Le cas unique du génocide arménien

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Etudier le cas du massacre arménien est toujours chose délicate. En effet, le gouvernement turc refuse de reconnaître son existence et d’ouvrir ses archives ce qui est l’obstacle majeur quand on veut se pencher sur ce phénomène. Le vaste débat oppose ceux qui sont persuadés que le gouvernement de l’Empire Ottoman a décidé et organisé un véritable génocide et ceux qui préfère penser qu’ils n’y a jamais eu volonté délibérée d’extermination malgré des centaines de milliers de morts. Si on ne souhaite pas parler de génocide malgré l’ampleur de la catastrophe humaine, on peut au moins admettre l’idée de massacres génocidaires. Il n’y a plus d’Arméniens dans les régions de grande et petite Arménie alors qu’ils étaient 2 millions il y a tout juste un siècle.1

S’il est important de comprendre ses questions intrinsèques au génocide avant d’étudier quoi que ce soit sur les Arméniens, recentrons-nous rapidement sur notre sujet : la question des camps de concentration. On peut se poser la question de la présence ou non de véritable camps dans l’autre génocide majeur du 20ème siècle. Nous commencerons notre étude en s’attardant sur l’élaboration du génocide en lui-même avec ses différentes phases puis nous aborderons plus spécifiquement la création des camps pour les Arméniens, leur installation et enfin leurs rôles.

L’élaboration d’un génocide

Dans les années 1910-1914, les Jeunes-Turcs se radicalisent pour porter à son apogée l’idéologie du panturquisme qui veut rassembler tous les peuples turcophones sous la même bannière de l’Empire Ottoman. Les Arméniens apparaissent alors comme un obstacle majeur à ce nationalisme turc exacerbé. L’idée que les Arméniens puissent gagner en autonomie ou même faire sécession est tout bonnement insupportable pour les membres de l’Ittihad.2

Le travail de Joël Koteck et de Pierre Rigoulot distingue quatre phases au génocide arménien qui correspondent toutes à des étapes fortes qui ont leur idéologie propre et qui visent une classe sociale spécifique.

La première phase vise principalement les élites et les militaires d’origine arménienne. Elle couvre la période des mois d’avril et mai 1915 et se concentre sur leur extermination. Pendant ces quelques mois, on procède à une épuration ethnique totale de l’administration et de l’armée. Il est en effet logique que les Turcs aient pu penser que l’élimination du reste de la communauté arménienne serait grandement facilitée une fois les soldats arméniens tués et l’élite urbaine anéantie.

La deuxième phase du génocide est bien différente de la première par son ampleur. Elle couvre la période allant des mois d’avril à juin 1915. Durant ces trois mois, les Jeunes Turcs ont tout simplement torturé et exécuté juste à côté d’un grand nombre d’agglomérations les notables locaux et les membres de la vie politique arménienne. Les membres des partis arméniens ne sont pas les seuls à être visés car la menace finit par s’étendre sur tous les hommes valides en âge de prendre les armes.3 Ceux qui ne sont pas tués immédiatement sont envoyés sur le chemin des convois et des déportations. A noter qu’il faudra attendre cependant la troisième phase du génocide pour voir apparaître des actes de déportations plus généralisés et donc massifs. La deuxième phase est donc là pour assurer, dans l’optique des Turcs, une population  jetée sur les routes du désert quasiment exclusivement composées de femmes, d’enfants et de vieillards. La logique est simple : faire mourir un maximum de gens lors de longues transhumances sans fin dans les régions les plus rudes de l’Empire. C’est parallèlement à ses déportations que vont apparaître les camps de concentration sur l’actuelle frontière du Moyen-Orient.4

Comme dit précédemment, la troisième phase se caractérise par des déportations massives qui ont lieu dans quasiment toute la Turquie. De nombreux axes majeurs de déportations sont créés et ce sont quelques 870000 Arméniens qui ont été déportés et réinstallés en Syrie.5 Pour cette phase, il est important de noter le rôle majeur d’un acteur bien particulier. En effet, l’extermination des Arméniens est ici supervisée par l’Organisation spéciale (Techkilat i Mahsoudé) Ittihad qui dispose alors d’une emprise totale sur le gouvernement.6 Cet Etat dans l’Etat fonctionne de manière autonome grâce à ses militants qui sont d’anciens repris de justice ou autres et qui peut ainsi constituer le véritable bras armé des Jeunes-Turcs dans l’élaboration du génocide. Ces longues processions d’Arméniens sont régulièrement la cible d’attaque par des bandits à la solde du gouvernement et ils subissent alors les pires traitements afin de s’assurer de ne pas les voir survivre très longtemps à cette marche. Le racket, le viol, des pratiques d’exécutions malsaines… tout cela est monnaie courante pour tous les déportés.

