 25 juillet 1945, La Haute cour de justice est chargée de juger 108 personnes, dont le chef de l’Etat français et les membres de ses gouvernements (7).
[1] AZEMA Jean-Pierre, BERIDA François, La France des années noires, Le Seuil, 2000
[2] EISMANN Gaël, Hôtel Majestic, Ordre et sécurité en France occupée (1940-1944), Tallandier, 2010
[3] Le nombre de calories nécessaires est fixé par Goering à 2 000 pour un adulte actif, et seulement 690 pour une personne âgée.
[4] PESCHANSKI Denis, Vichy, 1940-1944. Contrôle et exclusion, Complexe, 1997
[5] LABORIE Pierre, Les français des années troubles, Desclée de Brouwer, 2001
[6] KUPFERMAN Fred, Pierre Laval, Tallandier, 2006
[7] Paxton Robert, La France de Vichy, 1940 – 1944, Paris, Editions du Seuil, 1973