Souvenirs de Jean Puget, instituteur

Présentation du document par Rémy Cazals

            Jean Puget (1901-1992) a eu une carrière d’instituteur modèle, innovant, mais dont la notoriété aurait pu rester limitée au groupe de ses anciens élèves de l’école primaire de Tournissan, un village des Corbières, département de l’Aude. Le passage à la reconnaissance nationale et même internationale tient à la découverte et à la publication des textes rédigés par ses élèves pendant la Deuxième Guerre mondiale. Textes intéressants par leur contenu : la vie de ce village viticole pendant la guerre et sous l’occupation allemande, ses aspects concrets perçus par des enfants de 10 à 13 ans. Et par la méthode pédagogique d’avant-garde proche de celle de Célestin Freinet : aller sur le terrain, pratiquer le reportage parfois individuel, le plus souvent collectif. La période 1939-1945 s’y prêtait particulièrement par son étrangeté.

            Une première version intégrale des textes a été publiée en 1976 à Carcassonne par la FAOL (Fédération des œuvres laïques, Ligue de l’enseignement), deux tirages successifs, chacun de 500 exemplaires, qui eurent déjà un succès national. Grâce à la documentation abondante conservée par M. Puget, la FAOL a pu également monter une belle exposition à Tournissan même, puis à Carcassonne, et tirer des pochettes de diapositives sur les travaux de la vigne à partir des dessins des écoliers et sur la propagande du gouvernement de Vichy à partir de la collection d’affiches que M. Puget avait conservées, pliées dans un tiroir, sans les placarder.

            Le livre a été proposé à l’éditeur toulousain Privat qui a fait en 1978 un tirage de 4000 sous le titre simple Les écoliers de Tournissan 1939-1945, accompagné par des émissions de radio (Sud Radio, France Culture) et de télévision (France 3). En même temps, l’OFRATEME produisait une Radiovision (textes des élèves de 1940 lus par des élèves de 1978, illustrés par des diapositives). Des enseignants allemands intéressés mirent le livre au programme de leurs cours de langue et d’histoire de la France.

            Vivant les années de retraite à Talairan, Jean Puget a assidument fréquenté les archives municipales de ce village très proche de Tournissan, et a rédigé un manuscrit qui a été publié à Carcassonne en 1990 par les trois associations ayant déjà réuni leurs forces pour éditer le dictionnaire biographique Les Audois : les Amis des Archives de l’Aude, la FAOL, la Société d’études scientifiques de l’Aude.

            Depuis, l’animation culturelle à Tournissan a été prise en charge notamment par Francis Lastenouse (un élève des Puget) qui a créé un sentier botanique à travers la commune, et par Bernard Soteras qui sait utiliser les médias les plus récents pour mettre en valeur le village. Voir le site http://sentierfrancislastenouse.fr de l’association des Amis du sentier et du patrimoine tournissanais. Les éditions précédentes étant épuisées, la maison parisienne Vendémiaire en a produit une nouvelle en 2012, sous le titre Il nous tarde que la guerre finisse, Récits d’écoliers 1939-1945, occasion d’une fête dans l’école de Tournissan.

L’introduction de ce dernier ouvrage complète les brèves notes de présentation ci-dessus. On peut lire aussi les articles suivants :

– Anna et Jean Puget, « Instituteurs et écoliers à Tournissan », dans Archives vivantes, L’ethnologie à l’école, Académie de Toulouse, 1982, p. 82-84.

– Rémy Cazals, « Les écolières de Tournissan », dans Les femmes dans les années quarante, sous la direction de Jacques Fijalkow, Les Éditions de Paris Max Chaleil, 2004, p. 80-93.

– Rémy Cazals, « Une recherche des traces du vécu », dans Essays in French Littérature and Culture, n° 54, novembre 2017, sous le titre général de « Hidden Words, Hidden Worlds : Everyday Life and Narrative Sources (France 1939-1945) », p. 23-38.

D’autre part, les textes des écoliers de Tournissan sont largement cités dans les livres d’histoire de la période. Le classeur contenant les manuscrits originaux se trouve aux Archives départementales de l’Aude, sous la cote 3J682 ; et un ensemble d’autres documents sous la cote 3J2800. Dans les années 1980, la FAOL a pris en charge l’enregistrement d’entretiens avec Jean Puget et leur première transcription dactylographiée, soumise à la révision de l’instituteur. Le texte ci-dessous est donc le résultat de ces trois opérations (enregistrement d’un oral, transcription directe, révision pour arriver à un style plus « noble » mais qui reste simple). M. Puget a parfois ajouté à son témoignage personnel d’élève puis d’instituteur les informations qu’il découvrait dans les archives municipales de Talairan. Il ne fallait pas laisser ce témoignage dans les cartons : il m’a semblé qu’il pouvait prendre place sur le site de Studium. Cette première livraison a pour thème central l’école. Dans la mesure du possible, on ajoutera plus tard des passages sur la vie rurale avant 1914.

PREMIÈRE PARTIE

1. Mes origines, mon enfance, ma carrière

            Je suis né le 29 août 1901 à Couffoulens, village voisin de Carcassonne. Mon père et mes ancêtres étaient tous agriculteurs. Mon grand-père paternel était propriétaire à la Cité, un propriétaire assez aisé. Il cultivait ses terres avec deux chevaux et il possédait en outre quelques vaches laitières dont il vendait le lait en ville tous les matins. Sa femme, ma grand-mère, était originaire de Villespy ; elle avait deux frères célibataires, l’un agriculteur à Villespy et l’autre tisserand de toiles à Villepinte, possédant aussi quelques terres. Mon grand-père avait deux fils, mon père, Pierre, et Jacques. Pierre était l’ainé. Il se maria et quitta bientôt la maison paternelle et l’exploitation pour aller vivre chez ses oncles. Il alla d’abord s’installer à Villespy où nous restâmes sept à huit ans, de 1901 à 1908. Il quitta Villespy pour se rendre à Villepinte, village tout voisin, quand son oncle tisserand mourut. Mon père exploitait les terres de Villepinte et il avait conservé la propriété de Villespy.

            Ma mère était originaire de Couffoulens. Dans sa famille, ils étaient forgerons et maréchaux ferrants de père en fils. Mon grand-père maternel, Jean, avait une certaine notoriété du fait de ses connaissances vétérinaires ; à ce moment-là, il n’y avait guère de vétérinaires et c’étaient des empiriques qui soignaient les chevaux.

            J’ai commencé à fréquenter l’école maternelle à la Cité de Carcassonne où je me trouvais chez mes grands-parents. L’année suivante, toujours à la Cité, j’appris à lire et à écrire à l’école laïque. Revenu chez mes parents, j’entrai à l’école de Villespy, au cours élémentaire 1ère année. L’instituteur des garçons avait depuis les tout-petits de 6 ans jusqu’aux élèves du certificat d’études. Le maître n’avait pas le temps matériel de s’occuper à la fois de tous les cours : les grands apprenaient à lire aux petits. Il me semble voir tous les tableaux de lecture suspendus aux murs. C’était sur ces tableaux que les grands, munis d’une baguette, enseignaient à lire. De temps en temps l’instituteur allait bien jeter un coup d’œil, mais la lecture n’était pas son affaire principale.

            L’année suivante, à Villepinte, il y avait deux classes à l’école des garçons et deux classes à l’école des filles. C’était alors un gros village de plus de 800 habitants. Dans la petite classe, il y avait contre un mur un râtelier tout plein de fusils en bois qui avaient servi à la génération d’après la guerre de 70 à faire des exercices militaires à l’école. Nous ne les avons jamais utilisés, mais ils étaient là, une bonne douzaine, peut-être une vingtaine. Ces fusils étaient à peine plus petits que les vrais ; ils étaient munis d’une culasse mobile, un simulacre de culasse qu’on pouvait cependant ouvrir et fermer.

            Je restai à l’école de Villepinte jusqu’en 1915, par conséquent jusqu’à 14 ans. J’obtins le certificat d’études à 12 ans et demi. Je fus reçu premier du canton de Castelnaudary Sud sur une centaine de candidats. Je me souviens que nous eûmes en composition française un curieux sujet : « Quelles sont les attributions du maire dans une commune ? » L’école primaire d’alors avait un programme d’instruction civique tout à fait complet, et notre instituteur, qui était un homme extrêmement consciencieux et compétent, nous faisait un cours qui était lui-même tout à fait complet. Il était secrétaire de mairie et connaissait bien la question, si bien que je dus me tirer honorablement d’affaire.

            Alors l’instituteur dit à mes parents : « Ce petit travaille bien, il faut le faire continuer. » C’était là une erreur courante que j’ai reprochée par la suite à mes collègues instituteurs. Ils ont enlevé aux campagnes tout ce qui avait des chances de devenir une élite agricole, si bien qu’il ne restait à l’agriculture que les moins doués intellectuellement. Ils écrémaient nos villages, encouragés par une administration imprévoyante. À la suite des paroles de mon instituteur, mon père hésita beaucoup ; on n’aimait guère le métier de fonctionnaire dans les milieux de propriétaires agriculteurs. Bien que petit propriétaire, mon père n’était pas un ouvrier, il avait un patrimoine et il s’attendait à ce que je lui succède en m’efforçant de l’agrandir suivant la tradition paysanne. Le monde fonctionnaire avait mauvaise presse, dans ma famille tout au moins et particulièrement chez mon grand-père à la Cité. Celui-ci était fier de sa propriété et de sa maison bien à lui avec ses nombreuses dépendances. Il n’y avait alors à la Cité que quatre propriétaires agriculteurs, à ma connaissance. Une bonne proportion des habitants de la Cité étaient des ouvriers agricoles espagnols qui allaient travailler dans les fermes autour de la ville. Les autres travaillaient en ville même, fonctionnaires ou employés de bureau ou de magasins. Mon grand-père ne les enviait pas et les traitait même avec une certaine distance, la condescendance de celui qui a son toit à lui, ses terres au soleil, ses armoires à linge bien garnies, bref son existence assurée dans l’indépendance totale.

            Mon père, qui allait souvent à la Cité, fit part à mon grand-père de son hésitation. Mon grand-père – je m’en souviens parfaitement – lui dit : « Tu vas en faire un crève-la-faim. Tu veux en faire un monsieur mais finalement ce sera un crève-la-faim. » Mon père hésitait toujours. Finalement on décida de laisser courir : « Tu ne risques pas grand-chose à le faire continuer et après tu verras. » C’est comme ça qu’en 1914-1915, en pleine guerre, l’instituteur me garda un an de plus pour me préparer aux Bourses nationales. À ce moment-là, il y avait un concours annuel en trois séries selon l’âge des candidats. Les reçus, selon leurs mérites et les ressources familiales, obtenaient soit une bourse entière, soit une demi-bourse. Mon instituteur m’avait préparé en vue de l’examen en première série, c’est-à-dire parmi les élèves les plus jeunes, un an après le certificat d’études, comme c’était bien mon cas. Mais je dus me présenter en 2e série car, au dernier moment, l’Inspection d’Académie avait annoncé que les limites d’âge avaient été modifiées. Je ne voulais pas me présenter, disant à mon instituteur : « Non, non, je ne me présente pas, je ne suis pas prêt pour la 2e série, j’ai travaillé pour la 1ère, sur des programmes de 1ère série. » Mon maître me rassura : « Tu peux tenter la chose, ça ne m’étonnerait pas que tu sois reçu. »

            Je me laissai faire. Nous allâmes à Carcassonne, c’était en pleine guerre, en mai ou juin 1915. Nous ne fûmes que deux candidats pour tout le département, sans doute à cause de la guerre. L’autre candidat, qui composa avec moi, était un jeune homme brun qui avait déjà un peu de moustache. Je me dis : « Jamais tu n’arriveras à faire aussi bien que ce particulier-là qui parait avoir deux ou trois ans de plus que toi. » En réalité il fut collé et moi reçu. J’obtins demi-bourse c’est-à-dire que mes parents n’eurent à payer que la moitié de la pension à l’École primaire supérieure de Limoux où j’entrai en octobre suivant, en octobre 1915. Ayant réussi à la 2e série, j’entrai en deuxième année, ce qui était économique pour mes parents. Il fallut que je peine dur pour suivre les bons élèves qui étaient en tête de la classe, mais enfin j’y arrivai. Je passai en 3e année l’année suivante en 1916-17 et je fus reçu à l’École normale.

J’étais le plus jeune et, pour me tenir à un bon niveau, il fallut travailler ferme.

            À la sortie de l’École normale, en juillet 20, comme j’aimais les langues vivantes, je décidai de me préparer pour le professorat d’espagnol. J’allai donc en Espagne pour me perfectionner, d’abord en cours de vacances à Burgos, un mois en août 1917. Puis, sur les conseils de M. Mérimée qui était professeur d’espagnol à la faculté de Toulouse, je demandai à exercer comme professeur de français à un cours institué par le Conseil provincial de Burgos, qui était patronné en même temps par la faculté des Lettres de Toulouse. Je comptais y rester une année pour présenter le certificat d’aptitude en juin. Mais je devais passer le conseil de révision ; l’agent consulaire de Burgos égara mon dossier et je dus rentrer précipitamment en France sous la menace d’être déclaré déserteur.

            Alors, service militaire à Montpellier, deux ans. Je fis la dernière année comme moniteur de gymnastique. À ce moment-là, c’était juste après la guerre de 14-18, on avait remarqué que, pour être bon défenseur de la patrie, il fallait être costaud, par conséquent il fallait commencer l’éducation physique dès l’école primaire. Comme les instituteurs n’étaient pas très chauds pour l’enseignement de la gymnastique – ils ne l’ont jamais été – on détacha dans les écoles de jeunes soldats formés aux nouvelles méthodes. Je fus détaché à Castelnaudary pour m’occuper de deux écoles par jour, situées dans une douzaine de villages autour de la petite ville. Je m’y rendais à bicyclette. Je devais être libéré le 5 mars 1923 après deux années de service militaire, mais à ce moment-là justement l’Allemagne, qui s’était engagée au traité de Versailles à rembourser les dommages de guerre qu’elle avait occasionnés, ne tint pas parole et le président du Conseil Poincaré occupa la Ruhr allemande par mesure de rétorsion. Ma classe, la classe 21, fut maintenue sous les drapeaux deux mois de plus. Nous fûmes de fort méchante humeur.

            Au mois de mai, je fus libéré et j’obtins tout de suite un poste d’instituteur à Bouisse, un petit village des Hautes Corbières. Je restai là jusqu’en octobre 1924. Je fis la connaissance de l’institutrice qui exerçait dans le hameau de ce village, une normalienne comme moi. On se maria à Pâques de façon à pouvoir demander un poste double à la rentrée d’octobre 1924. Nous obtînmes ce poste à Montolieu où nous restâmes instituteurs adjoints de 24 à 28. Ensuite, ce fut un poste double à Tournissan, et nous restâmes là jusqu’en 1950, du 1er janvier 1928 jusqu’au 30 septembre 1950. C’était un poste double à classes géminées, l’école idéale pour un ménage. Ma femme avait le cours préparatoire et le cours élémentaire, et moi j’avais les cours moyen et supérieur, ou fin d’études comme on l’appela plus tard. En outre, je tenais le secrétariat de mairie.

