Vivre ensemble

Quotidien et rituels

La vie quotidienne lors d’une navigation au long cours se définit comme l’ensemble des pratiques journalières de l’équipage. Le quotidien s’articule notamment autour  d’horaires et de règles de conduite ritualisées, dominées par le travail.

Celui-ci est l’élément central, structurant le long cours : il se présente comme la colonne vertébrale autour de laquelle s’organise le quotidien de l’équipage. Alors que les scientifiques ont des journées vides dues à l’attente du débarquement leur permettant de faire leurs analyses1, les matelots eux doivent s’occuper du gréement et de la manœuvre du navire. Le travail est rude2 et laisse peu d’occasions pour se reposer et se distraire. Ces besognes sont source d’épuisement à la fois physique et moral. L’équipage subit en outre des conditions souvent défavorables à l’image de la houle, du brouillard et des tempêtes. Le labeur des marins reste donc dangereux, ce qui entraîne des accidents fréquents. Chaque mauvaise décision peut s’avérer néfaste, comme en témoigne l’exemple du naufrage au port aux français3

L’organisation du travail se fait aux « trois-quarts »4 : quatre heures de travail correspondent à 8 heures de repos. Celui-ci peut s’adapter à la dégradation des conditions de la navigation par l’instauration des « deux-quarts »5. Ce système est également applicable chez les officiers.

Outre le travail, les prises de collations ponctuent la journée : ces moments de convivialité sont nécessaires à la restauration de l’équipage. Elles sont codifiées et correspondent à un ensemble de normes et valeurs évoluant en fonction du rôle et de la place des individus. Les matelots font au quotidien trois repas nécessaires à la restauration de leur force de travail. Ils déjeunent à 09h00, à 11h00 on leur distribue des rations et enfin à 17h30, ils dînent6. Quant aux scientifiques, ils disposent de deux prises de repas à 09h00 et à 16h00, avec les officiers7. Il faut rappeler qu’officiers et matelots sont séparés. Quant aux capitaines, ils doivent en principe manger isolés.

Malgré les conditions rudes de la navigation, les mauvaises conditions de vie et de travail, le quotidien se présente comme monotone pendant de longues périodes, notamment quand des conditions défavorables immobilisent les navires. Certains, quand les conditions le permettent, se promènent sur le pont, jouent aux jeux de société tels les jeux de dés, échecs, voire cartes, alors que d’autres chantent ou écrivent8 : c’est notamment le cas de correspondances lettrées qui permettent l’évasion d’un quotidien difficile. À noter la pratique de la danse au sein des navires de Lapérouse : l’équipage danse le soir entre 20h00 et 22h009, ce qui permet d’améliorer le moral de l’équipage.

La religion rythme également la vie au long cours : c’est un réconfort essentiel pour le marin qui vit avec des périls omniprésents. On sait que généralement la prière est pratiquée matin et soir à voix haute dans les navires10. Comme sur terre, on organise les célébrations dominicales. On sait que dans le voyage de Lapérouse, il y avait un curé. Le rôle de celui-ci est important : garantissant le salut aux marins, il permet aussi de faire les prières, de donner des cérémonies religieuses. Le prêtre pouvait, quand il était présent, faire également des cérémonies auxquelles le mourant à droit à terre. Malgré l’éloignement, le calendrier liturgique définit les jours de fête : on peut citer la fête de Saint Louis le 20 août, ou celle de Pâques11. La présence du curé et l’application du calendrier liturgique sont la marque de la persistance de l’influence terrestre. L’équipage bénéficie des mêmes pratiques qu’à terre.

Le coucher est un moment important dans la journée de l’équipage, il permet le repos ainsi que la revigoration des marins après un dur labeur. L’horaire de la pause est défini par le système des quarts (voir plus haut). Les matelots dorment dans des hamacs en commun12, alors que les officiers et capitaines disposent de couchettes. Les scientifiques logent dans la grande chambre (lieu de réunion) organisée par des cubicules de tissu. Certains scientifiques ont même dû dormir avec les matelots13. Le confort est réservé aux officiers. Les scientifiques se voient réserver la grande chambre pour pouvoir ranger les livres et pour disposer du calme nécessaire à la production intellectuelle ainsi que scientifique.

