Le développement des cultures dans ce milieu précaire

Un accès qui diffère selon les communautés internées

Tapia Jimenez, Enrique. L’oeil de l’exil : l’exil en France des républicains espagnols. Toulouse: Privat, 2004, p. 33

Argelès : Il y a de l’affluence au « parloir ».
De quoi peuvent-ils bien parler ? De la misère du présent ou de l’espoir de l’avenir ?
Photographie d’Enrique Tapia Jimenez

Dans les camps, on note un accès inégal des internés à la culture. Les internés sont divisés dans le camp, une séparation stricte s’opère entre les Espagnols, les Juifs et les Tziganes. C’est pour cela, qu’entre les internés, les échanges sont sommaires, on connait peu l’autre. Les Juifs sont encore plus mis à l’écart que les autres communautés. Ils figurent dans un camp qui est lui-même dans le camp. Ils ne sont pas libres d’aller et de venir, ils n’ont pas de liberté de circulation. Le calme prévaut sur les activités culturelles, le seuil de tolérance est bas pour les populations juives. C’est le contraire pour les Espagnols, les autorités du camp sont moins sévères, plus permissives.

La culture se développe principalement pour les réfugiés espagnols qui l’organisent dans les camps dès leur arrivée en 1939. Il faut signaler l’ampleur de la production artistique et littéraire des internés espagnols. Au contraire, on ne possède que très peu d’informations sur les autres groupes d’internés : les Juifs et les Tziganes. Cela s’explique par le fait que pour les Espagnols, il s’agit juste d’un camp d’accueil pour les réfugiés, qui sont arrivés de manière rapide. L’État français ne s’y attendait pas, il n’avait pas prévu de les interner, c’est une solution de rapidité pour faire face à une situation d’urgence. Alors que, pour les Juifs et les Tziganes, c’est une décision mûrement réfléchie, influencée par la politique nazie de l’internement du 4 octobre 1940. Pour ces deux populations, les camps d’internement du Sud-Ouest constituaient des camps de transit, avant d’être envoyées à Drancy, puis vers les camps d’extermination nazis.

Pour les Tziganes, comprenant forains, marchands ambulants et nomades, il faut souligner qu’ils causaient beaucoup de bruit. Ils jouaient des instruments et chantaient. Lorsqu’ils s’échappaient du camp, on ne cherchait point à aller les rattraper, signala Héléna MASS, déportée juive au camp de Rivesaltes.

Une « culture des sables » se développe

La transmission de savoirs à même le sol entre professeurs et étudiants était courante dans les camps. C’est l’historien Jean Claude Villegas qui utilise pour la nommer les termes de “culture des sables”. Il fait ainsi référence au lieu où se développait cette forme d’études, c’est-à-dire sur le sable des plages où étaient internés les réfugiés espagnols.

VILLEGAS, Jean-Claude (sous la direction de), Plages d'exil : les camps de réfugiés espa-gnols en France, 1939, Nanterre, Bibliothèque de Documentation Internationale Contempo-raine, 1989 p. 123.

Adossés à un baraquement, quelques réfugiés suivent un cours d’alphabétisation donné en plein air.

La “culture des sables” est donc constituée par un ensemble de dispositifs de terrain, permettant le partage d’enseignements sur l’art, la littérature, la musique, mais aussi l’initiation aux jeux d’échecs et de dames. Rassembler des individus permettait par ailleurs de mettre en place des pratiques sportives, comme des équipes de foot ou encore de la course à pieds. Certains camps ont été, plus que d’autres, témoins de ces installations, tel que le camp d’Argelès où les activités éducatives étaient particulièrement présentes et organisées. Afin de promouvoir ces échanges sociaux et culturels, les activités se sont centralisées en des lieux spécifiques. Les pièces concernées, qui servent tour à tour de salle de classe ou de réunion, sont appelées “baraques de la culture”.

En leur sein, se développent des associations diverses. Ainsi on assiste au développement généralisé d’une presse dite “parlée”, qui se diffuse dans le camp par le biais de haut-parleurs. Fonctionnant par intermittences contrôlées, elle permet d’exprimer à tous les nouvelles relatives au camp. Dans certains camps où les équipes possèdent des machines à écrire, la presse écrite est également présente. D’une manière globale, les acteurs de ces œuvres, “journalistes du sable”, se montrent impliqués et réguliers; leur travail donne une liberté plus grande à leurs déplacements parmi les différentes sections du camp.

Sur des initiatives étudiantes, quelques bulletins manuscrits, transmettant eux-aussi des actualités, sont distribués parmi la population, qui propage par la suite les informations en faisant tourner des copies, dont le nombre reste mince. Les difficultés de reproduction, qui sont en effet conséquentes, sont à mettre en lien avec le manque de moyens à disposition pour les éditions. C’est ainsi que les reproductions d’objets littéraires devient un enjeu majeur chez les membres de la “culture des sables”. On vise à recopier les quelques ouvrages présents dans les camps, comme des œuvres de l’Espagnol Federico Garcia Lorca, afin que leur diffusion soit deux fois plus rapide.

Se procurer de quoi créer

Lorsque des exilés ou des déportés entrent dans le camp, ils n’ont que très peu d’affaires personnelles emportées durant leur voyage; cette modalité n’échappe pas aux artistes. Excepté quelques photographes et musiciens, les individus internés doivent faire preuve de créativité pour produire de la culture.

Ils décident de se servir de matériaux disponibles en grande quantité au sein du camp, malgré leur originalité incongrue. On sculpte alors sur du bois, de l’os trouvé dans la soupe, de la tôle des baraques et surtout sur des blocs de savon. Par ailleurs, chacun établit sa part de commerce, comme le montre l’exemple du caricaturiste Luis Garcia Gallo, qui gagne son droit de sortie ainsi que du papier en établissant des portraits sur la demande du personnel du camp.

Par le biais d’œuvres d’entraide telles que l’OSE, la CIMADE, l’USC et les Quakers, les enfants reçoivent des jouets recyclés, des livres et même quelques bureaux. A Rivesaltes, on promeut le lien social en instituant trois foyers et en faisant importer quelques quatre cents livres ainsi que deux cent bureaux. Cependant, c’est encore relativement insuffisant en comparaison du nombre d’enfants internés. Les jeux s’adaptent, avec la création du “beli”, base-ball sans ballon, et le développement du scoutisme, activité nécessitant peu de matériel.

Quelques relations s’établissent avec l’extérieur, notamment par le biais de commandes artistiques. A Septfonds, le maire fait repeindre la mairie et le chemin de croix de l’église par deux républicains espagnols, Joseph Marti et Bonaventura Trepat. D’autre part, les productions effectuées à l’intérieur des barbelés attirent l’extérieur. Il est vrai qu’en 1939 le Barrio Chino, marché de deux kilomètres carrés organisé à l’intérieur du camp de Rivesaltes, fait l’objet d’un article de L’Indépendant des Pyrénées-Orientales, extériorisant de cette manière au niveau départemental une partie du quotidien des internés.

MOULINIE, Véronique, La Retirada : Mots Et Images D’un Exode, Carcassonne, éditions Garae Hésiode, 2009, p. 85

Dessin de Tomas Divi, représentant le « Barrio Chino »