            En 1944, comme j’avais le Certificat d’aptitude à l’enseignement agricole que j’avais présenté vers 1933, je fus nommé instituteur agricole chargé d’un cours fixe à Tournissan. Puis, un ou deux ans après, on me chargea d’un cours itinérant avec un secteur assez étendu qui allait jusqu’à Serviès-en-Val, à 20 km de Tournissan. J’avais cinq centres à desservir. Il fallait faire le trajet à bicyclette pour arriver au centre à 8 heures du matin. En plein hiver, c’était pénible. On était encore en période de restrictions : pas d’essence pour les autos, ni d’ailleurs d’autorisation de les utiliser, peu à manger avec le système des tickets d’alimentation. Je prenais dans la musette le repas de midi.

            Je tins ce secteur jusqu’en octobre 1950. À ce moment-là, je fus nommé à Carcassonne avec un jour par semaine à Montréal. Surtout j’étais chargé d’un cours d’agriculture à chacune des trois années d’École normale d’instituteurs, avec le titre de professeur d’enseignement postscolaire agricole. De sorte que j’ai actuellement une pension de retraite de professeur de collège d’enseignement général. Depuis octobre 1957, nous sommes installés ici, à Talairan, pour une retraite bien paisible.

            Voilà résumés mes origines et le déroulement de ma carrière.

2. L’école avant 1914 et en 1920-1930

            J’étais le premier petit-fils de mon grand-père et il tint à avoir souvent ce petit-fils chez lui. Si bien que j’allais passer de longues périodes à la Cité de Carcassonne chez mes grands-parents. Quand j’avais trois, quatre, cinq ans, que faire à la Cité ? Il y avait déjà une école maternelle, on m’y envoyait. C’était Madame Jordy qui la tenait, l’épouse du photographe qui a fait tant de photos du département. J’ai peu de souvenirs de cette école maternelle. Une chose cependant : nous y mangions à midi, régulièrement, une soupe de lentilles dont j’ai encore l’odeur dans le nez tant je l’appréciais. Elle était vraiment excellente cette soupe de lentilles.

            En 1907, je passai à l’école primaire de la Cité, au cours préparatoire où j’appris rapidement à lire et à écrire. Le directeur était alors M. Périé. Il y avait cinq ou six maitres à l’école laïque des garçons. La municipalité de Carcassonne ne fournissait pas les cahiers comme à Villespy ou à Villepinte : à la ville, on était moins généreux qu’à la campagne. Nous achetions les cahiers chez l’épicier, des cahiers de cinquante pages qui coûtaient un sou (cinq centimes) ; les cahiers de cent pages coûtaient deux sous. Je les vois ces cahiers, un papier médiocre, plutôt gris que blanc. Les instituteurs que j’avais à la Cité étaient contents de moi, ils le disaient à mon grand-père qu’ils connaissaient bien : « Le petit travaille bien ».

            En dehors de l’école, nous, les gosses, nous grimpions aux tours. On travaillait encore à la restauration de la Cité. Il y avait des tailleurs de pierres dans les lices où existaient encore ces vieilles maisons qu’on peut voir sur les photos anciennes. Ces maisons étaient comme des appentis, habitables quand même, des maisons misérables. Il y en avait tout le long, depuis la porte Narbonnaise jusqu’à la tour de l’Évêque, là-bas, à la poterne du théâtre. Nous jouions là les jeudis, les dimanches et les jours de congés. Nous grimpions aux paratonnerres scellés contre les tours, de gros paratonnerres avec des tiges de fer qui montaient jusqu’au sommet, presque aussi grosses que notre poignet. On grimpait par là jusqu’à plusieurs mètres de hauteur si bien que certains tombaient et se faisaient drôlement mal, à se casser le bras ou se démettre l’épaule. On courait sur les chemins de ronde, on faisait des courses effrénées simulant des tournois. Il n’y avait guère de touristes à la Cité à cette époque, à peine quelques très rares Anglais. Avec leurs voitures, des autos à pétrole, ils s’arrêtaient devant le Préau[1]. Nous étions une bande de gamins à les attendre et à nous disputer pour les accompagner. On grimpait sur le marchepied, le plus agile sautait sur le marchepied et disait : « Monsieur, je vais vous conduire ». Mais on était quelquefois une dizaine, accrochés : « Je vais vous conduire, je vais vous conduire », si bien que le touriste ne savait de quel côté se tourner. J’ai eu la chance, une fois, d’accompagner un couple, et je me souviens qu’ils me donnèrent cinq francs, une pièce de cinq francs. C’était formidable, cinq francs ! Un ouvrier gagnait à peine un franc cinquante dans sa journée. Je les accompagnai jusqu’au château, je ne dus pas leur montrer grand-chose de la Cité, mais enfin je les accompagnai jusqu’au seul guide qu’il y avait là-haut. Je crois que ce sont les seuls touristes que j’ai réussi à accompagner, la seule affaire que je fis à la Cité. Tout le reste de mon enfance se passa à Villespy ou Villepinte.

            À Villespy, il y avait une mairie-école de construction récente. Elle était assez bien conçue avec une grande salle de classe éclairée des deux côtés. À Villepinte, les deux salles de classe des garçons étaient derrière la mairie, des rez-de-chaussée assez mal éclairés. Le jour nous venait d’en haut et ça ressemblait à des écoles-prisons. Aussi, lorsque, à Tournissan, je pus intervenir lors de la construction des nouvelles écoles, je fis rabaisser les fenêtres de façon à ce que les élèves puissent avoir du jour sur leurs tables, du jour presque direct.

            À Bouisse comme à Tournissan, la maison d’école avait été construite vers 1880, à l’époque où l’enseignement se diffusa jusque dans les plus petits villages. Elle avait gardé l’allure de la maison privée. On avait élevé les fenêtres de façon à ce que l’élève ne soit pas distrait par ce qui se passait à l’extérieur. La cour était ou inexistante ou petite, très petite. À Tournissan elle était plus petite qu’une salle de classe ; à Talairan elle était encore plus petite. Les élèves ne pouvaient pour ainsi dire pas s’y remuer. Il n’y avait pas de cabinets d’aisance, les enfants allaient uriner dans les coins. À Tournissan ils allaient au bord de la route. Je faisais sortir les filles en premier, sur la route, et les garçons sortaient ensuite. À Montolieu les écoles étaient plus récentes, elles avaient été construites vers 1900. Elles étaient monumentales et il y avait des cabinets, des fosses qu’on vidangeait périodiquement. Le tout-à-l’égout n’existait pas dans les villages à cette époque-là. En 1930-1935, beaucoup de villages construisirent de nouvelles écoles, l’État payant jusqu’à 90 % de la dépense. Tournissan, Talairan, Lagrasse eurent ainsi des groupes scolaires modernes.

            Le matériel scolaire était réduit à quelques tableaux. Il y avait les tableaux de lecture en carton épais, de grande dimension, où les lettres et les mots étaient calligraphiés en caractères assez gros pour être lus de loin. Il y avait aussi des tableaux pour les sciences naturelles (animaux, plantes) ; d’autres représentaient les poids et mesures du système métrique. Les poids et mesures réels étaient le seul matériel présent dans les écoles primaires : séries de poids, séries de mesures en fer blanc pour le lait, mesures en cuivre pour le vin, en étain pour l’huile. Il me semble les voir, alignées, sur une étagère. On avait des balances aussi. On devait insister sur le système métrique. Nous savions qu’il y avait des poids à base rectangulaire ou à base hexagonale, certains en fonte, d’autres en laiton, et qu’on utilisait des lamelles pour les balances de précision. Aux murs étaient accrochées des cartes géographiques. Elles étaient collées sur une étoffe très légère et pouvaient s’enrouler. À l’École normale, nous avions un professeur de sciences qui nous répétait souvent : « Avec rien, faites quelque chose. » Il nous enseignait à faire des appareils de physique avec des caisses d’emballage d’épicerie. Ces caisses d’emballage pour le savon, les boites de sardines en bois léger étaient pour nous un matériau précieux.

            À Villepinte, la salle de classe était chauffée l’hiver par un poêle en fonte brute. La commune fournissait le bois et la houille nécessaires. Mais à Villespy, je me souviens d’avoir apporté des bûches pour le poêle de l’école. C’était un reste des coutumes d’autrefois.

            On commençait à peine à utiliser les tables à deux places, les tables scolaires modernes. Dans la petite classe à Villepinte il y avait des tables-bancs qui groupaient six ou sept élèves, au moins, de longues tables d’un seul gabarit, avec les bancs fixés, si bien que les petits n’arrivaient pas au niveau de la table. Il fallait les surélever et ils tombaient quelquefois parce que le banc était trop éloigné de la table. Au contraire, les plus grands pouvaient difficilement passer les jambes entre le banc et la table. Par la suite, les tables à deux places furent fabriquées en plusieurs tailles.

            Le tableau noir était souvent sur chevalet, qu’on pouvait retourner lorsqu’on faisait la dictée. Un élève était désigné pour écrire la dictée au tableau pendant que les autres l’écrivaient sur leur cahier. On passait à tour de rôle. Le tableau était en position cachée et il suffisait de retourner le chevalet pour la correction collective de la dictée. C’était rapide et pratique, surtout pour les écoles à classe unique où il fallait gagner du temps pour pouvoir s’occuper de toutes les divisions. Quant à l’instituteur, il avait un bureau qui était plutôt une chaire sur une estrade à une ou même deux marches parfois. Il trônait comme un juge. Et les élèves venaient souvent à ce bureau, portant le cahier pour le faire examiner ou corriger par le maître.

3. Matières et méthodes. L’écriture

            Le programme le plus important, essentiel certainement, c’était l’écriture. On apprenait l’écriture, la calligraphie même, mieux que l’écriture, un souvenir des instituteurs qui avaient enseigné nos propres maîtres. On a dit en pédagogie : « Le meilleur maître, c’est celui qui se souvient le plus fraichement de sa propre enfance d’écolier. » Mon instituteur, évidemment, avait été à l’école des maîtres de 1880. Or, ces maîtres-là pensaient qu’il fallait avoir « une belle plume » comme on disait, pour être quelqu’un. Dès que vous aviez « une belle plume », au régiment par exemple, vous étiez bientôt sergent et sergent major. Et d’ailleurs il existait une plume qu’on appelait « sergent major ». On écrivait alors d’une façon splendide avec des pleins et des déliés, et la plume sergent major était tout à fait apte à cet art-là. L’écriture avait donc une très grande importance. À l’époque de mes grands-parents et de mes parents, c’était l’écriture penchée. Quand j’étais élève, on pratiquait l’écriture droite avec une plume Flament qui avait une pointe courte et dure. Pour la leçon d’écriture, on étudiait une lettre par jour. Les lettres étaient classées par ordre de difficulté. La plus simple était le i. Le maître nous traçait un beau i au tableau. Sur les cahiers étaient tracées des lignes, quatre traits fins séparés par un plus gras. D’un gros trait à l’autre il y avait huit millimètres. On faisait une ligne ou deux de « grosse écriture » d’un gros trait à l’autre, puis des lignes de « moyenne », et enfin de « fine » d’un seul interligne. Chacun commençait à écrire et l’instituteur passait pour nous tracer à l’encre rouge un i en grosse, en moyenne et en fine. Il y avait une demi-heure d’écriture tous les jours. On faisait en outre bien attention à l’écriture dans les autres devoirs. Un devoir mal écrit ou taché d’encre était mal noté.

            Le but de l’école primaire aux yeux du peuple, c’était lire, écrire et compter. La plupart de nos grands-parents savaient lire, beaucoup ne savaient pas écrire, surtout les femmes. Avant 1882, les filles n’allaient guère à l’école. À Talairan, par exemple, il y avait une école de filles tenue par des religieuses. J’ai l’impression qu’on y enseignait surtout la prière et la couture ! On disait que la femme n’avait pas besoin de savoir lire et écrire. Beaucoup de gens comptaient sur les doigts, ce qui était interdit à l’école pour parvenir plus vite à l’abstraction. Je connaissais des gens qui ne savaient pas compter, d’autres qui ne savaient pas faire les « quatre règles » comme on disait. Cependant des bergers illettrés savaient très bien quand un mouton manquait dans un troupeau d’une centaine.

4. La lecture

            Lire, c’était l’affaire de la petite école, celle « des cagaïres » comme on disait autrefois. On disait ça parce que les plus jeunes enfants avaient le derrière de la culotte fendu. Il y avait cette ouverture parce qu’ils n’étaient pas capables de défaire les bretelles qui tenaient leur culotte. Les maîtres et maîtresses de la petite école étaient un peu sous-estimés au village. Ils étaient d’ailleurs moins payés, étant plus jeunes et moins experts. Apprendre à lire était donc l’affaire de la petite école, bien qu’il y eût tout de même une leçon de lecture courante tous les jours dans la grande classe, et même, chez les bons maîtres, une leçon de lecture expliquée.

On utilisait la méthode analytique, c’est-à-dire b, a : ba. On apprenait d’abord les voyelles. Il fallait bien un mois pour enseigner a, e, i, o, u, jusqu’à ce que les enfants les connaissent bien. Quand ils connaissaient les voyelles, avec la difficulté des e accentués qui faisaient é et è, on commençait à placer devant une consonne, le t, alors on avait t, a : ta ; t, e : te ; t, i : ti, et c’était ça, patiemment, pendant toute l’année.

            Une fois, à Montolieu, j’ai noté une chose curieuse à propos d’un bon élève. Je lui avais déjà appris les voyelles et les combinaisons ta, pa, ma, etc., et on est arrivé à au. Je lui ai dit o, ça se prononce o. L’enfant intelligent me regardait avec des yeux candides et je crois qu’il pensait : « C’est pas vrai ! Puisque tu le dis, je veux bien l’accepter, mais je ne comprends pas, ce n’est pas logique. » J’avais tué la raisonnable logique chez cet enfant. Cette orthographe française, c’est la fantaisie et ça tue, chez l’enfant, la logique qui est innée chez lui. On a essayé cent fois de simplifier l’orthographe française. Il y a eu une campagne obstinée au moment justement de la séparation de l’Église et de l’État vers 1905. Une association nationale s’était formée qui avait juré de rectifier et simplifier l’orthographe, de la rendre phonétique à l’image des autres langues latines, italien, espagnol, portugais. Elle n’obtint que quelques simplifications de détail, sacrifices difficilement consentis par les Académiciens et les imprimeurs. Dans l’apprentissage de l’arithmétique, les enfants avaient vite compris, grâce à des bûchettes, les notions de dizaine, de centaine. Ça, c’est clair, c’est logique. Mais que dire du son o qui peut s’écrire au, eau, eaud, aut… Devant ces stupides combinaisons de lettres, l’enfant se contentait d’obéir. C’est ainsi que l’on commençait à préparer les futurs citoyens qui allaient accepter bêtement, comme une fatalité, l’injustice ou l’oppression.

            J’exagère peut-être un peu.

            Lorsqu’on sortait de la petite classe, on devait savoir lire « par cœur » comme on disait, c’est-à-dire couramment. Dans la grande classe, il fallait arriver à la lecture expressive, la lecture intelligente. Il fallait montrer par l’intonation qu’on comprenait ce qu’on lisait. C’était un objectif pas toujours atteint. On faisait la lecture collective. Dans les villages, on avait des classes de 35 ou 40 élèves, et même parfois 50, avec quatre cours à faire marcher de front. Pour que tous les enfants lisent, on les faisait lire ensemble, en chœur. Les bons élèves entrainaient tous les autres et ça donnait une musique monotone. On chantait en lisant, et c’est resté. Quand j’entends publier au micro du village, je retrouve cet accent écolier. C’est un accent difficile à déraciner. Mais il fallait bien que tous les enfants lisent. Il était très difficile d’obtenir une lecture modulée et modelée avec cette mélopée à la base.

