J-180 : Des ambitions et des Hommes

    Nous retrouvons G. Bolts, le 2 février 1785, à 180 jours de ce que sera le départ de l’expédition Lapérouse, où il signe un reçu de 600 L. sur les dépenses secrètes de la Marine. Quelques jours plus tard, une lettre de Lapérouse à son épouse, datée du 8 février, laisse à penser qu’il est au courant d’un projet mais que « rien ne se décide »1. De Bolts à Lapérouse, en quelque sorte de l’idée à son accomplissement, le dessein d’un voyage de découvertes va prendre forme. Coordonné par le directeur des ports et arsenaux Fleurieu, autour duquel se retrouvent le roi, le ministre Castries et évidemment Lapérouse, l’entreprise va avoir plusieurs objectifs.


    Guillaume Bolts a travaillé, notamment pour l’Angleterre, dans le domaine du commerce, et plus particulièrement avec les colonies aux Indes. Il est très au fait de ce qui se passe dans ce secteur, et certainement au courant des résultats de la dernière expédition de Cook. Il propose donc au gouvernement français d’armer des navires pour commercer avec la côte Nord-Ouest de l’Amérique : la genèse du projet2. L’aspect immédiat et spéculatif du projet du hollandais va laisser place à une politique commerciale d’ensemble à long terme. Lapérouse sera chargé d’étudier toutes les nouveautés en matière de commerce maritime, d’assurer des débouchés au Japon et en Chine, afin de devancer les grandes puissances coloniales et commerciales. En cela, l’expédition a aussi un caractère politique, car pour être en avance sur ces puissances, il convient d’avoir connaissance de leurs activités même dans les mers lointaines. Lapérouse devra surveiller les colonies britanniques, se renseigner sur les possessions hollandaises, prendre des informations sur le commerce russe du Kamtchatka et aussi « s’informer exactement et en détails de l’état actuel du commerce des nations européennes à Canton »3. Ce que C. Gaziello n’hésite pas à qualifier d’ « espionnage politico-économique »4 trouve, de plus, une justification dans la recherche d’appuis maritimes stratégiques, qui avaient fait défauts lors des derniers conflits. À ces utilités politiques et commerciales, vient se rajouter le programme scientifique. La hiérarchie entre ces différents intérêts n’est pas explicitement définie, néanmoins, la pensée de continuer et de finaliser l’œuvre de Cook était dans l’air depuis un moment : l’environnement encyclopédique de l’époque y était favorable. N’oublions pas que Louis XVI était féru de géographie et qu’il insistait pour une mise à jour de la cartographie, ses observations finales synthétisent parfaitement le plan de navigation et ses grands axes : « la partie nord-ouest de l’Amérique », « les mers du Japon », les îles Salomon et la côte Sud de la Nouvelle-Hollande5. Pour terminer, fut adjoint à ces objectifs, un vaste programme d’études scientifiques pluridisciplinaires6. Il se compose de trois parties distinctes structurées : tout d’abord, les travaux des astronomes qui s’avèrent primordiaux car leur tâche est de relever précisément les coordonnées des terres rencontrées, le prolongement technique du plan de navigation ; en second lieu, viennent les travaux des ingénieurs qui complètent ceux des astronomes, en reconnaissant les espaces explorés pour en faire le relevé cartographique et connaitre le potentiel de ces terres ; enfin, viennent les naturalistes, physiciens, etc…, qui outre le fait de faire des observations sur la météorologie, la faune, la flore, les hommes rencontrés, ont pour mission d’étoffer la « collection destinée pour Sa Majesté »7. L’évolution et la différence entre le projet d’utiliser une filière commerciale nouvelle et l’entreprise finale à ambition universelle, montrent la volonté et l’érudition de l’époque nécessaire à une telle entreprise. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur des objectifs qui ne seraient que scientifiques et désintéressés, les ambitions politiques et de négoces ont une part considérable.

