Définition et origine du mythe du « bon sauvage »

Première apparition

        C’est au XVe et XVIe siècle que ce terme apparaît pour la première fois, dans les récits des explorateurs de la Renaissance : Christophe Colomb, Amerigo Vespucchi, Fernand de Magellan… Dans ces récits, les caractéristiques des civilisations rencontrées portent sur la quasi-nudité, les coutumes et les mœurs radicalement opposées à celles en vigueur en Europe, sur des connaissances très pointues dans certains domaines (architecture, pharmacologie). Les auteurs soulignent aussi de grandes lacunes dans d’autres (technologie militaire ou maritime).

De leur côté, les Européens, en arrivant sur d’immenses caravelles, possédant des armes à poudre ainsi que des chevaux, ont fortement intrigué ou impressionné les autochtones, plaçant les explorateurs et leur équipage dans une position de supériorité. Originellement le « bon sauvage » est donc un terme assez péjoratif, réduisant ces tribus à des sauvages ignorants et benêts, vivant sans ordre ni codes sociaux et n’étant pas vraiment humains.

Représentation de l'aborigène

Nicolas-Martin Petit, Nouvelle Hollande, Cour Rou Bari Gal, Musée Lapérouse, Albi.

 

Les Lumières et la conceptualisation du mot

        Montaigne dans ses Essais, des cannibales, aborde également le bon sauvage et en donne une vision que les philosophes des Lumières vont reprendre au XVIIIe siècle. Le bon sauvage devient alors un être innocent et pur, qui, tels Adam et Ève dans l’Éden originel, étaient nus et ignorants, mais heureux. Ils vivent grâce à la nature qu’ils protègent, sont bons, honnêtes, curieux et innocents, en opposition radicale avec des Européens supposés hypocrites, menteurs et lâches. Ainsi, l’apparente « bêtise » des autochtones ne seraient que l’expression d’une pureté divine, héritée de la genèse. Les « sauvages » deviennent alors des modèles de vertu, des « bons sauvages » et des exemples à suivre pour des Européens ayant succombé à la tentation et au péché.

Dans ses Essais, Montaigne prend très clairement la défense des indigènes et pose les bases du mythe du bon sauvage. Ainsi, dans le chapitre 6 du livre II, il narre l’arrivée de conquistadors dans une de ces terre nouvellement découverte. Les espagnols se décrivent alors aux autochtones, expliquant :

« Qu’ils étaient gens paisibles, venant de lointains voyages, envoyés de la part du roi de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, représentant Dieu en terre, avait donné la principauté de toutes les Indes ; que, s’ils voulaient lui être tributaires, ils seraient très bénignement traités ; leur demandaient des vivres pour leur nourriture et de l’or pour le besoin de quelque médecine ; leur remontraient au demeurant la créance d’un seul Dieu et la vérité de notre religion laquelle ils conseillaient d’accepter, y ajoutant quelques menaces. »
La réponse [des indigènes] fut telle : « Que, quant à être paisibles, ils n’en portaient pas la mine, s’ils l’étaient ; quant à leur roi, puisqu’il demandait, il devait être indigent et nécessiteux, et celui qui lui avait fait cette distribution, homme aimant dissension, d’aller donner à un tiers chose qui n’était pas sienne, pour le mettre en débat contre les anciens possesseurs ; quant aux vivres, qu’ils leurs en fourniraient ; d’or, ils en avaient pu, et que c’était chose qu’ils mettaient en nulle estime, d’autant qu’elle était inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardait seulement à la passer heureusement et plaisamment ; pourtant, ce qu’ils en pourraient trouver, sauf ce qui était employé au service de leurs dieux, qu’ils le prissent hardiment ; quant à un seul Dieu, le discours leur en avait plu, mais qu’ils ne voulaient changer leur religion, s’en étant si utilement servi si longtemps, et qu’ils n’avaient accoutumé prendre conseil que de leurs amis et connaissances ; quant aux menaces, c’était signe de faute de jugement d’aller menaçant ceux desquels la nature et les moyens étaient inconnus ; ainsi qu’ils se dépêchassent promptement de vider leur terre, car ils n’étaient pas accoutumés de prendre en bonne part les honnêtetés et remontrances de gens armés et étrangers ; autrement, qu’on ferait d’eux comme de ces autre, leur montrant les têtes d’aucuns hommes justiciés autour de leur ville. »

Montaigne Les Essais Livre II. Chapitre 6 « Des coches »

Cette mise en opposition de la culture européenne et de celle de ces indigènes est fondatrice du mythe du bon sauvage, du courant humaniste du XVIe siècle ainsi que de l’idéalisation des autochtones amérindiens. Les Espagnols sont présentés comme des envoyés du roi d’Espagne, qui s’est auto-proclamé seigneur de ces nouvelles terres et qui désire imposer la culture et les croyances européennes à ces tribus de gré ou de force. De plus les indigènes sont sensés offrir sans réserve leurs richesses et leurs territoires à ces autres humains prétendument supérieur.