            Les programmes comprenaient l’enseignement du vocabulaire. Nous avions des livres spéciaux qui proposaient des exercices à trous. On donnait une liste de mots et une image. Le maître expliquait le sens des mots. Il y avait un texte où manquaient certains mots, ceux de la liste. Il fallait remplir les trous. Cet exercice devenait routinier et médiocrement profitable.

5. Le calcul. Les sciences

            L’apprentissage du calcul se faisait à la petite classe, avec des bâtonnets, des brins de joncs secs de la longueur du doigt à peu près. Le maître disait aux grands : « Allez me ramasser du jonc, coupez-le en bâtonnets et faites-en avec du fil des paquets de dix. » On avait donc les dizaines et on gardait quelques isolés comme unités. Avec dix paquets de dix on ficelait une centaine. C’était concret, logique. Cependant beaucoup d’enfants comptaient sur les doigts, au désespoir des maîtres. Pour passer des bûchettes au calcul abstrait, il y a en effet un pas à franchir. Les bons élèves y arrivaient facilement. À la grande classe, aux quatre règles (addition, soustraction, multiplication, division) sur des nombres simples, on ajoutait le calcul sur les nombres décimaux, les fractions, les partages proportionnels. On s’attardait sur les fameux problèmes de robinets, des trains qui se poursuivent ou se croisent. On devenait aussi très calés sur les calculs d’intérêts, simples et composés. On apprenait comment la Caisse d’Épargne calculait l’intérêt par quinzaine sur les livrets à 3 %. C’était ça les problèmes à l’école primaire. Il y avait des livres qui vous donnaient des problèmes-types pour chaque chapitre. Il pouvait suffire d’apprendre par cœur une cinquantaine de problèmes-types et on était à peu près sûr de se tirer d’embarras au Certificat d’études. Simple routine ! Aucun raisonnement intelligent ! Beaucoup de maîtres faisaient ainsi par sécurité, pour gagner du temps, pour avoir le loisir de revoir souvent. Car on disait que la répétition était l’âme de l’enseignement.

            Sur le livre d’arithmétique du cours moyen, étaient représentées les monnaies : la pièce de 5 francs en argent, la pièce de 100 francs en or, le fameux louis d’or de 20 francs à l’effigie de la République. Tous ces louis s’en allèrent dans les caisses du Trésor Public pendant la guerre de 1914 car le gouvernement demanda à la population de donner son or « pour sauver la France ». Évidemment il y eut quelques « prudents » parmi ceux qui en avaient le plus qui se gardèrent bien de donner leurs louis. Mais le bon peuple troqua généreusement son or contre les billets… On avait des problèmes sur les alliages, par exemple : « Dans quelles proportions faut-il allier des lingots d’argent au titre de 0,920 et 0,825, premièrement pour obtenir un alliage au titre des pièces de 5 francs, deuxièmement pour avoir un alliage au titre des monnaies divisionnaires ? » Il faut savoir que les pièces de 5 francs étaient plus riches en argent que la monnaie divisionnaire. Autre énoncé : « On veut fondre une cloche du poids de 640 kilos ; elle doit être formée d’un alliage de cuivre et d’étain dont les densités sont respectivement 8,8 et 7,2. Combien faut-il prendre de kilogrammes de cuivre et d’étain pour que la densité de la cloche soit de 7,8 ? » Voilà les problèmes du cours moyen avant 1914.

            Quant aux sciences, « la Science » comme on disait, c’était le grand savoir. Le thermomètre, sa graduation. Le baromètre, ensuite. Le jour de la leçon, l’instituteur descendait de chez lui un baromètre à cardan. Nous étions calés : nous avions vu un vrai baromètre. Le maître faisait tous les jours des observations météorologiques qu’il affichait à la porte de la mairie. Nous les lisions parfois et nous étions ferrés en météorologie : nimbus, cirrus, stratus, cumulo-nimbus, etc. On voyait cela tous les jours.

            On étudiait aussi un peu de chimie, très simple, par exemple la fabrication du fer par le procédé catalan. Plus tard, je n’ai pas été embarrassé quand j’ai étudié le procédé utilisé à la forge  de Saint-Pierre-des-Champs pour traiter le minerai de fer de Fourques dans les Corbières[2]. La catalane utilisait le charbon de bois. Nous aurions été capables de monter une meule de charbonniers, ces meules qu’on voyait fumer, les nuits d’été, sur les crêtes de la Montagne Noire.

6. Gymnastique, chant, récitation, dessin

            La gymnastique, c’était toujours l’instituteur adjoint qui faisait cette leçon (le directeur ne s’abaissait pas à la faire). On étirait les bras, on étirait les jambes pendant un quart d’heure, une fois par semaine, dans la cour de récréation. On oubliait d’ailleurs assez souvent de faire cette leçon parce qu’on sortait trop tard, retenus par la dictée ou par la rédaction.

            On n’étudiait pas la musique, mais on faisait du chant. L’instituteur chantait. Il n’avait pas d’instrument, il ne chantait ni bien ni très juste mais enfin il chantait et il nous enseignait des chansons. Des chansons patriotiques surtout, patriotardes même :

            Où t’en vas-tu soldat de France ?

            Où t’en vas-tu petit soldat ?

            Plein de courage et d’espérance,

            Où t’en vas-tu petit soldat ?

En entrant en classe, chaque matin, et à la rentrée de la récréation, et le soir également, on chantait en allant prendre place, en faisant le tour de la classe. En hiver, les gosses avaient tous des sabots de bois, des galoches ou des esclops, des sabots de paysans. Sur un plancher de bois, ça faisait un vacarme étourdissant, d’autant plus que les enfants étaient heureux de frapper sur le sol. Quand chacun était arrivé à sa place après avoir fait le tour, on continuait jusqu’au dernier couplet, toujours en frappant des pieds. On continuait à marquer le pas sur place. Dans la poussière et le vacarme, c’était l’introduction joyeuse à la classe morose.

            Parmi les chansons, il y avait aussi des chansons enfantines, amusantes et entrainantes. Elles ne me viennent pas à l’esprit… Ah ! Il y avait « Le Papillon » :

            Il faut te marier, papillon couleur de neige,

Il faut te marier par devant le vieux mûrier.

Pourquoi donc me marierais-je

Sans me faire un peu prier ?

Alors il se marie avec le grillon ou avec la cigale, je ne sais plus.

            Chez les institutrices les plus routinières, on apprenait la table de multiplication en chantant : « deux fois un, deux ; deux fois deux, quatre ; deux fois trois, six »… On finissait par savoir la chanson par cœur, mais attention, quand la question était : « deux fois six ? », il fallait revenir à la chanson : « deux fois un, deux » jusqu’à « deux fois six » Même dans les classes moins routinières, on apprenait par cœur la table de multiplication. On l’apprenait à l’endroit, on l’apprenait à l’envers, jusqu’à ce qu’on la connaisse parfaitement. C’était la classe de calcul de mon enfance. Je me souviens que les deux produits que j’eus le plus de mal à retenir, c’était 7 fois 8 et 9 fois 7. Je me demande pourquoi j’ai retenu qu’ils étaient particulièrement difficiles. J’ai dû me tromper une fois ou deux, voilà pourquoi ils me paraissent rébarbatifs.

            Les récitations, on les apprenait comme le chant. On avait « récitation » à la dernière heure de l’après-midi : un jour récitation, un jour chant et un jour calcul mental. C’était la dernière demi-heure de la journée, de trois heures et demie à quatre heures.

            Dessin. On faisait deux sortes de dessins. Le dessin à vue : on apportait une feuille de lierre ou une rose, ce que l’instituteur avait demandé, et on dessinait ça. Et puis le dessin d’ornement : on stylisait plus ou moins, on faisait un dessin plus ou moins imaginatif. Je ne ma rappelle plus s’il y avait une épreuve de dessin au Certificat d’études. Peut-être pas.

7. Histoire, géographie

            En histoire, on suivait le livre : une leçon tous les jours et on avançait jusqu’à la fin. La géographie, c’était pareil, on ne faisait pas de sortie, pas de promenade. Je me souviens de la seule classe-promenade que j’ai faite dans ma vie d’écolier, c’était à Villespy, je devais être bien jeune, et ça nous avait enchantés parce que ça sortait de l’ordinaire. Mais le maître ne nous avait rien appris, on n’avait rien noté. On était allé seulement se balader, prendre l’air. Et un seul jour, une seule fois dans mon existence d’écolier. Les livres de géographie étaient cependant plus modernes que ceux qu’avait eus mon père et mon oncle, qui étaient des livres catéchismes, questions et réponses : « Quels sont les détroits de la Mer du Nord ? »… Il fallait savoir ça par cœur, tous les noms de détroits, les presqu’îles, les golfes du monde. Et peu importait de savoir où ils se trouvaient, quelle importance ils avaient. Dans les livres de l’école primaire, aucune carte jusqu’aux livres de Foncin vers 1900.

            La maison où nous habitions appartenait à un ménage d’instituteurs qui enseignaient en Algérie. Ils s’étaient réservé une chambre, dont nous disposions quand même. Une vieille armoire contenait leurs livres. Comme j’ai toujours eu un tempérament curieux, je cherchais ce que disaient les livres à propos de chaque leçon à apprendre et je le retenais aisément. J’étais alors au cours moyen deuxième année et je trouvais le contenu de ces livres fort intéressant. Bien souvent, en récitant la leçon, je sortais des choses que l’instituteur n’avait pas dites, ce qui l’étonnait, bien sûr. Il me demandait d’où je l’avais tiré. Je me souviens qu’un jour l’inspecteur d’académie vint visiter l’école de Villepinte. Cet inspecteur, M. Canet, était agrégé d’histoire et il nous posa des questions sur les journées de la Constituante. Je lui énumérai ces journées sans en manquer une seule, si bien qu’il me complimenta et il m’envoya comme récompense un joli livre sur le département de l’Aude. Mon instituteur fut tout heureux de me le remettre. Ce même M. Canet vint plus tard, le jour du concours des Bourses, assister à l’oral, et comme on m’interrogeait sur la graduation du thermomètre, il me reconnut et dit à l’examinateur : « Celui-là doit le savoir ! » L’année suivante, il me revit à l’École primaire supérieure de Limoux. Ce jour-là, on séchait sur la bataille de Wagram. Le professeur était une jeune fille : c’était la guerre, les professeurs titulaires avaient été mobilisés et remplacés par des jeunes filles débutantes. La pauvre fille interrogeait honnêtement tout le monde, or cet inspecteur était difficile, particulièrement difficile, surtout en histoire, sa spécialité. Elle interroge donc cinq ou six camarades, rien à faire, ils ne sortaient rien. Mon tour arrive, l’inspecteur me reconnait et dit : « Oh, je suis à peu près sûr qu’il le sait ! ». Effectivement, je répondis convenablement. L’année suivante, il vint en classe de troisième année, en géographie. Il fit pleurer cette pauvre Mademoiselle A… La leçon portait sur le climat de l’Algérie. Justement l’inspecteur avait enseigné en Algérie, et ce climat, il l’avait supporté. Notre livre et le cours de Mlle A… disaient que l’Algérie était divisée en trois zones : la zone côtière, la zone des hauts plateaux, plus sèche, et puis la zone présaharienne extrêmement sèche. Nous sortons ça à l’inspecteur, ça ne lui plait pas. Il interroge quelques élèves : « C’est un pays très sec. » « Alors il faut y aller vous installer marchand d’ombrelles ! » Croyant bien réagir, un autre élève a dit : « C’est un pays humide. » « Alors, marchand de parapluies ! » Finalement il a fallu qu’il nous dise lui-même que le climat était tout à fait différent dans le département d’Oran, dans celui d’Alger et dans celui de Constantine… Cet inspecteur m’a suivi jusqu’à mon entrée à l’École normale. Après, je ne l’ai plus revu ; il a dû quitter le département.

            Les livres de géographie ont évolué ensuite : de plus grand format, ils ont donné des cartes de plus en plus détaillées, des photos des lieux décrits. Les livres de sciences aussi ont été illustrés. Mais la méthode du par cœur a subsisté longtemps. En 1939-1940, j’ai été mobilisé à Montpellier et je suivais le travail d’une petite cousine qui était dans une école religieuse, une de ces pensions pour le beau monde (le beau monde ne serait pas le beau monde s’il ne mettait pas ses enfants dans des écoles privées). On lui enseignait les sciences. Je me souviens d’une leçon sur les classes et les ordres du règne animal. Elle avait trois pages à apprendre par cœur. J’essayai de lui expliquer, elle ne voulait pas, ce n’était pas utile, ce qu’il fallait faire, c’était apprendre par cœur. Il fallait qu’elle le sache parfaitement et que je la fasse réciter ! Elle ne savait pas ce que ça voulait dire, mais cela n’avait pas d’importance. Pour avoir 20 sur 20, il fallait le réciter par cœur.

8. Morale et instruction civique

            La morale, c’était en entrant, le matin. On avait trois classes de morale par semaine et deux classes d’instruction civique, le mardi et le vendredi. Ce devait être un reste de la prière matinale d’avant 1882. Avant cette date, on élevait son âme à Dieu ; après, à l’école laïque, on élevait son âme au Bien. Le programme de morale comprenait les devoirs envers la famille, envers les camarades, entre maîtres et serviteurs. Et même, dans mon école primaire de Villepinte il y avait une leçon sur les devoirs envers Dieu, un Dieu qui était plutôt l’Être Suprême que le Dieu catholique. Enfin, ça existait encore, un reste du temps qui avait précédé l’enseignement laïque. Notre maître commençait souvent par une lecture morale et en tirait une conclusion, soit un proverbe, soit une règle de conduite. On écrivait une maxime tous les jours en leçon de morale. Le résumé de la leçon tenait en quatre ou cinq lignes, et en tête il y avait une maxime. Parfois une maxime venait à la suite de l’étude d’une lettre en écriture. Par exemple, pour le N majuscule : « Nul bien sans peine », ou pour le M : « Mieux vaut bonne renommée que ceinture dorée ».

            Cette morale, l’instituteur la mettait en pratique. L’instituteur était dans le village une personne très en vue, très surveillée, par conséquent il ne pouvait pas se permettre des écarts avec la moralité. En général il était irréprochable.

            L’instruction civique, c’était tout ce que doit savoir un bon citoyen pour exercer ses devoirs et ses droits : le vote, payer ses impôts, faire le service militaire, etc. Tout. Comment sont administrés la commune, l’arrondissement, le département. Le Conseil général, la Chambre des députés, le Sénat. Nous étions calés là-dessus. On savait exactement comment ils étaient élus, leur rôle, etc. J’entends parfois à la radio ou à la télévision des enquêtes qui se font au moment des élections au Conseil général par exemple. On demande aux gens de la rue à quoi sert le Conseil général : neuf personnes sur dix l’ignorent. Je vous garantis que nous, nous le savions tous, exactement. Toutes les attributions du Conseil général, celles du maire, du préfet, de même les devoirs du citoyen, particulièrement de payer l’impôt et de faire le service militaire.