William Hogarth, Captain Lord George Graham, 1745. Huile sur toile, 69 cm × 89 cm, Musée national de la marine de Londres. Cette peinture est une illustration idéalisée de la vie à bord d’un navire. Le Capitaine George Graham y est représenté avec ses serviteurs, proches et chiens.

Hiérarchie et conflits

La socialisation au long cours est un processus spécifique. L’équipage forme une agglomération d’individus que l’on peut qualifier de société, avec des règles, mais aussi un environnement caractéristique. L’équipage doit faire face à des conditions de vie difficiles, causées par les contraintes induites par la navigation, dans un milieu de vie saturé en vivres et autres objets (tonneaux, aliments, cordages…). Face à un milieu contraignant, on voit l’émergence de normes et de valeurs définies dont certaines définies dans l’ordonnance de la marine du 25 mars 1765.

La hiérarchie est l’élément essentiel de l’organisation de l’équipage : elle permet d’instaurer la subordination nécessaire au maintien de l’ordre14, mais aussi de poser les cadres de la socialisation. Celle-ci confère aux individus, une place, un rôle, ainsi que du prestige, qui peut se traduire par des avantages telle la priorité au logement des officiers. La hiérarchie donne des rôles, des pouvoirs et le contrôle sur les échelons hiérarchiques inférieurs : ainsi, les officiers dirigent les matelots en division15. L’organisation rassemble et sépare les différentes strates : par exemple, les matelots mangent et dorment en commun16, alors que les scientifiques et officiers mangent ensemble. L’isolement est aussi une caractéristique hiérarchique, car seuls les officiers et les scientifiques disposent d’une couchette. Ceci n’empêche pas Lapérouse d’avoir du respect et de la courtoisie pour ses matelots.  La culture et les mentalités sont aussi des aspects essentiels et peuvent être source de décalage : dans l’expédition de Lapérouse, les matelots sont majoritairement bretons, ils partagent et véhiculent une culture singulière, ce qui renforce les liens entre membres du groupe et participe à l’élaboration d’une identité commune propice à la camaraderie.

Les liens sociaux ont de multiples formes : ils se traduisent par un rapprochement mais aussi parfois par des conflits : la cohabitation entre officiers et scientifiques s’avère parfois tendue comme en témoigne le conflit entre Lammanon et Lapérouse, qui a atteint son paroxysme à Macao. Lammanon a en effet plusieurs fois outrepassé les règles qu’on lui a imposées, ce qui s’est traduit par un conflit17 et sa mise aux arrêts à Macao. L’intimité est une notion quasiment inexistante au long cours : tout devient collectif, ce qui peut entraîner l’échauffement des esprits, donc de possibles conflits. La gestion de ces conflits est d’une grande importance : après le massacre des îles Samoa, Lapérouse a dû instaurer le calme et interdire toute vengeance. Une action vindicative aurait pu s’avérer périlleuse pour la progression du voyage. Cette gestion passe par la prise en compte des relations, mais aussi l’instauration de mesures propres à remonter le moral. L’utilisation d’alcool telles que liqueurs, ou vin est le moyen de garder un capital de bonne humeur.

Événements exceptionnels et relation avec le reste du monde

Malgré un quotidien pesant, l’expédition de long cours est jalonnée d’événements exceptionnels qui rompent la monotonie générale ; ces événements ont leur importance puisqu’ils participent à la vie communautaire de l’équipage et participent au vivre ensemble. Les cérémonies exceptionnelles sont réservées aux grandes occasions, comme la mort.

La mort est un enjeu dans la navigation : les maladies, les accidents, voire les assassinats perpétrés par les populations rencontrées sont des événements redoutés parmi les marins. Les cérémonies associées à la mort sont codifiées en fonction du grade : les hommages varient en fonction de la place de l’individu dans la hiérarchie : seuls les hauts gradés bénéficient de tirs des coups de canon. L’équipage peut être amené à porter les armes19. Alors que les matelots sont enveloppés d’un simple linceul, lestés, puis jetés à la mer20.