        C’est cette vision que Diderot ou Rousseau reprendront par la suite dans leurs écrits pré-Révolution. Dans les différentes descriptions que les philosophes nous donnent du bon sauvage (Supplément au voyage de Bougainville pour Diderot, Le second discours de Rousseau), l’emphase est mise sur la gentillesse et la bonté d’âme des indigènes. On indique en effet leur indignation face au comportement des Européens qui saccagent la nature, sont possessifs envers leurs femmes ou leurs biens matériels et donc jaloux, qui violentent les plus faibles et prétendent que le monde leur appartient. À l’inverse, les Amérindiens partagent tout ce qu’ils possèdent, sont dénués d’envie ou d’orgueil, vivent en épicuriens et ont accueilli comme des frères des personnes qui veulent les asservir et conquérir leurs terres. 

Extrait du Supplément au voyage de Bougainville, de Diderot (1772) :

« Et toi, chef des brigands qui t’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? 0rou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l’as dit à moi-même, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une de vos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu’en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n’es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t’emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières ».

Dans ce conte philosophique, Diderot imagine un dialogue entre un navigateur et un vieux Tahitien. Alors que la plupart des autochtones se montrent triste du départ des Européens, le vieil homme met en garde ses compatriotes contre le retour possible de ces envahisseurs. Cependant, il semble important de remettre en contexte tous ces écrits, car aucun d’entre eux n’a été rédigé par un indien et ne viennent pas non plus de témoignages d’indigènes. Ce sont des écrits européens (français plus particulièrement), basé sur des récits de voyage d’européens. Ce n’est donc pas un tahitien qui critique de manière virulente le mode de vie occidental, mais bien Diderot. Il adresse donc un message fort à ses compatriotes, les mettant en garde contre la colère, l’orgueil, la jalousie…. Il est amusant de constater qu’indirectement, ce sont les sept péchés capitaux que Diderot vise chez les Européens, à une époque où les remises en question contre l’église sont de plus en plus virulentes. Il y a un désir évident d’émancipation des Français éclairés vis-à-vis de leur société, de leur religion et de leur ordre monarchique absolu. Les descriptions qui sont faites des sauvages sont similaires sur beaucoup de points : l’absence totale de cloisons sociales, une tolérance religieuse totale, pas de privilèges ou de droits pour une tranche de la population…

Mais les récits des voyageurs, Lapérouse en tête, ont rapidement démonté cette image. En effet ils décrivent les sauvages comme bien plus méprisables que les Européens sur de nombreux points, car ils n’ont pas de normes morale. On peut donc se demander pourquoi les philosophes auraient tant chanté les louanges d’hommes qui ne les méritaient visiblement pas. La première raison semble être la méconnaissance. En effet il est difficile de pouvoir parler précisément d’un peuple qui est à des milliers de kilomètres de là, qui plus est quand il n’y a pas de représentant dudit peuple sur place.

Enfin, le « Bon sauvage » et l’idéal qu’il véhicule semble beaucoup plus être une idée abstraite qu’une réalité. Les témoignages des Lumières apparaissent beaucoup plus comme une critique d’une société européenne qu’ils connaissent très bien, plutôt que comme une défense d’une culture indigène croisée au détour d’un livre. Derrière les reproches d’égoïsme, de jalousie ou de possessivité ressortent surtout des critiques contre la noblesse, la royauté et encore le clergé. Ainsi, le « bon sauvage » qui vit dans un monde sans inégalités, de manière altruiste et juste serait donc un modèle de vie non pas à reproduire, mais dont il faut s’inspirer.

Extrait du livre « Discours sur le fondement de l’inégalité parmi les hommes » de Rousseau (1755) :

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons, et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution. Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain ; aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui pour cela sont toujours demeurés tels ; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre ; et l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment, et mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé. »