            Justement, il faut parler de l’école revancharde. En 1871, on avait perdu l’Alsace et la Lorraine, et toute l’école française vivait avec le souci de récupérer ces provinces. Ils nous les avaient volées. Les Alsaciens-Lorrains étaient de pauvres malheureux qu’on avait astreints à obéir à la « botte prussienne ». Car l’ennemi, c’était les Prussiens, on ne disait pas « les Allemands ». Mon grand-oncle Béranger avait fait la guerre de 70, il me parlait toujours des Prussiens comme il parlait aussi souvent de Napoléon III. Il l’appelait l’Empereur, mais l’autre, Napoléon Ier, c’était « l’Empérur vieil ». On ne parlait pas de Ier ni de IIIe dans le peuple. Il y avait le vieux et le jeune. On était encore en admiration devant Napoléon Ier, l’Empérur vieil, à qui la France devait tant et qu’on devait respecter.

            On pleurait sur la perte de notre Alsace-Lorraine. Il y avait des chansons pathétiques. Je me rappelle de celle du vieil Alsacien avec son violon, jouant la Marseillaise sur le bord d’une route ; les Prussiens l’entendirent et brisèrent le violon. Ça commence comme ça :

                        Ils ont brisé mon violon

                        Parce que j’ai l’âme française

                        Et que sans peur aux échos du vallon

                        J’ai fait chanter la Marseillaise.

            Sur la route poudreuse et blanche

            Nos soldats ne passent plus.

            Un vieillard vient chaque dimanche

            Pleurer seul au pays perdu.

            Parfois de sa lèvre pâlie

            Monte une plainte vers les cieux

            C’est le regret des jours heureux

            Et c’est l’histoire de sa vie.

                        Ils ont brisé mon violon, etc.

C’étaient des chansons de regret, pour émouvoir jeunes et vieux. Il y avait ici, à Talairan, un Alsacien-Lorrain qui s’était exilé volontairement en 1871. Je l’ai vu moi-même, je l’ai bien connu, il est mort à 80 ans passés. La mairie l’avait hébergé dans l’ermitage attenant à une église champêtre. Il s’appelait Joseph, mais ici tous l’appelaient l’Alsass. Il vivait de quelques petites journées de travail qu’il faisait dans les vignes et surtout de braconnage. Il me semble le voir avec un fusil à piston qu’il chargeait par la gueule. Il était tout petit, déjà ratatiné par l’âge et son fusil à long canon dépassait de 40 centimètres au-dessus de sa tête. C’était un très brave homme, estimé de tout le monde. Il venait parfois dans le village et on lui remplissait le sac de menues offrandes, de petites provisions. On l’aimait beaucoup.

            Alors, oui, les Prussiens étaient impardonnables de nous avoir ravi de force l’Alsace et la Lorraine. Il fallait les récupérer à tout prix et l’école se chargeait de forger les soldats. Ceux de 14 partirent avec joie, allant à Berlin pour « pendre Guillaume ». Ils étaient sûrs de revenir bientôt victorieux. Ils se lancèrent sur les mitrailleuses allemandes à Charleroi et partout en Belgique, à l’assaut à la baïonnette, et ils y laissèrent des dizaines de milliers de morts. L’idée de Patrie, nous l’avons reçue comme une religion à l’école primaire. Nous comprenons très mal qu’elle soit aujourd’hui presque dénigrée. On abusait alors, bien sûr, on exagérait, mais je crois qu’on exagère aujourd’hui dans l’autre sens. Aujourd’hui, l’idée de Patrie n’existe plus. Il y a bien une espèce de fanatisme raciste notamment contre les Arabes et contre les travailleurs qui ne sont pas d’origine française, mais autrefois le patriotisme ce n’était pas cela, c’était vraiment l’amour du pays, un amour enraciné, un attachement au drapeau car le drapeau représentait le pays entier avec son passé, ses malheurs, ses beautés et ses espoirs. Je me souviens quand j’ai vécu à l’étranger, à Burgos, à l’occasion du 11 novembre, le vice-consulat français avait pavoisé, et je suis sorti dans le froid glacial pour aller voir flotter le drapeau français. Ce n’était pas par patriotisme fanatique, mais simplement parce que cela faisait plaisir dans ce pays étranger, où on parlait étranger, où l’on pensait étranger.

9. Livres et fournitures

            Les communes payaient déjà les fournitures scolaires et les livres. Et même à Villepinte – ce qui n’existait pas dans beaucoup d’autres communes – l’élève conservait ses livres scolaires ; on ne les rendait pas en quittant l’école. C’était une très bonne chose. J’ai ainsi conservé ces livres, je les revois avec plaisir et je suis certain que beaucoup de mes camarades d’école y ont trouvé des renseignements, ont revu avec profit certaines données, certaines précisions apprises à l’école primaire et oubliées ensuite.
            À Villespy en 1907, le livre de lecture pour les garçons était Le Tour de la France par deux enfants. Ce livre contenait un peu de tout. Un enseignement patriotique surtout : il s’agissait de deux enfants qui quittaient l’Alsace où ils étaient nés, chassés par l’annexion de 1871 par les Allemands. C’était un véritable roman. Ils firent le tour de la France à la recherche d’un de leurs oncles qui était marinier, je crois, sur les canaux. Ils ne savaient pas exactement où le trouver, et ça les obligeait à faire le tour du pays. Le livre racontait chaque étape de ces enfants et décrivait le pays traversé, les productions, la géographie, les hommes célèbres, etc. C’était intéressant, instructif, mais ça finissait par devenir ennuyeux parce que, chaque année, on recommençait la même histoire. Il avait une suite qui s’appelait Les enfants de Marcel, qui eut beaucoup moins de succès. C’était donc d’abord un enseignement patriotique : connaitre la France et l’aimer, et il y avait cet esprit vindicatif contre les Allemands qui nous avaient volé l’Alsace et la Lorraine, provinces qu’il fallait récupérer.

            À Villepinte, on avait un livre de lecture plus moderne par morceaux choisis d’écrivains français, c’était plus varié.

            Intervention de Mme Puget : Les filles avaient Suzette, un manuel d’enseignement ménager qui parait bien vieillot aujourd’hui. En parcourant le livre, on a une vue précise de la vie de nos grands-mères : l’entretien du linge, comment on range son armoire… C’était un livre d’économie domestique avec un peu de cuisine, pas trop. La cuisine n’était guère savante à ce moment-là, plus traditionnelle que gourmande ou rationnelle. Suzette avait une suite, c’était Le ménage de Mme Sylvain : Suzette s’était mariée et était devenue Mme Sylvain.

            Jean Puget : Dans la préface de ce dernier livre, on lit : « Nous présentons avec confiance à Mesdames les institutrices Le Ménage de Mme Sylvain. Sylvette peint la jeune fille dans sa famille et à l’école. Le Ménage de Mme Sylvain la montre mère de famille et ménagère appliquant les connaissances acquises. Économie domestique, hygiène, soins de la maison, cuisine, tous les devoirs qui incombent à la ménagère y sont présentés de la façon la plus intéressante et la plus précise. » Il y avait un livre concurrent, si l’on peut dire, un livre de J. H. Fabre, le fameux entomologiste, qui s’intitulait Le Ménage. Causerie d’Aurore avec ses nièces sur l’économie domestique. Lecture courante à l’usage des écoles de filles. Sans date, peut-être de 1910. Il parait plus moderne que le précédent, mais il ne semble pas avoir eu le même succès.

            Mon père avait fréquenté l’école des Frères des écoles chrétiennes de la Cité. Je crois que c’est là que mon grand-père avait déjà été élève et je me demande si, vers 1875, il y avait une autre école que celle-là dans la Cité. J’ai conservé précieusement le livre de lectures de mon père. Les sujets religieux occupent plus de cent pages : « Exorde de l’oraison funèbre de la reine d’Angleterre de Bossuet », « Saint Paul », « Le Suicide », « La mort de l’athée », « Misère de l’âme esclave des sens », « Divinité de la religion chrétienne prouvée par son établissement » (pour des élèves de 10-11 ans !). Des miracles de Jésus-Christ, etc. Quelques fables de Florian et de La Fontaine. Quelques pages de Racine, Lamartine, Corneille… « Le petit Savoyard » d’Alexandre Guiraud qui a fait pleurer nos mères :

            Pauvre petit, pars pour la France,

            Que te sert mon amour, je ne possède rien.
            On vit ailleurs heureux, ici dans la souffrance.

            Pars mon enfant, c’est pour ton bien.

Ça se termine par le retour du petit Savoyard qui retrouve sa mère mourante…

            Il y avait des livres préparés par les inspecteurs et qui étaient destinés aux maîtres : le Livre du Maître donnait les réponses à toutes les questions qui se posaient dans le livre de l’élève, la solution de tous les problèmes, de toutes les analyses logiques et grammaticales. Le maître n’avait pas à se fouler.

10. L’instituteur

            C’était un homme extrêmement consciencieux. Notre maître nous faisait les six heures de classe sans perdre une minute. Il donnait les récréations à l’heure dite et pendant le temps prévu. C’était dix minutes et pas davantage. Et il faisait la classe du 1er octobre au 2 août, date des grandes vacances d’été. Il n’était jamais malade ; jamais mon instituteur n’a été malade. Jamais. Les maîtres avaient d’abord une très haute conception de leur fonction et ils s’en acquittaient du mieux possible. Bien sûr quelques-uns n’avaient pas un sens pédagogique impeccable, mais quant au travail c’était irréprochable. Ils exigeaient du travail et ils nous punissaient sévèrement, mais quand nous étions punis ils nous surveillaient, se punissant eux-mêmes. Ils nous gardaient une heure, jusqu’à 5 heures du soir.

D’autre part il y avait le problème des enfants des métairies, des fermes éloignées. Ces enfants-là mangeaient à l’école à midi, et le maître en était responsable pendant l’interclasse de 11 heures à 13 heures où l’on rentrait. À ce moment-là, on disait « 1 heure », comme on dit encore dans nos campagnes, « 1 heure du soir ». Beaucoup de maîtres évitaient cette responsabilité en demandant aux parents que leurs enfants mangent chez des connaissances du village, des gens de la famille ou des amis. Cela déchargeait l’instituteur, mais si les parents ne trouvaient pas quelqu’un pour héberger les enfants, l’instituteur était responsable de ces élèves-là. Il essayait de faire comprendre aux parents qu’il n’était tout de même pas obligé de faire réchauffer leurs repas à une douzaine d’enfants ou plus, ni de surveiller leurs jeux ensuite avec risque constant d’accident. Si les enfants allaient chez des amis, le maître était déchargé, ils pouvaient jouer après leur repas, librement, avec les enfants du village. Il était utile cependant d’obtenir une décharge de responsabilité par écrit.

            Les élèves étaient quelque peu différents des élèves d’aujourd’hui, certainement plus sérieux, plus obéissants, plus disciplinés, plus attentifs. Certains venaient de fermes éloignées. Ils étaient nombreux avant 1914. À Villepinte il y avait bien un quart de la population qui vivait dans les fermes, donc un quart des élèves qui venaient de fermes quelquefois éloignées de plus d’une demi-heure. Ils venaient à pied, ces braves enfants. Et même, à Montolieu après la guerre, j’en ai eu qui venaient d’une ferme éloignée d’une bonne heure de chemin. Pour ces enfants de 6 ou 7 ans qui avaient une heure de chemin à faire par tous les temps, c’était pénible. Vraiment, ces enfants avaient du mérite de venir à l’école. Ils l’aimaient, l’école. À l’époque où nous sommes entrés dans le métier, l’enseignement était devenu populaire, vraiment, on ne manquait pas l’école.

            Le gros problème de l’enseignement rural, c’était la classe unique. Dans les petits villages, il n’y avait qu’un instituteur ou qu’une institutrice pour instruire tous les enfants de 6 ans jusqu’à 13 ans, 14 même par la suite. Il est impossible de se partager entre quatre cours et même plus, puisque dans chaque cours il y avait des divisions selon que les enfants étaient plus ou moins avancés. Alors on mettait des « moniteurs », c’est-à-dire de grands élèves, qui perdaient leur temps car le maître les chargeait d’enseigner à lire ou à écrire aux plus petits pendant qu’il s’occupait des autres. Le maître consacrait quelquefois cinq ou dix minutes aux petits pour amorcer ou compléter la tâche du moniteur.

            Les moniteurs étaient fiers de cette fonction de demi-instituteur. Souvent j’ai entendu les parents agriculteurs dire : « Le vau tira de l’escola, ai besun d’el per travalla, per que n’en sap tant como lou mestré aro, la provo : ensegno als cagaïres[3]. » On était moniteur à tour de rôle : il ne fallait tout de même pas perdre tout son temps parce qu’il y avait le Certificat d’études. Le maître choisissait les moniteurs parmi les deux ou trois meilleurs élèves. Ceux-ci étaient d’ailleurs capables de suivre d’une oreille ce que faisaient les grands, tout en s’occupant des petits. Inversement, quand j’étais parmi les petits, je tendais une oreille vers ce que faisaient les grands. Évidemment, un début d’amélioration est apparu avec les classes géminées.

11. Les écoles géminées

            La séparation des filles et des garçons était un reste de l’enseignement religieux, alors que, au catéchisme, garçons et filles étaient mélangés. On a peine à comprendre pourquoi on est resté si longtemps à séparer les sexes, à avoir une école de garçons et une école de filles séparées dans le village. C’est une telle amélioration, s’il y a un instituteur et une institutrice, de donner les petits à l’institutrice parce qu’elle est plus maternelle, et les grands à l’instituteur, de sorte que chaque enseignant n’ait que deux cours à faire au lieu de quatre.

            La gémination commença entre 1910 et 1914. Dans les très petits villages où il n’y avait au total que quinze à vingt élèves de 6 à 12 ans, garçons et filles, on ne pouvait vraiment pas ouvrir une école de garçons et une école de filles : la gémination s’imposait depuis l’obligation scolaire de 1882. Et il ne se produisait aucun incident fâcheux.

            La séparation des sexes à l’école vient de loin dans le passé. À Talairan la première délibération du Conseil municipal qui mentionne des élèves filles est datée du 1er février 1862. Jusqu’alors il n’était question dans le calcul de la rétribution scolaire que d’élèves garçons. En 1866, une autre délibération mentionne que trois élèves filles ont été reçues gratuitement « dans l’école des Sœurs ». Il semble donc qu’avant 1862 les filles du peuple ne recevaient aucune instruction et qu’à partir de cette date les religieuses se chargèrent de l’éducation des filles. Une délibération du 8 août 1867 précise qu’il « n’y a pas lieu d’établir une école communale de filles, une école libre existant et étant suffisante ». Fort peu de parents devaient envoyer leurs filles à l’école puisque la plupart des femmes ne savaient pas lire. Pour la femme, on estimait qu’il n’était pas nécessaire de savoir lire et écrire. Il y a eu un conflit entre la municipalité d’un côté, le curé et les sœurs de l’autre, et elles sont allées s’installer au village voisin de Villerouge. En 1874 seulement, Talairan décida d’ouvrir une école de filles qui ne devint laïque qu’en mars 1876. Une classe enfantine lui fut ajoutée en 1883. Le Conseil municipal ne demanda la gémination des classes qu’en 1931.