Les moments de joie sont aussi présents lors de grandes expéditions comme celle de Lapérouse. Le passage d’une zone à risques, mais surtout la vue d’une terre et l’atterrissage sont aussi source de réjouissance. L’arrivée de l’équipage au Chili à la Conception21 et au Kamtchatka a été ainsi marquée par des festivités. Dans ces moments de grande convivialité, le moral des marins s’améliore, le quotidien lourd et les conditions de vie difficiles sont mis entre parenthèses.  Ces entractes sont aussi appréciés par les scientifiques qui peuvent s’adonner à leurs travaux et recherches. Les contacts avec les indigènes et les populations rencontrées sont également d’importance : ils permettent à l’équipage de participer à l’exploration, mais aussi de nouer des liens avec d’autres peuples. Ils donnent lieu à des fêtes, qui sont autant de moyens de rencontre et d’échange (de connaissances, graines, plantes et valeurs occidentales). Les marins assistent à des spectacles, notamment avec la danse traditionnelle au Kamchatka, mais aussi à des cérémonies beaucoup plus spirituelles avec les chants et danses du chef des indiens du Port aux Français22. Face à des étrangers qui ont des langues et dialectes différents, la communication est capitale : elle passe par des cadeaux, des mimes, voire l’utilisation de vocabulaires découverts par d’autres explorateurs.

Communiquer au long cours est chose difficile : il faut des mois pour que les nouvelles arrivent. L’attente des nouvelles, notamment familiales est ainsi une source majeure de baisse de moral et les déceptions dans ce domaine rendent le voyage éprouvant. Cela n’empêche pas les lettrés de rester en contact avec leur famille via des correspondances mais cela reste l’apanage d’une minorité. Celles-ci permettent l’obtention de nouvelles pour l’équipage. Aussi les escales jouent-elles dans ce domaine un rôle essentiel : afin de transmettre son récit de voyage, Lapérouse a demandé à Jean-Nicolas Dufresne à Macao, à Barthélemy de Lesseps au Kamtchatka et aux Anglais en Australie de transmettre les données de l’expédition23.

Costumes des habitants de la baie de Langle, gravé par Cathelin d’après un lavis de Duché de Vancy, dessinateur sur La Boussole, Paris, Musée national de la Marine (source : http://www.marine-marchande.net/FM/Laperouse_Expo-2008/Laperouse_H.jpg).

1 Ferloni J., Pernoud G., Lapérouse : voyage autour du monde. Paris, Ed. de Conti, 2005 (Collection Thalassa), p. 26.

2 Goubert P., Roche D., Les Français et l’Ancien Régime, 2e édition, Paris, Armand Colin, 2001, p. 316.

3 La Pérouse J.-F., Patris H. (éd.) Voyage autour du monde sur l’ «Astrolabe» et la « Boussole » (1785-1788), Rééd., Paris, La Découverte, 2005 (La Découverte/Poche), pp. 110-111.

4 Ibid., p. 33.

5 Ferloni J., Pernoud G., op cit., p.32.

6 Ibid.

7 Bérard P., Le voyage de La Pérouse : itinéraire et aspects singuliers, Albi, Un autre reg’art, 2010, p. 147.

8 Commission Franco-québécoise sur les lieux de mémoires communs, « La traversée de l’Atlantique aux XVIIe et XVIIIe siècles. », Mémoires Vives, bulletin n°22, octobre 2007 http://www.cfqlmc.org/bulletin-memoires-vives/bulletins-anterieurs/bulletin-nd22-octobre-2007/210.

9 La Pérouse J.-F., Patris H. Voyage autour du monde, op. cit., p. 38.

11 Ibid., p. 239.

12 Bérard P., op cit., p. 45.

13 Ferloni J., Pernoud G., op. cit., p. 26.

14 Ordonnances et règlements concernant la marine. Imprimerie royale, 1786.

15 Ibid., pp. 362-364

16 Bérard P., op. cit., p. 47.

17 Ferloni J., Pernoud G., op. cit., p. 26.

19 Ordonnances et règlements concernant la marine, Imprimerie royale, 1786, pp. 36- 38.

20 Cabantous A., Le ciel dans la mer : christianisme et civilisation maritime (XVIe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 1990 (Nouvelles études historiques), p. 112.

21 La Pérouse J.-F., Patris H. (éd.), op cit., pp. 5-657.

22 Ibid., pp. 112-113.

23 Ferloni J., Pernoud G., op.cit., p. 32.