La dernière phase du génocide, la quatrième s’attaque aux populations arméniennes d’Asie mineure, de Thrace et de Cilicie. Face à l’afflux qui représente l’arrivée de ces dizaines et dizaines de milliers de personnes, la construction de lieux de destination pour les déportés devient nécessaire. L’expédition systématique de ces populations dans des camps de Syrie-Mésopotamie provoque la construction d’un très grand nombre de pseudo-camps tout le long de l’Euphrate.7 Désormais, ces camps de la mort et les marches de la mort que subissent les arméniens sont combinés pour enterrer toute espérance de survie pour le peuple arménien.

Les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie

L’existence de 25 camps est prouvée par des archives et des témoignages.8 La grande majorité se situe sur le cours de l’Euphrate. Toute la documentation qui nous est parvenue utilise de manière récurrente le terme de camp de concentration mais on est en droit de se demander si la forme qu’ont pris ces camps est similaire à d’autre exemples connus.

Il n’est absolument pas question de nier l’existence de ces camps mais il convient de les resituer dans leur contexte pour bien comprendre leur très grande spécificité. Du point du vue de leur nature tout d’abord les camps turcs ne possèdent aucun mirador, il n’y a pas de fils barbelés ou de chiens, de baraquements et les soldats et les gardes ne sont absolument pas nombreux. Tous ces symboles récurrents de tout système concentrationnaire sont absents ce qui les rends très différents par nature des camps de camps de concentration « classiques » nazis, soviétiques ou chinois. D’autre part, la fonction des camps turcs diffère aussi totalement. Ici, il n’est pas question d’isoler, de punir et encore moins de rééduquer en profitant d’une main-d’œuvre. On est alors tenté de dire qu’ils n’appartiennent même pas à la famille des camps de concentration mais plus à un genre nouveau qui consiste plus simplement à laisser pourrir ses détenus. Il ne faut pas non plus oublier que ces camps ne sont qu’une étape avant de reprendre une marche forcée dans le désert vers une autre destination, donc un autre camp. Les convois finissent par se réduire logiquement à quelques personnes qu’on peut plus facilement assassiner.

S’il est nécessaire de les comparer à un exemple connu, on pourrait faire le rapprochement avec les ghettos juifs de Pologne et d’Ukraine. Ce sont des antichambres de la mort, de vastes mouroirs.1 En effet, tout comme les ghettos de la Seconde Guerre Mondiale, ces camps sont le fruit d’une désorganisation totale et extraordinaire mais au final savamment pensée pour être un des rouages d’un phénomène génocidaire. Si tout n’est pas fait pour tuer les réfugiés, c’est plutôt que rien n’est fait pour assurer leur survie d’où l’appellation de mouroir.  Si les autorités jugent qu’ils ne meurent pas assez vite, il est toujours temps de lancer une expédition violente à l’intérieur du camp. Elle est organisée par l’Organisation Spéciale avec l’aide de milices arabes ou tchétchènes. Cela peut surprendre de prime abord mais ces expéditions ne sont pas courantes dans les camps selons les témoignages.10 Ces centres de transit, qui ne sont au final que de vastes terrains vagues avec quelques tentes pour le plus chanceux ou fortunés, ne font pas l’objet d’une surveillance étroite ou de violentes répressions. En effet, les déportés sont affamés, malades et dévêtus et ne peuvent donc pas se rebeller. En outre, une tentative d’évasion est suicidaire vu que le désert offre au camp une limite naturelle.

Au vu de tout ce qui précède, on se rend compte à quel point le génocide arménien est un cas particulier dans l’histoire des systèmes concentrationnaires. La désorganisation flagrante, la surveillance minimale et le manque d’infrastructures contrastent avec le soin méthodique et pragmatique qu’ont mis les communistes russes et asiatiques et les nazis à organiser leurs camps. Tout montre que les camps turcs avaient pour unique et seule fonction d’être des mouroirs. Mais la spécificité de ce génocide tient, sans nul doute, à l’existence de ces grandes transhumances à travers tout l’Empire qu’ont vécues les déportés. De grandes marches dont le seul objectif était la mort par des moyens variés, que ce soit sur les routes du désert ou dans les centres.

 

1 J. TOYNBEE, Arnold. Le massacre des Arméniens, Éditions Payot, 1987.

2 Comité Union et Progrès

3 CHALIAND, Gérard. TERNON, Yves. 1915, le génocide des Arméniens, Éditions Complexe, 1980.

4 RIGOULOT, Pierre. KOTEK, Joël. Le siècle des camps, Éditions Jean-Claude Lattès, 2000.

5 J. TOYNBEE, Arnold. Le massacre des Arméniens, Éditions Payot, 1987.

6 RIGOULOT, Pierre. KOTEK, Joël. Le siècle des camps, Éditions Jean-Claude Lattès, 2000.

7 MUTAFIAN, Claude. VAN LAUWE, Eric. Atlas historique de l’Arménie, Éditions Autrement, 2001.

8 RIGOULOT, Pierre. KOTEK, Joël. Le siècle des camps, Éditions Jean-Claude Lattès, 2000.

9 RIGOULOT, Pierre. KOTEK, Joël. Le siècle des camps, Éditions Jean-Claude Lattès, 2000.

10 CHALIAND, Gérard. TERNON, Yves. 1915, le génocide des Arméniens, Éditions Complexe, 1980.