12. Le Certificat d’études primaires

            Le Certificat d’études, c’était le grand critère pour juger la valeur des maîtres. Celui qui avait beaucoup de candidats était un bon maître. S’il n’en avait que peu, c’est qu’il était incapable de les préparer. Si ces candidats échouaient à l’examen, c’était encore pire. Et les inspecteurs n’étaient pas loin de juger comme les populations puisque les rapports d’inspection relevaient le nombre de candidats reçus. Pour que ses candidats soient reçus, l’instituteur gavait, gavait, gavait sans s’occuper de l’instruction intelligente, de l’éducation complète de l’enfant. C’était du bourrage de crâne, ni plus ni moins. Et ce bourrage, qui déterminait naturellement les méthodes pédagogiques, ce bourrage était encore complété par ce qu’on appelait des répétitions, qui avaient lieu après la classe. L’année du Certificat d’études, et même, s’il s’agissait d’un maître zélé comme il y en avait beaucoup, deux ans avant l’examen le maître gardait les futurs candidats après la classe du soir, une heure et même plus pour leur donner à faire au moins un problème et une dictée. Au fond, avec des élèves normaux et assidus, obtenir le Certificat d’études n’était pas si difficile. Pourvu que l’élève fasse moins de cinq fautes en dictée, qu’il trouve la solution d’un problème sur deux, il était à peu près sûr d’être reçu. Il s’agissait donc de mettre dans la mémoire de l’enfant l’orthographe et le calcul. D’où dictées à profusion, une dictée journalière plus une en répétition, et problèmes types. Pour le calcul, on n’avait pas le temps ou on croyait ne pas l’avoir, de raisonner patiemment ; on préférait se fier à la mémoire. Alors le livre donnait un problème-type sur l’alliage, un sur les partages proportionnels, un sur les règles d’intérêts. Il y avait des dizaines de problèmes-types. Pourvu que l’élève emmagasine tous ces problèmes-types, il se tirait d’embarras à coup sûr. Évidemment il fallait qu’il calcule sûrement les quatre opérations. D’où la nécessité d’un entrainement intensif, c’est pourquoi on gardait les élèves après la classe, gratuitement bien sûr, sans rien demander aux parents. Par reconnaissance, ceux-ci offraient assez fréquemment un cadeau collectif au maître : objet d’utilité pratique ou bibelot d’ornement. De charmants souvenirs pour ses vieux jours.

            Des maîtres beaucoup plus zélés encore préparaient les meilleurs élèves aux Bourses. Ce fut mon cas. On ne s’y hasardait qu’avec des élèves sûrs. Certains maîtres, très rares, préparaient même au Brevet élémentaire qui était un « brevet de capacité » permettant d’enseigner en cas de pénurie d’instituteurs. Ceux-ci devaient sortir de l’École normale et posséder non seulement le Brevet supérieur mais aussi le Certificat d’aptitude pédagogique qu’ils passaient après un an d’exercice. En 1923, quand je débutai, à cause de la guerre de 1914-1918, il y avait bien quatre instituteurs sur dix qui ne possédaient que le Brevet élémentaire. Quand ils avaient l’habitude du métier, ils arrivaient à être de bons maîtres qui avaient des candidats au Certificat d’études selon la méthode que j’ai exposée.

13. La récréation, les jeux

            Les cours de récréation étaient ridiculement exigües. Ici par exemple, à Talairan, je me demande comment trente-six garçons pouvaient jouer, la cour était grande comme la moitié de la classe ! Ils devaient courir dans les rues, il fallait bien qu’ils se remuent ces pauvres enfants, sans surveillance évidemment. À Villepinte, la cour était la place publique, une place immense ; à Villespy aussi, la porte de l’école donnait directement sur la place au milieu de laquelle se trouvait un bassin. C’est là que j’ai appris à faire la seringue avec les deux mains ; on s’amusait à s’arroser. On pouvait envoyer de l’eau à quatre ou cinq mètres Je me souviens de l’avoir montré à mes petits-enfants qui se sont bien amusés. On allait faire pipi derrière l’école, on s’alignait le long du mur, il n’y avait pas de cabinets dans nos villages. L’été, ça cocotait !

            Quand on avait la chance d’avoir une grande place, on pouvait jouer à volonté. On jouait aux barres, c’étaient les grands qui jouaient aux barres, un jeu déjà compliqué. On jouait surtout à se poursuivre, au clignet, aux billes (on disait « aux boules »). Quand on jouait « pour de bon », le vainqueur ramassait les billes du vaincu. Les plus jeunes jouaient « pour de rire » et on rendait ce qu’on avait gagné. Il y avait un jeu qu’on appelait « Aux capitales » où celui dont la bille occupait le trou central avait le droit de tirer sur les billes des camarades. Celui dont la bille était atteinte était « mort ». On préférait jouer avec des boutons parce que les billes étaient chères, vendues dans des sachets d’une dizaine, pour deux sous ou quelque chose comme ça. On avait aussi le boulard, une grosse bille en pierre ou en fer. Les boulards de fer coûtaient deux sous, les boulards de pierre ne coûtaient qu’un sou. Mais les boulards de pierre se cassaient. Si le particulier qui jouait avec vous tirait un peu fort, il vous partageait le boulard en deux…

            Utiliser des boutons, c’était gratuit. On les arrachait aux pantalons, ça ne faisait pas plaisir aux mères… On les récupérait aussi dans les vieux habits. Ce jeu arrangeait les mamans qui avaient un fils habile – et on le devenait tous avec l’âge – qui ramassait tous les boutons des copains. Je me souviens que ma mère ne savait plus où les mettre, elle en avait tout un bas rempli. Il y avait toutes sortes de boutons : de braguette, de caleçon, de chemise en nacre. Ceux-là, c’était de chics boutons. Il y avait les boutons de pardessus qui étaient énormes, des boutons d’uniforme de facteur, de soldat en cuivre. Chacun ne comptait que pour un bouton, alors on conservait les plus jolis pour la fin si on perdait.

14. Les devoirs et le sac de l’écolier

            On avait des devoirs à la maison sur un « cahier de maison ». Tous les jours on avait un devoir à la maison. C’était en général un problème, quelquefois deux pour les grands. De temps en temps une analyse logique ou grammaticale pour changer. On avait aussi une rédaction à préparer à la maison, le vendredi soir. Certains élèves avaient la chance de pouvoir se faire aider par leur père. Beaucoup y parvenaient en pleurnichant : « Je ne sais pas le faire, je vais être puni. » Personnellement, comme instituteur, je n’ai jamais cherché à empêcher cette habitude parce que c’était une façon d’intéresser les parents à la vie de l’école. On avait encore des devoirs de vacances, on nous donnait une cinquantaine de problèmes, autant d’analyses grammaticales, il y avait de quoi remplir un gros cahier.

            Dans le sac de l’écolier, on mettait les livres scolaires que la commune nous donnait. Les fournitures aussi, crayons et porteplumes enfermés dans un plumier en bois ou en carton laqué. Les plumes devaient être bien rangées, car c’était un outil dangereux, presque une petite lance. Il y a eu des accidents causés par des gestes brusques et des blessures aux yeux. Quand on ne se servait pas du porteplume, l’instituteur exigeait qu’il soit posé dans la rainure des tables d’écoliers, près de l’encrier.

            Le sac était un cartable en cuir ou une serviette en moleskine. Quand on n’avait pas d’argent pour le payer, les mères fabriquaient une simple musette en toile bleue, avec une corde pour la suspendre à l’épaule. On posait le sac par terre au pied du banc et on en tirait ce dont on avait besoin. Les livres, il fallait les soigner : on les recouvrait de papier d’emballage récupéré chez l’épicier ou bien d’un carré d’étoffe. C’était alors une protection inusable. Le livre apparaissait à nos grands-mères illettrées comme une chose sacrée qu’il fallait respecter.

15. La fréquentation, la journée scolaire

            Il y avait bien quelques élèves qui manquaient la classe pour aider les parents à des travaux agricoles. L’instituteur les grondait. Il n’exigeait pas, je crois, un écrit des parents pour justifier l’absence de l’enfant, on se contentait de ce qu’il disait[4]. L’obligation scolaire était encore récente, ça commençait bien à entrer dans les mœurs mais il y avait des gens qui doutaient de la nécessité de l’instruction et qui préféraient utiliser les enfants pour les travaux, garder les vaches par exemple ou aider à la moisson. Quand il y avait de petites fêtes familiales, quand on tuait le cochon, les enfants disaient : « On a tué le cochon » et ils étaient fiers d’apporter à l’instituteur un morceau de boudin ! Et l’instituteur excusait les élèves. Il fallait être bienveillant. Mais quand il s’agissait d’aller faire des gerbes ou de longs travaux pendant plusieurs jours, l’instituteur les grondait. C’était cependant assez rare, des enfants de familles pauvres surtout.

            Quand la classe était finie, à 4 heures, nous avions tout notre travail tracé. Le père et la mère qui étaient aux champs avaient laissé un bout de papier : « Tu iras faire de l’herbe pour les lapins » ou « Tu viendras nous trouver à tel champ ». Il fallait y aller. On n’allait pas jouer, on n’allait pas courir, on allait aider les parents.

            La journée scolaire commençait à 8 heures par la leçon de morale ou d’instruction civique, ensuite suivait la leçon de calcul, puis le maître donnait un problème aux grands pendant qu’il faisait la leçon de calcul aux plus jeunes. 9 h 30 : récréation, dix minutes pas plus. Après, c’était la leçon de lecture qui durait une demi-heure. On donnait un travail aux grands pendant que le cours inférieur faisait la lecture à son tour. En fin de matinée, l’écriture. L’après-midi, il y avait la dictée qui durait une heure pour les grands avec les questions qui suivaient, temps utilisé pour la dictée des petits. Ensuite, grammaire avec exercice, histoire, géographie ou sciences. Et puis, en fin de classe du soir, calcul mental, dessin, chant, travail manuel ou couture pour les filles. Voilà la journée scolaire.

            Ne pas oublier l’inspection des mains. Le matin, à 8 heures moins 5, l’instituteur sonnait la cloche pour appeler les enfants – il n’y avait pas de pendule dans tous les foyers !

L’instituteur frappait des mains à 8 heures, on s’alignait devant la porte de la classe, et c’était l’inspection des mains. Les élèves étalaient leurs deux mains à plat et quand l’instituteur passait ils les tournaient et retournaient pour bien montrer qu’elles étaient propres sur toutes les faces, et ils remontaient les manches de la blouse pour bien montrer que les poignets aussi avaient été nettoyés. Parfois on donnait un coup d’œil à la chevelure parce que les enfants avaient souvent des poux à ce moment-là. Aujourd’hui, ça peut être épisodique ; autrefois, c’était endémique. Il y en avait toujours, nous en attrapions tous malgré nos cheveux ras. Nos mères épluchaient nos têtes, cheveu par cheveu, les ratissaient dur au peigne fin sur une serviette blanche. Il n’y avait pas grand-chose pour les tuer. Des mères employaient du pétrole. Alors, quand l’instituteur passait, il sentait une chevelure à l’odeur de pétrole : « Tu as des poux, toi ? » « Oui Monsieur, on m’a passé du pétrole ». Après cette inspection, on rentrait en classe.

16. Punitions, récompenses

            Il n’y avait pas de distribution des prix. On nous laissait les livres scolaires à la fin des études (à Villepinte) mais il n’y avait pas de distribution des prix. Les compliments du maître devant les autres élèves étaient une récompense, mais notre maître ne nous a jamais donné des bons-points à Villepinte. Certains en donnaient. J’en ai eu à Villespy. Ils étaient tout petits, le maître les découpait dans de grandes cartes qui en contenaient cent. Il les découpait avec des ciseaux, je m’en souviens, il y en avait de roses, de bleus, de verts avec « Bon-point » écrit dessus. (Mme Puget : Moi, j’en ai eu à l’école primaire. On les comptait et quand on en avait dix on en recevait un plus grand. Ça s’ajoutait aussi aux points des compositions. Oui, ça comptait, les bons-points.)

            Les punitions, c’était automatique. Un élève ne savait pas sa leçon, il était puni. Il la savait mal, il était puni. Il fallait qu’il recommence à l’apprendre, il restait après la classe, en général une demi-heure, il devait réciter sa leçon pour avoir le droit de sortir. La punition, c’était le travail obligatoire pour l’élève paresseux qui ne l’avait pas fait chez lui. Certains donnaient à faire des lignes, pas notre maître. Il nous a toujours mis en retenue parce que nous ne savions pas une leçon ou parce que nous avions été indisciplinés. Là, il nous faisait apprendre notre leçon, il nous faisait apprendre quelque chose, mais pas de ces pensums bêtes qui consistent à copier cent fois la même phrase comme j’en ai connus à l’École primaire supérieure où les surveillants nous collaient cent lignes ou un verbe à conjuguer pour le moindre motif. Par contre, les gifles c’était courant et nous préférions ça à la retenue. Nos parents eux-mêmes encourageaient les maîtres : « Corrigez-le d’importance ! » Il y avait même chez quelques maîtres les coups de règle sur le bout des doigts joints, des oreilles tirées, parfois les cheveux. Ces « châtiments corporels » étaient bien interdits par le règlement, mais comme ils étaient efficaces et généralement bénins, la tradition se perpétuait, tenace.

            Chaque soir, le maître corrigeait les cahiers. Un grand les ramassait. Quand le maître annonçait : « Untel, ramasse les cahiers », ça voulait dire qu’il allait être 4 heures. Alors nous remettions nos cahiers de classe, des cahiers bien tenus, sous protège-cahier, avec notre nom dessus, sur une étiquette. L’élève ramasseur posait les cahiers sur le bureau du maître qui les corrigeait après la classe, chez lui, mais d’abord pendant qu’il gardait les punis. Il mettait dans la marge : bien, très bien, assez bien, passable, médiocre, mal, très mal. Il n’y avait pas de notes chiffrées.

Il y avait aussi le cahier mensuel. Chaque mois, on y écrivait un devoir de chaque discipline : un problème, une rédaction, une dictée, ce qu’on appelle une composition, et ça, c’était noté avec un chiffre. Ce cahier mensuel était obligatoire d’après les instructions officielles, et notre instituteur avait même un tampon sur lequel était écrit, je me souviens très bien : « Fait en classe et sans secours étranger ». Le nombre de points de ce cahier mensuel, cahier de compositions en somme, servait au classement des élèves. En plus existait le cahier de roulement sur lequel on inscrivait les activités de la journée. Les élèves le tenaient à tour de rôle. Quand l’inspecteur passait, il prenait ce cahier-là. Il voyait le niveau des élèves qui avaient écrit à tour de rôle, il voyait aussi ce qui avait été fait en cours d’année. L’inspecteur était un personnage redouté de l’instituteur et même des élèves. Ils tremblaient quand l’inspecteur les interrogeait.