10168891_10202698142245946_244110070_n    Fleurieu est celui qui a le plus d’impact sur la préparation de l’expédition : « vous y avés autant penssé et réfléchi que si vous deviés vous-mesme faire ce voiyage »8. On le retrouve à toutes les étapes de l’élaboration du voyage, de sa genèse à son aboutissement. De plus, en ce qui nous concerne, c’est lui qui avance en premier le nom de Lapérouse pour diriger le voyage9, la préparation du voyage à la baie d’Hudson les aurait rapprochés. C’est aussi le lien entre les personnes influentes s’activant autour de la réalisation de ce projet. Charles-Pierre d’Éveux de Fleurieu est issu d’une grande famille de robe ; lui fit une carrière militaire. Même s’il ne reçut de commandement que sur le tard, il acquiert une grande expérience maritime et soldatesque. Il faut y rajouter ses accointances pour les ouvrages d’horlogerie de marine : il fut l’élève de Berthoud, horloger-mécanicien de la Marine, pendant un an. Laissant de côté la carrière militaire, il est nommé à d’importantes charges administratives liées au domaine maritime, comme inspecteur-adjoint du dépôt des Cartes et plans de la Marine, tout en suivant les « Lumières » de l’érudition. Dès la fin des années 1770, du fait de ses attributs, il est au fait de tout ce qui se passe dans les voyages européens, et de part sa crédibilité scientifique, au courant des avancées du monde savant. Pour cela, Fleurieu prend la proposition de Bolts à bras le corps en lui adjoignant des objectifs politiques, scientifiques et cartographiques, en sa qualité de directeur des ports et arsenaux. Une fois la résolution du voyage prise, « Fleurieu préside activement à sa réalisation pratique »10. Il rassemble en sa personne la quasi-totalité de la préparation : il échange des détails avec Lapérouse, il transmet les demandes relatives au ministre, il détient toutes les factures en rapport avec le voyage et participe activement à la nomination des techniciens qui collaborent au voyage. Son action se retrouve dans un travail de direction et de conception, il centralise les directives que Lapérouse demande de faire exécuter : « j’écris sans ordre les idées qui me viennent, à mesure qu’elle se présenteront je vous en fairai part »11. Néanmoins, son omniprésence est plus discrète lors des travaux sur les navires. Si, toutefois, Fleurieu et Lapérouse prennent l’initiative d’utiliser des bâtiments de charges et non des frégates12, tout l’armement et les aménagements se font par les directeurs des ports, en relation directe avec le ministre Castries. Il va de soi qu’officiellement, c’est le ministre de Castries, de part la volonté du roi, qui est en charge de toute l’organisation, mais « M. de Fleurieu assuma une tâche énorme »13. Toutes les qualités de Fleurieu seront récompensées a posteriori du voyage : Louis XVI le nommant ministre de la Marine en 1790, et gouverneur du Dauphin l’année suivante14.

10178335_10202698151366174_76071308_n    Le directeur des ports et arsenaux avait cependant des comptes à rendre, au moins officiellement, à son supérieur hiérarchique direct, le ministre de la marine, le maréchal de Castries. Celui-ci se charge de faire le lien entre Fleurieu et le roi, arbitre les demandes, et influence le roi pour le rallier. En effet, au sortir de la guerre d’Amérique, les finances françaises sont au plus mal et les coûts de l’expédition conséquents. Le soutien du ministre et son audience auprès du roi vont permettre l’octroi de crédits importants15. Il a été vu par ailleurs l’action de Castries sur les travaux menés pour les navires, mais il intervint également sur l’appui personnel de la proposition de Lapérouse comme commandant en chef de l’expédition. D’un rôle peut-être secondaire, il n’en a pas moins été décisif sur le choix de Lapérouse et permit le financement du projet. Encore plus haut sur l’échelle du pouvoir, et même à son point culminant : le roi. Même s’il ne convient pas de donner au rôle personnel de Louis XVI un caractère moteur, il n’en a pas moins eu une participation active au déroulement des préparatifs16. Il avait, tout d’abord, une véritable culture géographique et les compétences d’un géographe professionnel17, ensuite sa curiosité des voyages d’explorations lui avait permit d’obtenir des renseignements inédits sur les voyages de Cook : nous sommes en présence de quelqu’un d’extrêmement compétent. De ce fait, le roi donne des avis, annote les dossiers et signifie les principales transformations qu’il veut voir effectuer. L’aspect le plus caractéristique de son intervention est sa tempérance. Par exemple, il soutient le point de vue de Lapérouse de ne pas séparer les deux navires lors du voyage, par prudence il fait changer le calendrier du passage du Cap Horn, et faisant confiance à la pondération de Lapérouse, lui concède l’autorisation de changer le plan de campagne si des dangers se font sentir18.