Avant l’auto, le déplacement des inspecteurs était un problème. À Villepinte il venait à bicyclette. Je le vois avec ses pantalons serrés autour des chevilles par une griffe spéciale. Il venait de Castelnaudary, à douze kilomètres, il arrivait à l’improviste et repartait. Mais ici, dans les villages des Corbières éloignés des centres, il arrivait par le tramway[5] et il restait plusieurs jours dans le canton. Il s’installait à Lagrasse, par exemple, et de là il rayonnait à bicyclette et même à pied, un grand parapluie bleu sous le bras, dans tous les villages du canton et même du canton voisin. Alors le « téléphone » marchait. Les instituteurs s’avertissaient, de sorte qu’ils l’attendaient. C’était un peu comme au régiment pour la revue, on sait très bien que le colonel va passer, et les capitaines et adjudants font préparer ça de façon que tout soit impeccable. Le colonel doit voir un régiment magnifique où « il ne manque pas un bouton de guêtre », comme disait un général en 1870.

L’inspecteur que j’ai connu étant élève (pas ceux que j’ai connus comme instituteur) me semblait beaucoup plus adjudant que conseiller pédagogique. Il venait voir si l’instituteur était consciencieux, s’il tenait les cahiers règlementaires et tous les registres administratifs. Il vérifiait si tout était à jour, si les règlements étaient respectés, si on enseignait toutes les matières. La façon de les enseigner, j’ai l’impression que c’était un peu du superflu.

17. L’opinion publique et l’école

            Les gens tenaient à ce que l’enfant aille à l’école et qu’il soit un élève discipliné et appliqué. On ne lui faisait pas manquer l’école. Il fallait que les parents en aient réellement grand besoin pour le priver de l’école, et même beaucoup de parents s’intéressaient au travail de leur enfant. Ils l’aidaient ou ils lui expliquaient ce qu’ils pouvaient expliquer de la leçon. L’instituteur était bien vu dans nos villages paysans. Il était bien vu depuis que la République généreuse avait décidé la gratuité de l’enseignement primaire. Avant les lois de 1881, les communes donnaient un salaire à l’instituteur pour l’enseignement aux élèves indigents. Le secrétaire de mairie en dressait la liste. Les élèves des familles non indigentes payaient une rétribution scolaire mensuelle. L’instituteur encaissait chaque mois tant par élève. Le taux de ces rétributions était fixé par le Conseil municipal. En 1833, il était de un franc cinquante par mois et par élève à Talairan, et la commune versait en outre deux cents francs par an pour treize élèves indigents (sur 43 élèves au total). Le salaire de l’instituteur se montait alors à sept à huit cents francs par an. Les gens avaient conscience que c’était peu et certaines familles donnaient une gratification supplémentaire et des cadeaux en nature, par exemple quand on tuait le cochon. Ou bien une douzaine d’œufs, un litre de lait… Dans certains villages de montagne, l’instituteur était presque nourri. Je me souviens d’un collègue, jeune instituteur célibataire, qui fut nommé vers 1940 dans un village où il n’y avait pas d’auberge. Dans ce tout petit village, d’une douzaine de familles, il allait manger dans chaque famille à tour de rôle, gratuitement.

            Donc l’école était bien vue, elle était un complément de la famille. Ne pas envoyer les enfants à l’école, cela aurait été faire injure à l’instituteur. Bien sûr, on le saluait, on l’appelait « Monsieur ». Saluer l’instituteur, pour les élèves, c’était apprendre concrètement la politesse. La morale, c’était « Faites ce que je dis et faites-le comme je le fais ». C’était vraiment de la morale en action. L’instituteur était irréprochable au point de vue tenue et conduite. Aussi les parents comme les enfants et les habitants du village le respectaient. Et en même temps ils respectaient l’école.

            Ce qui était très important aussi, c’était le secrétariat de mairie. L’instituteur remplissait cette fonction dans presque toutes les petites communes et quelquefois dans des communes importantes comptant un millier d’habitants comme à Saint-Laurent (pas à Lézignan, tout de même). Les parents venaient à la mairie et en même temps parlaient de leur enfant alors qu’ils n’auraient pas osé venir trouver l’instituteur à l’école. En parlant d’affaires courantes à la mairie, la conversation dérivait vers l’enfant. L’instituteur disait ce qu’il pensait de son élève, il le complimentait ou lui faisait des reproches, il donnait des conseils aux parents. En plus, le secrétariat permettait à l’instituteur d’obtenir sans difficulté de la municipalité les crédits nécessaires à l’école, fournitures ou réparations. Je regrette la désaffection actuelle des instituteurs pour cette fonction. Quand j’étais élève à l’École normale, on nous faisait des cours de secrétariat de mairie et on nous conseillait d’accepter cette charge absorbante et délicate, mais intéressante et qui permettait de compléter utilement le maigre traitement.

            Chaque nouvel instituteur remplaçait son prédécesseur s’il avait été secrétaire de mairie. Les municipalités y tenaient parce que l’instituteur était un homme compétent et indépendant. Il n’était pas attaché à un parti politique. Il avait ses opinions mais il se gardait d’en faire état parce qu’il devait recevoir des élèves venant de familles de tous les horizons politiques, sociaux et religieux. Comme secrétaire de mairie, il devait accueillir pareillement tous les citoyens. Beaucoup de ceux qui manifestèrent cependant leur position politique eurent des difficultés qui pouvaient aller jusqu’au Conseil d’État. Le maire relevait le secrétaire de ses fonctions, celui-ci refusait de partir, on plaidait. L’école n’y gagnait rien.

            Pour augmenter encore son traitement de misère, l’instituteur était obligé de faire d’autres travaux annexes pour essayer de faire vivre modestement sa famille. Il tenait parfois le secrétariat de la société de secours mutuel ; à Villepinte en 1914, il servait de clerc au notaire. On écrivait tous les actes à la main et l’instituteur avait « une belle plume ». Il recevait aussi un modeste salaire pour le cours d’adulte du soir. Je n’ai jamais participé à ces cours d’adultes puisque je suis parti directement à l’École supérieure de Limoux. C’était sérieusement suivi par les jeunes gens, il n’y avait pas de chahut, pas de tapage, sauf un peu dans les rues à la sortie. L’instituteur avait une grande autorité à ce moment-là et je ne pense pas qu’il eût toléré qu’on fasse du chambard comme on le ferait peut-être aujourd’hui. Ces cours étaient de simples répétitions pour fixer dans la mémoire ce qui avait été appris à l’école primaire, tout simplement pour entretenir l’acquis.

Notre instituteur de Villepinte faisait des conférences populaires une fois par semaine, l’hiver. Il avait une lanterne et il projetait par transparence sur un écran des vues sur papier, en noir et blanc, rarement en couleurs. En fin de séance, il projetait « comme dessert » des images comiques qu’on appelait « les farces ». Je ne sais pas s’il était rémunéré pour cela. Les conférences populaires se tenaient dans l’école même, dans la salle de classe où les élèves installaient l’écran. Elles avaient lieu le soir, à 7 heures solaires, après le repas pris à 6 heures. Elles duraient une heure et demie ou deux heures, et ça se terminait toujours par la « farce » comme on disait. Le sujet de ces conférences était une question qui avait passionné l’opinion quelques années auparavant : la guerre des Boers en Afrique du Sud ; le tremblement de terre de Sicile ; les aéroplanes et la traversée de la Manche par Blériot…

18. Les rapports avec l’Église

            J’ai trouvé un renseignement important dans le registre des délibérations du conseil municipal de Talairan en 1834, le 23 février. Conformément à la loi Guizot, le conseil désignait le « comité local de surveillance de l’école communale », qui venait d’être créée en 1833. Il était composé du maire, de deux conseillers municipaux et du curé, membre de droit. L’école était sous la tutelle de l’Église. Le traitement de misère de l’instituteur l’obligeait à balayer l’église, chanter au lutrin, sonner les cloches, accompagner les élèves à la messe. Il était à la fois instituteur et marguiller. J’ai entendu dire que l’instituteur de Talairan ne mit plus les pieds à l’église à partir du moment où l’école devint laïque. Cela frappa tellement la population que plusieurs vieux, qui étaient jeunes écoliers en 1882, m’ont dit la chose comme s’il s’agissait d’un fait saisissant. Il faut bien penser que c’était par contrainte que cet instituteur s’occupait des devoirs religieux qu’on lui imposait.

            Cependant il ne faut pas en déduire que dans tous nos villages vers la fin du 19e siècle il y avait une guerre entre l’instituteur et le curé. En général, chacun gardait son indépendance dans la neutralité. Bien sûr il arrivait parfois que le curé en chaire donnât quelque coup de griffe à l’école laïque. Mais beaucoup de curés, par souci de paix, ne suivaient pas les ordres de leur évêque à ce propos. Lorsque ça arrivait, la femme de l’instituteur n’allait plus à l’église. Parce que l’instituteur était le défenseur de son école et il n’aimait pas qu’à l’église on s’occupât de ce qui ne regardait pas la religion. Il y avait aussi des journaux cléricaux qui attaquaient le corps enseignant laïque, et alors les amicales d’instituteurs – il n’y avait pas encore de syndicat – ne manquaient pas de répondre vivement. Dans l’ensemble, il n’y avait pas la guerre avec la religion mais plutôt une neutralité tolérante. Au fond, l’instituteur et le curé étaient les deux intellectuels du village et ils n’avaient aucun intérêt, ni souvent aucun plaisir, à s’attaquer. L’école prêchait une morale absolument semblable et même meilleure que la morale religieuse, parce que c’était une morale désintéressée, celle-là. On prêchait le bien pour le bien, pour la satisfaction qu’il donne, et pas pour un paradis problématique ou pour éviter un enfer éternel. Chaque école avait des élèves qui étaient aussi enfants de chœur, c’est-à-dire qui allaient servir la messe. La messe devait être servie par trois ou quatre enfants de chœur, notamment pour les mariages et les décès. L’instituteur ne manquait pas de laisser sortir de l’école les trois ou quatre enfants nécessaires au curé pour sa cérémonie. Les enfants ne demandaient pas mieux parce que, à un mariage notamment, ils récoltaient quelques sous. D’autre part, si l’instituteur avait refusé, les enfants seraient peut-être restés à la maison toute la matinée et ils auraient perdu deux heures de classe de plus. C’était aussi dans l’intérêt de la paix. Aller contre le vœu des parents, appliquer le règlement à la lettre, en gendarme, exiger que les enfants restent en classe, ce n’était pas l’intérêt de l’école. Il arrivait même que, quand les enfants faisaient la première communion, ils devaient vivre une semaine de « retraite », comme on disait. Ils étaient presque cloîtrés dans l’église comme des moines, on leur apprenait du catéchisme. Ils restaient ainsi huit jours et, puisque c’était la volonté des parents, l’instituteur ne s’opposait pas à libérer les élèves. La paix existait dans la plupart des villages, sauf si on avait affaire à un instituteur combatif ou à un curé sectaire. La guerre pouvait venir de l’un comme de l’autre, la réplique ne tardait pas. En général, je crois que l’instituteur avait gain de cause parce qu’au fond il représentait la raison.

19. Mariage des instituteurs

            Autrefois, la plupart des institutrices restaient célibataires, et encore beaucoup avant 1914. C’était certainement un reste de l’époque où elles étaient des religieuses, et la population n’avait pas l’habitude de voir des institutrices mères de famille. L’État lui-même ne tenait pas à avoir des fonctionnaires distraites de leur fonction par la maternité et l’allaitement. Notons qu’à cette époque il n’y avait guère de femmes fonctionnaires, sauf dans l’enseignement et à la poste. Je rappellerai qu’en Allemagne avant la guerre de 1939 et même après, les institutrices étaient obligatoirement célibataires. Dans une entrevue que nous eûmes à Brême en 1955 avec nos collègues instituteurs et institutrices du Land, les institutrices nous affirmèrent que les trois quarts d’entre elles n’étaient pas encore mariées à cause de cette obligation d’avant 1939.

            Quant aux instituteurs français d’avant 1914, ils étaient généralement mariés. Et avec qui ? Peu avec des institutrices, c’est curieux mais c’est ainsi. C’est d’autant plus étonnant qu’à l’École normale, les normaliens et les normaliennes cherchaient, non pas à se fréquenter, mais à se connaitre en bons collègues. Les deux établissements étaient alors séparés, chacun à une extrémité opposée de la ville. Une fois nommé instituteur, on ne recherchait pas une institutrice, on inclinait plutôt vers la fille de l’aubergiste du lieu. Je connais pas mal de mariages avec des filles d’aubergistes. C’était très fréquent dans les cantons de montagne où débutaient les jeunes. Le jeune instituteur était resté jusqu’à 20 ans enfermé dans une École normale comme interne, puis il avait fait deux ans en caserne. Alors il se trouvait pour la première fois indépendant en milieu inconnu. Il était difficile de ne pas se laisser capturer par la fille de l’aubergiste ou par une fille à marier dans une famille où il allait manger. L’aubergiste cherchait à marier sa fille avec l’instituteur, il était certain qu’ainsi elle aurait du pain et de la considération pendant toute son existence. Bien souvent il réussissait. De leur côté, les institutrices se mariaient avec un agriculteur solidement implanté.

Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaitre que les mariages entre un instituteur et une institutrice, les « mariages pédagogiques » comme on disait, étaient les plus unis et les plus aisés parce qu’alors ils recevaient deux traitements, ce qui permettait de faire vivre largement sa famille. En tout cas, je crois que ces mariages-là étaient les plus bénéfiques pour l’école à deux classes géminées dans les villages. C’était l’école idéale, l’institutrice prenant la classe des petits, et l’instituteur celle des grands. Cela donnait une unité d’enseignement, une unité de vues, un engagement qui permettaient toutes les initiatives et réussites pédagogiques. Il y a eu des collègues qui se sont mariés avec des institutrices qu’ils avaient connues dès l’École normale. Quand j’étais élève-maître, il y avait une tradition. On établissait les deux listes de normaliens et de normaliennes et on tirait au sort : il tombait à chacun une chacune, et à chacune un chacun ! On essayait d’entrer en relation épistolaire, certains ont persévéré, deux ou trois « couples » se sont mariés après les études, jamais pendant. Si j’ajoute cinq ou six autres camarades qui ont épousé des institutrices, cela fait un total de moins de la moitié de la promotion. Moi, j’avais 16 ans, j’étais un gamin. Je suis tombé sur une normalienne qui avait près de 19 ans qui m’a répondu : « Mon cher collègue, je suis bien trop âgée pour vous. Ce n’est pas la peine de continuer. » Dix ans plus tard, je l’ai retrouvée, c’est alors que je la vis pour la première fois. C’était une amie de ma femme, qui exerçait dans un village voisin.

20. La lutte contre le patois

Voici une question extrêmement importante. Le patois était considéré par l’instituteur comme contraire à l’enseignement du français. On parlait patouès, la langue du pays, la langue maïrale comme on disait, la langue maternelle, et le mot « patois » n’avait pas le sens méprisant qu’il a aujourd’hui. On l’a  remplacé, justement pour lui donner un peu plus de noblesse par « languedocien » ou « occitan ». « Patois », dans ma bouche, n’a aucune nuance d’irrévérence. C’était la langue populaire parlée par tous à la maison, dans la rue, aux champs et partout… sauf à l’école. Les instituteurs estimaient que le patois gênait énormément l’apprentissage du français, aussi bien verbalement que dans la langue écrite. Si les enfants parlaient tout le temps patois, ils ne prenaient pas l’accent français. Dans la langue française écrite, les termes patois, les constructions patoises abondaient. Alors on luttait, on voulait entrainer l’enfant au français, langue officielle, obligatoire, unique. C’était juste, au fond, mais maladroit, énormément maladroit. Même nuisible parce qu’il est bien admis maintenant, à la condition que ce soit de bonne heure, qu’un enfant peut très bien apprendre en même temps deux langues, sans que l’une gêne l’autre. Au contraire, l’une peut épauler l’autre à l’école primaire parce que, connaissant deux langues, on peut très bien introduire dans l’enseignement du français des thèmes, des versions au moyen des deux langues. Il est évident qu’un thème ou une version oblige l’élève à piocher, à travailler chaque langue jusque dans ses plus petites nuances, ce qu’aucun des exercices de vocabulaire à trous ne pourra remplacer. Le thème ou la version oblige l’élève à examiner le mot, à chercher son équivalent exact dans toutes les nuances de l’autre langue, si bien que ça le perfectionne dans l’une comme dans l’autre. On se privait ainsi volontairement de cet apport de la seconde langue. Je ne parle pas de la richesse historique, folklorique de notre occitan qui sur beaucoup de points comme la précision de l’expression est supérieur au français.

Tout le village parlait occitan, tous sans exception, même les riches, ceux qui n’étaient pas des travailleurs. Seules les dames vraiment riches, les riches bourgeoises qui avaient appris les bonnes manières en pension privée, qui tenaient salon, parlaient français entre elles, on disait « francimand ». Là, ce terme était passablement péjoratif, autant pour cette langue qui était au fond une intruse chez nous, que pour les personnes qui le parlaient et qu’on ne portait pas bien souvent en son cœur parce que c’étaient des personnes huppées, des personnages prétentieux. Le français, chez nous, était la langue des prétentieux. Évidemment, peu à peu, le français perdit ce défaut lorsqu’il devint la langue des mairies, la langue des écoles. Mais le patois resta la langue populaire, la seule langue du village, on peut dire jusqu’à la guerre de 1914. À la ville même, quand j’étais à l’École normale en 1917, les Carcassonnais parlaient partout patois. On cherchait bien à recourir au français mais en général on ne tardait pas à retomber sur le patois. Ma grand-mère de la Cité, lorsqu’elle descendait en ville, se faisait servir en patois dans les magasins, partout et sans la moindre difficulté. Les poilus languedociens, obligés de vivre au milieu de soldats de toutes les provinces françaises qui ne parlaient pas la langue d’oc, durent se mettre au français. Mais je vous assure que les Languedociens se recherchaient dans l’armée, même à la guerre de 39[6]. Les guerres ont fait énormément pour le français. Les soldats écrivaient à leur famille en français, ils parlaient français avec leurs camarades dans les tranchées ou au bivouac, et la langue française s’imposa. Mais, encore dans nos villages, au club de troisième âge, quand j’entends les anciens qui causent entre eux, c’est en occitan qu’ils parlent !

Si les élèves parlaient patois entre eux en classe, on ne les entendait pas. Dans la cour, s’ils discutaient en patois et si le maître les surprenait, il leur disait : « Il faut parler français. » On m’a dit qu’ici, à Talairan, à l’école des filles, celle qui était prise à parler patois recevait une espèce de médaille. Elle la passait à la coupable suivante et, à la fin du mois, celle qui détenait la médaille était punie.

Il existait cependant de nombreux écrivains audois en langue d’oc : Achille Mir d’Escales, Fourès de Castelnaudary, l’instituteur poète Prosper Estieu, et toute une pléiade narbonnaise, Albarel, Pélissier, Anglade, etc. Mais leurs œuvres étaient plutôt suivies dans les milieux intellectuels, elles ne circulaient guère parmi le peuple qui les ignorait le plus souvent. Bien qu’alors ces ouvrages soient écrits en orthographe phonétique, accessible à tous, ils paraissaient trop savants, trop éloignés du vocabulaire simple des gens de la terre. Seuls avaient un franc succès aux noces et banquets les monologues populaires en patois toulousain.

21. L’instituteur et la politique

            La position de l’instituteur était délicate. J’ai parlé plus haut de l’attitude nécessaire de neutralité. Mais il fallait tenir compte des pressions de la municipalité, des élus, du préfet, de l’Inspection d’Académie. On remplaçait l’instituteur comme on voulait. Je me souviens de mon premier poste à Bouisse. Sur le registre matricule qui signalait le nom de tous les maîtres passés dans l’école, je relevai celui d’un certain Monsieur Bonis, instituteur avant 1914. Pour mentionner son départ, il avait écrit : « Bombardé à Valmigère par la grâce du petit empereur des Corbières. » De Bouisse à Valmigère, c’était descendre dans la hiérarchie. Le « petit empereur des Corbières » était un nommé Mècre, conseiller général du canton de Mouthoumet. C’est celui-là même qui a son nom inscrit sur le roc au tunnel de Termes dans un quatrain en patois. Monsieur Bonis avait dû déplaire à ce conseiller général. Il faut dire que M. Bonis était connu comme un excentrique et un anticlérical. Quand même, l’instituteur restait un pion fragile, un jouet entre les mains des caciques locaux qui avaient les moyens de le persécuter. Un félibre de talent, Prosper Estieu, instituteur audois, dut probablement à la basse vengeance des politiciens les incessants déménagements qui lui furent imposés aux quatre coins du département. Voici l’exemple frappant des mutations qu’il dut subir : il débute à Coursan en 1879, puis passe successivement à Les Brunels (1880), Les Crozés, un hameau (1881), Clermont-sur-Lauquet (1884), Paziols (1885), Fraïsse-Cabardès (1891), Ribouisse (1894), Ricaud (1897), Rennes-le-Château (1899), Raissac-sur-Lampy enfin en 1903.

            Avant 1914, la politique n’avait pas l’importance qu’on lui donne aujourd’hui. Les gens étaient beaucoup plus préoccupés de vivre que de politique, du moins dans les campagnes. Mais les arrondissements avaient leur couleur. Narbonne était plus à gauche que Carcassonne, et Carcassonne plus à gauche que Castelnaudary. Et plus le village était montagneux, plus il votait à droite. Par exemple Villespy qui était proche de la Montagne Noire votait plus à droite que Villepinte qui était en plaine. À Villespy, il y avait cependant les Rouges et les Blancs, c’est-à-dire les républicains et les réactionnaires. Il y avait deux bals et deux cafés, mais sans animosité : on allait danser aussi bien à un bal qu’à l’autre. Sauf dans le Narbonnais, on ne connaissait guère les socialistes. Le parti radical-socialiste dominait, c’était le parti des Sarraut. La Dépêche était leur journal ; Le Télégramme était le journal clérical, réactionnaire. À Villepinte, on devait vendre 30 exemplaires de La Dépêche et 10 du Télégramme, dans un village qui comptait deux cents foyers. Le journal ne coûtait que 5 centimes, mais on n’avait pas le temps de le lire.

            Le 14 Juillet était une grande fête. Le village était pavoisé, il y avait un bal et des jeux. Par exemple, sur la place publique, on disposait une rangée de pots en terre – des oules – suspendus à un câble. Certains contenaient de l’eau ou du sable ou des pièces d’argent. Devant le garde champêtre qui dirigeait l’opération, des enfants les yeux bandés, armés d’un gros bâton, devaient casser une oule et prendre ce qu’il y avait dedans, éventuellement de l’eau sur la tête. Pour le jeu de la poêle, on prenait une poêle à frire après usage, bien noire, on y collait une pièce de 20 sous et il fallait la décrocher avec les dents, les mains derrière le dos. Celui qui réussissait gardait la pièce, mais beaucoup avaient la figure d’un ramoneur. Il y avait encore la course en sac, des courses de bicyclette. Le soir, grand feu d’artifice et grand bal. On jouait la Marseillaise, et certains chantaient aussi la Carmagnole. Ils connaissaient à peine le français et ils ne comprenaient pas ce qu’ils chantaient. On faisait le tour du village, chaque enfant portant une lanterne vénitienne fournie par la mairie.

            La séparation des Églises et de l’État n’a pas laissé de traces, c’était bon pour les Parisiens. Les lois Combes ne furent pas mal vues. Il y avait déjà l’école laïque dans tous les villages. C’était un pays calme.

22. Comment nous sommes venus aux méthodes pédagogiques actives

            Quand nous avons été nommés à Montolieu, ma femme et moi, nous étions seulement adjoints et nous avions peu de responsabilités pédagogiques. Pourvu que nos élèves soient au niveau du cours élémentaire quand ils passaient chez le directeur, on ne nous demandait rien de plus. À Bouisse, nous avions eu, chacun, la responsabilité de la gestion entière d’une école. Seulement il s’agissait de gérer tous les cours. On ne pouvait guère faire évoluer la pédagogie avec quatre cours à faire marcher ensemble. Bien content d’arriver à nouer les deux bouts ! Mais, à Tournissan, nous avons été libres de faire ce qui nous paraissait convenable, profitable à la fois pour les élèves et pour notre satisfaction à nous.

            Comment nous vint l’idée ? Vous savez, il n’y a pas eu de révolution. Il a fallu d’abord, à Tournissan, obtenir une discipline. Il a fallu que les élèves comprennent qu’on ne faisait pas à l’école ce que l’on voulait, que l’école était une société, que par conséquent il fallait obéir à certaines règles de façon que chacun y trouve son compte. Et cela fut assez dur parce que mon prédécesseur était un homme âgé et malade, par conséquent il y avait un certain relâchement dans la discipline. Il a fallu reprendre ces élèves en main.

            Une fois que l’école a tourné rond, il s’est agi de ne pas s’encroûter dans une routine, quelle qu’elle soit, tout simplement. Le métier d’instituteur, c’est un très beau métier, mais s’il reste un métier, l’instituteur s’enfonce dans la routine. On prend des livres, on suit des livres, on suit des programmes, un emploi du temps, une répartition des matières ; on prend les sujets du Certificat d’études, on les prépare, on devient une machine à fabriquer des titulaires du Certificat d’études. Moi, ça ne me plaisait pas, et ça ne plaisait pas non plus à ma femme. Nous avons été vite d’accord. C’était une école à deux classes. Ma femme avait les petits jusqu’à 9 ans ; moi j’avais les grands, de 10 à 13 ans. Je prenais les élèves presque tout prêts pour, sur cette base, monter l’édifice. Il s’agissait d’avoir les mêmes points de vue. C’est très facile, ça, quand on est mari et femme et que l’on s’entend, qu’on a à peu près le même esprit. Ça roulait tout rond. Je recevais des élèves qui étaient impeccables : rien à leur apprendre en matière de lecture, d’écriture. Même en calcul, ils savaient déjà ce qu’était le sens d’une addition, d’une soustraction, d’une division. C’est quelque chose de très difficile à faire entrer dans la tête d’un enfant, ça. Eh bien, ma femme savait comment l’enseigner, et non pas deux fois quatre, huit. Qui est nécessaire à la base, mais il ne faut pas toujours chanter cette même chanson, endormir les enfants pendant des années à faire des additions et des multiplications qu’ils savent déjà faire. Pourquoi continuer ? Il vaut mieux leur enseigner quelque chose de plus intéressant et notamment leur montrer les occasions que l’on a de faire une division, une multiplication. C’est ça les mathématiques, ce n’est pas le simple calcul.

            Comme conditions favorables, il y avait le milieu. Le milieu qui était sympathique. Étant secrétaire de mairie, je connaissais très bien la population, je connaissais chaque famille, je les voyais venir à la mairie et on avait l’occasion de parler de leurs enfants. Bref il y avait une confiance entière. C’est beaucoup, ça, quand vous vous sentez épaulé par une population.

            Tournissan, c’est une commune rurale. Beaucoup d’enfants se trouvent dans des familles où il n’y a pas beaucoup d’intellectualité. Ce sont des familles de cultivateurs qui sont tenus par leur travail des vignes et qui ne suivent pas de très près le travail intellectuel de leurs enfants. À ce moment-là, vous vous apercevez que le milieu gagnerait à s’élever intellectuellement au lieu de rester rivé à son terre à terre journalier. Et le moyen, ce n’est pas de faire des enfants des intellectuels purs. Si vous écoutez les livres faits par des gens de Paris, vous vous occuperez uniquement de questions purement intellectuelles, en quittant la terre sur laquelle vous vivez, en quittant le concret. Vous ferez vivre les enfants dans l’abstrait. En histoire, Charlemagne ; en géographie, la liste des productions de l’Indochine française. Qu’est-ce que vous voulez que ça fasse, ça, dans l’esprit du fils d’un petit vigneron languedocien ? Alors il fallait trouver le moyen de leur enseigner quelque chose, de leur donner le bagage intellectuel, culturel, indispensable pour être un homme du 20e siècle, et en même temps ne pas les déraciner de leur milieu. Pour garder un enseignement concret, il n’y a rien comme le milieu qui puisse faire cette liaison entre les soucis du paysan et la culture intellectuelle à donner à un enfant. Voilà pourquoi l’étude de leur milieu a paru comme une base concrète, commode, et en même temps intéressante.

            Il y a deux sortes d’enfants à l’école. Vous avez les enfants qui ont la tournure intellectuelle : on les appelle « intelligents ». Et ceux qui ont la tournure pratique, qu’on appelle « les cancres ». J’en ai connu de ces derniers qui, après avoir quitté l’école, sont devenus de parfaits vignerons. C’est un métier difficile celui de vigneron. Il faut savoir tailler la vigne, la traiter au bon moment. Il s’agit de ne pas gaspiller les produits qui sont très chers, il faut les employer à bon escient. Il faut vendanger au meilleur moment. Tout ça, c’est quelque chose de très difficile, qu’on n’apprend pas en un jour. Eh bien, ces enfants-là n’étaient pas les derniers dans la vie, au contraire. Des enfants qu’on aurait pu classer comme cancres dans une école purement intellectualisée, je les trouvais parmi les meilleurs quand il s’agissait de faire des études dans la nature, même des études de niveau élevé, par exemple l’élevage des chenilles, la recherche des fossiles, et puis l’identification de ces fossiles ou des plantes au moyen des livres spécialisés. Voilà un autre aspect : ne pas déraciner ces enfants, intégrer complètement l’école à la vie du village de façon que les enfants ne sentent pas une coupure entre la maison et l’école.

            Ensuite, il y avait autre chose. L’école ne peut pas prétendre enseigner suffisamment pour la vie ; on apprend toute sa vie. Pour apprendre, il faut avoir un intérêt, un attrait, un besoin. Voilà une question qui ne préoccupait pas l’école de l’époque. On enseignait le livre, on préparait au Certificat d’études, et on était satisfait. Dans les villages, où on n’a pas de conférences ni de musées – tout ce que peut avoir l’enfant des villes – le moyen d’apprendre, c’était le livre. Alors il s’agissait de montrer aux enfants l’intérêt que pouvait avoir le livre, le livre scientifique. Le milieu nous offrait un très bon moyen parce que nous avions là l’exemple des problèmes que peut soulever la pratique et le moyen de les résoudre en utilisant le livre. Voilà la vraie place du livre. Elle était complètement différente de celle du manuel scolaire. Pour un enfant, le livre scolaire, c’est l’ennemi, c’est celui que vous devez apprendre quand vous n’en avez aucune envie, qui vous fait attraper de mauvaises notes, celui qui vous fait punir. Ce n’est pas avec le manuel scolaire qu’on allait découvrir le goût de la recherche dans le livre. Le manuel est le meilleur moyen pour dégoûter les enfants de lire plus tard. Le moyen de faire aimer le livre aux enfants, c’était de fournir les réponses aux problèmes qui se posaient dans leur milieu.