Lapérouse a la confiance du roi, du ministre et du directeur des ports et arsenaux ; son choix n’a souffert d’aucunes réserves. De personnalité énergique et enthousiaste, il ne s’était pourtant pas positionné pour une mission d’une telle envergure, mais il ne la refusa pas pour autant, et ce malgré les insistances de son épouse19. Il n’est pas insensible aux honneurs et aux retombées d’une telle expédition : « Si nous remplissons les vues du ministre, il est certain que ce voiyage pourra être cité dans la postérité et nos noms surnager dans l’espace des siècles après ceux de Cook et Magellan »20. De sa nomination le 9 février 178521, au départ du 1er août de la même année, il se voue entièrement et exclusivement à sa tâche. Il se retrouve à toutes les étapes de l’élaboration du voyage et de la mise au point des questions essentielles : choix des savants, de l’équipage, l’armement des navires, le matériel à embarquer etc… La conception d’une telle expédition passe aussi par une préparation plus personnelle, c’est en ce sens qu’il fait rédiger un testament, léguant tout ses biens à son épouse et ainsi prémunit sa famille d’une possible issue tragique. Son implication est telle qu’elle frise le harcèlement, ainsi il écrit le 29 mars 1785 une missive à Fleurieu demandant audience : « Si vous pouvez me doner une minute ce matin, je passerai chés vous, et si vous avés autre chose à faire, vous me metrés à la porte »22.

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1 M. de Brossard, Rendez-vous avec Lapérouse, France-Empire, Paris, 1964, p.53.

2 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 29.

3 Annales maritimes et colonialesMémoires du roi pour servir d’instruction particulière au sieur de La Pérouse, M. Bajot, 1816, 2e partie, p. 31.

4 C. GazielloL’expédition de Lapérouse 1785-1788, C. T. H. S. Paris, 1984, p. 53.

5 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 55.

6 Ibid, f. 4

7 Annales maritimes et coloniales, Mémoires du roi pour servir d’instruction particulière au sieur de La Pérouse,  M. Bajot, 1816, 2e partie, p. 39.

8 Lettre de Lapérouse à Fleurieu, Archives nationale de la Marine, 3JJ 386, f. 329.

9 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 14.

10 C. Gaziello, L’expédition de Lapérouse 1785-1788, C.T.H.S., Paris, 1984, p. 71.

11 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 332.

12 Ibid, f. 29-34.

13 M. de Brossard, Rendez-vous avec Lapérouse, France-Empire, Paris, 1964, P. 53.

14 F. Chassériau, Notice sur M. le comte de Fleurieu, Firmin-Didot, Paris, 1856, p. 57.

15 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 339.

16 C. Gaziello, L’expédition de Lapérouse 1785-1788, C.T.H.S., Paris, 1984, p. 73.

17 P. Girault de Coursac, L’éducation d’un roi : Louis XVI, Gallimard, Paris, 1972, p. 195.

18 Annales maritimes et coloniales, Mémoires du roi pour servir d’instruction particulière au sieur de La Pérouse, M. Bajot, 1816, 2e partie, p. 24.

19 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 338.

20 Idem.

21 M. de Brossard, Lapérouse, Des combats à la découverte, France-Empire, Paris, 1978, p. 481.

 22 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 340.