            Par exemple, on va dans une vigne, on y constate des dégâts, on en cherche l’auteur. L’esprit d’observation, c’est très important et ce n’est pas dans l’école qu’on peut le faire fonctionner. Donc, dans la vigne, je demande : « Est-elle saine cette vigne ? Si elle était à vous, seriez-vous satisfaits ? Prenez cette souche et regardez-la de bien près. » Pour l’enfant, c’est un problème, c’est une devinette qui l’intéresse tout de suite, quel qu’il soit, même s’il est « un âne ». L’enfant finit par trouver qu’une bête mange le raisin. Quelle bête ? C’est une chenille. D’où vient-elle ? On prend le raisin, la chenille. On les met dans une cage vitrée et on attend. On laisse faire l’évolution de cette chenille qui va finir par devenir quelque chose. Et on s’aperçoit un beau jour que c’est un papillon. Ça, pour des enfants de village, c’est quelque chose de merveilleux. C’était un mystère pour eux, qui devient éclairci. Ce papillon une fois né, on cherche son nom ; c’est utile de savoir à quel ennemi on a affaire, comment il vit… Tout ça, on le trouve dans les livres. Pas dans les livres pour le Certificat d’études, bien sûr, dans des livres beaucoup plus élevés que ça. Ils sont à la portée des enfants : il s’agit qu’ils aient cet intérêt de plonger les yeux dedans. Et ils savent trouver aussi bien qu’un étudiant de faculté ! Ce que nous venons de dire des papillons, nous l’avons fait aussi pour les plantes. Avec des flores. Ces plantes, nous les élevions dans le jardin de l’école, comme les papillons dans les cages d’élevage. Que nous fabriquions nous-mêmes !

            Voilà comment c’est venu. Puis, quand on est dans l’engrenage, on améliore sans cesse. Tout ça nous est venu, je dois dire, sans participer à quelque école que ce soit. Nous avons fait ça chez nous, et nous avons été bien étonnés de voir arriver un beau jour la secrétaire du Groupe français d’Éducation nouvelle qui nous a dit : « Mais, ce que vous faites, c’est de l’Éducation nouvelle ! »

            Comme Monsieur Jourdain, nous faisions de l’Éducation nouvelle sans le savoir[7]


[1] Le « Préau », très mal nommé, s’appelle réellement en occitan « Lé Pradel », c’est-à-dire « le petit Pré ». C’était jadis probablement le terrain de jeux et de délassement des citadins nobles et vilains. On aurait été mieux inspiré en lui donnant un caractère de prairie rustique au lieu d’en faire un jardin public. (Note JP)

[2] En effet, Jean Puget a décrit les mines de fer de Fourques et la forge à la catalane de Saint-Pierre dans son livre Talairan en Corbières, publié en 1990 par les Amis des Archives de l’Aude, la Fédération audoise des œuvres laïques et la Société d’études scientifiques de l’Aude, p. 126-129. Pour une étude systématique, voir la thèse d’histoire de Jean Cantelaube, La forge à la catalane dans les Pyrénées ariégeoises, une industrie à la montagne (XVIIe-XIXe siècle), Université de Toulouse 2, Framespa, collection « Méridiennes », 2005, 814 p. (Note RC)

[3] En occitan phonétique.

[4] Quand j’ai enseigné, moi je l’exigeais. (Note JP)

[5] Chemin de fer à voie étroite. (Note RC)

[6] Un de mes voisins qui était mobilisé à Lyon en 1939 me disait : « J’avais la responsabilité d’une pompe à essence où il fallait que je serve les voitures de l’armée. Je disais à mon capitaine : « Quand vous verrez quelqu’un du Midi, qui parle comme moi, faites-moi signe, il me tarde de voir des gens qui parlent patois. » Le capitaine n’était pas du Midi. Un jour il me dit : « Il est passé un régiment de particuliers qui chantaient, ça ressemblait à de l’espagnol, ça devait être des types de ton côté. » » (Note de JP)

[7] Jean Puget a été sollicité pour écrire deux brochures dans la série créée par Célestin Freinet, dont l’une porte le titre de La classe exploration, collection des Brochures d’éducation nouvelle populaire, octobre 1938.

DEUXIÈME PARTIE : LA VIE RURALE DANS L’AUDE AVANT 1914

Une référence nécessaire : il faut lire la présentation de la première série de souvenirs de Jean Puget sur le thème de l’école. Né en 1901, il est devenu l’instituteur innovant des « écoliers de Tournissan ». Quelques années avant la Première Guerre mondiale, sa famille exploite des terres à Villepinte dans la partie occidentale du département de l’Aude. Ce témoignage est le résultat des opérations suivantes : définition du thème par Jean Puget qui a le temps d’y réfléchir ; entretien enregistré ; transcription brute de l’oral ; corrections apportées par JP. Celui-ci a également ajouté au premier texte ci-dessous un passage entièrement rédigé (placé ici entre crochets). Sans garantie pour la graphie de l’occitan. Les  intertitres sont de Rémy Cazals.

1. De Villepinte au marché de Carcassonne vers 1910

            La luzerne était une grosse production de Villepinte. Les propriétaires récoltants allaient trouver les négociants et passaient le marché. Une fois le prix convenu, on chargeait le fourrage sur de gros chariots qui devaient porter au moins 20 à 30 quintaux, soit 1000 à 1500 kilos – le quintal vulgaire de l’époque faisait 50 kilos. Le chariot lui-même pesait bien une tonne. On pratiquait aussi la vente directe. Mon père, étant originaire de Carcassonne, connaissait les laitiers de la ville. Il leur vendait facilement ses produits qu’il apportait lui-même au marché au chef-lieu. Par la vente directe on recueillait pour soi le bénéfice du négociant. En même temps, mon père allait revoir son pays et ses parents. On mettait quatre heures et demie ou cinq heures pour faire les 24 kilomètres de Villepinte à Carcassonne. Je vais raconter ces voyages-là pour donner une idée du pittoresque des transports avant 1914.

            Lorsque mon père projetait de porter un chargement de fourrage à Carcassonne, il cherchait un ami qui souhaitait faire de même. Ils aimaient bien aller à deux, nous verrons pourquoi tout à l’heure. La veille, on chargeait le chariot dans l’après-midi avec le fourrage qui était dans le grand fenil de la maison (la fenhal). On chargeait soigneusement et même avec art, grâce à un certain entrainement. On couvrait d’une tente en cas de pluie. Il n’y a rien comme la pluie pour gâter le fourrage et pour lui enlever de la valeur. On laissait ça devant la porte jusqu’à l’heure du départ. Quand on allait à Carcassonne, on partait à 2 heures du matin. Alors, mon père me réveillait, je l’ai accompagné bien souvent, moi, gamin de 10 à 13 ans.

            Voyez la charrette chargée : elle a trois mètres ou trois mètres cinquante de haut, elle est bourrée de fourrage qui touche la queue du cheval devant et dépasse d’un mètre en arrière (toutefois elle est moins chargée que celle des négociants, pas plus d’une tonne). Impossible de monter dessus, il faut marcher à pied. Cependant on confectionnait ce qu’on appelait le porte-fainéant. Dans le fourrage, en suivant le plancher de la charrette parallèlement aux brancards, on avait enfoncé une longue barre de bois, d’une paire de mètres de long. Enfoncé à coups de gros marteau, ça tenait solide. On la laissait dépasser de 80 centimètres environ et on y fixait sur la barre et sur le brancard un sac qui faisait 40 cm de large et 60 cm de long qui devenait un siège possible, presque un hamac. On s’asseyait là-dessus, tout à fait à côté du cheval, le bras appuyé sur le brancard. On pouvait aisément guider son cheval. C’était défendu par la gendarmerie. Mais moi, j’y montais ; mon père m’y installait bien que ce fût dangereux. C’était défendu parce qu’on pouvait s’endormir au tric-trac du chariot et, si on tombait, la roue vous passait dessus parce qu’elle était juste derrière vous. Vous étiez écrasé. Au bord des routes, des croix indiquaient que là il y avait eu un mort, souvent parce qu’il était tombé du porte-fainéant. Ces croix, il y en avait bien quatre ou cinq entre Villepinte et Carcassonne, et je vous assure que ça ne me faisait pas plaisir d’y passer devant. Je les regardais chaque fois, je savais très bien où elles étaient.

            Le matin donc, à 2 heures, on partait avec le voisin. On allumait la lanterne, bien sûr, une lanterne à une bougie. Il fallait en avoir une, c’était tout le code de la route à ce moment-là, avec l’obligation d’avoir sur le brancard une grosse plaque de cuivre ou de fonte gravée au nom du propriétaire. L’équipement de la charrette comprenait, non seulement le porte-fainéant et la lanterne, mais il y avait aussi, derrière, le bourras plein de fourrage. Le bourras, c’est une grande toile faite avec quatre sacs d’engrais assemblés, décousus et recousus ensemble, une grande toile qui fait deux mètres de côté au moins. On noue les quatre angles et ça fait un gros ballot de fourrage. Il fallait faire manger le cheval à midi, alors on emportait son fourrage. Acheter le fourrage pour son cheval, il n’aurait plus manqué que ça ! On emportait donc le bourras et un petit sac d’avoine que l’on mettait dans la paniera, une grande corbeille solide qui pendait sous la charrette, à vingt centimètres du sol. Dans cette corbeille, on mettait aussi le repas de midi (mon père ne l’y mettait pas puisqu’il allait manger chez ses parents à la Cité), le manteau pour la pluie… Les rouliers professionnels, les carretiers, avaient des corbeilles très grandes, un mètre cinquante de long, solidement suspendues par de grosses chaines, et ils s’y mettaient dedans à dormir. C’était défendu, mais ils le faisaient quand même. Le cheval marchait très bien tout seul. Le cheval, ce n’est pas une automobile, il savait où il fallait qu’il passe. Le charretier pouvait s’endormir, le cheval allait son train.

            La côte, le renfort

            Donc on allumait la lanterne et on partait. Arrivés à La Leude, à quatre ou cinq kilomètres de Villepinte, il y a une côte, une forte côte. Là, il fallait doubler. Un seul cheval ne pouvait pas tirer les deux tonnes de la charrette et de son chargement dans cette côte longue et à forte pente. Alors, le voisin qui suivait dételait son cheval au bas de la côte et venait l’atteler devant le nôtre. À deux chevaux, on montait aisément. Arrivés en haut, on dételait les deux chevaux et on allait prendre la charrette d’en bas. Voilà pourquoi on partait avec un voisin quand on le pouvait. Si un voisin ne venait pas, on chargeait un peu moins, 18 quintaux, pas plus. Et j’avais un travail précis à faire. Je prenais une grosse pierre et je suivais le chariot, près d’une roue. Le cheval voyait la dure côte ; il partait à vive allure, comptant sur l’élan. Mais en général il s’arrêtait à mi-côte. Arrêt qu’on redoutait car, pour le faire repartir, on avait toutes les peines du monde. Moi, si le cheval s’arrêtait, je mettais vite ma cale derrière une roue. C’était assez dangereux mais mon père m’avait fait la leçon. La cale était un gros caillou que je portais en courant pour suivre l’allure du cheval.

Après deux ou trois essais infructueux, le cheval, sentant son impuissance, refusait carrément de tirer. Il fallait démarrer légèrement en travers de la route pour diminuer l’effort, pour pouvoir lancer un petit peu le chariot, bref il y avait là tout un savoir-faire. Mais aussi un savoir-faire du cheval. Brave bête, il connaissait la manière mieux que les hommes, il sentait l’effort à donner et il y appliquait toute la puissance de ses muscles. On finissait par arriver sur le plat.

On traversait Alzonne endormie, puis on passait à la Font d’Alzau où coulait une bonne source au bord même de la route. Il y avait là un endroit sinistre, la nuit, un parc des deux côtés du chemin, avec de très grands arbres qui formaient une voûte, un tunnel obscur, d’un noir glacial. Là, mon père m’avait dit : « Ici on a eu tué un charretier. Il revenait avec l’argent du fourrage et on l’a arrêté : la borsa o la vida. » C’était comme ça que les bandits de grand chemin arrêtaient les voyageurs : la bourse ou la vie. Il fallait donner la bourse sinon on vous tuait. Le pauvre bougre s’était défendu et on l’avait assassiné. Du moins, c’est ce qu’on m’avait dit. Ces racontars étaient peut-être à côté de la vérité, mais la croix était là et elle marquait la mort de quelqu’un. Comment s’était-il défendu ? Le charretier n’avait pas de revolver, il n’était pas habile à se défendre au couteau. L’arme du charretier, c’était la tabèla, une grosse barre de fer de l’épaisseur du poignet, lourde, 8 à 10 kilos. Elle servait, avec le tour, à tendre le câble qui consolidait le chargement de fourrage. Le charretier avait toujours sa tabèla. Alors, dès qu’il voyait le mal parat, comme on disait, sous les traits de quelqu’un de pas très franc, il attrapait la tabèla et l’attendait de pied ferme. C’était une arme très dangereuse. Moi, enfant, vous vous figurez si je grossissais la chose ! J’étais sur les charbons ardents durant les quatre ou cinq heures de trajet. Il me tardait que le jour se lève !

Un passage rédigé

            [Cependant, comme ces nuits étaient belles ! Combien elles ont enrichi et charmé mon âme d’enfant ! Je participais à ces voyages au cours des vacances scolaires d’été, donc à la belle saison. Au départ, passée la dernière lampe publique du village, nous nous enfoncions dans la nuit épaisse. J’avançais dans le noir, collé au chariot comme le naufragé à sa planche.

« Bientôt tes yeux vont se faire à la nuit », me soufflait mon père. En effet, au bout d’un petit quart d’heure, je marchais déjà sûrement. J’y voyais même, dans cette obscurité éclaircie, passée du noir à une grisaille progressivement transparente. Parfois nous distinguions même un lapin ou un chat traversant furtivement la route, nous surprenions une chouette glissant son vol feutré sous la voûte des ormeaux ou des platanes.

            À droite et à gauche du chemin, on reconnaissait au loin les villages endormis. La lumière électrique venait d’être installée depuis quelques années à peine et chaque village faisait, dans la nuit, clignoter paisiblement deux, trois, dix petites étoiles rougeoyantes. Nous devinions ainsi à notre droite Bram, étiré dans la basse plaine ; bien loin en arrière, comme accrochées au ciel, les lumières de Fanjeaux et de Montréal ; à gauche, presque aussi aériennes, celles de Saissac ; plus bas et très proches, celles de Moussoulens et beaucoup d’autres, plus modestes, au lointain. Et tout cela dansant pour donner quelque vie à la nuit sereine.

            On ne peut pas cheminer quatre longues heures sous le ciel étoilé sans être aussi attiré et capté par les milliers de clignotements animant la voûte céleste, parfois bien ordonnés en constellations où l’imagination voit des formes bizarres, parfois d’un éclat majestueux ; de quoi occuper le regard et l’esprit d’un enfant toute une nuit. Une étoile filante se décrochait d’en haut, zébrait la nuit d’un coup de fouet lumineux. L’œil restait ébloui. J’oubliais que je marchais sur terre, mais les ornières et les nids de poule, fréquents sur la nationale non bitumée à cette époque, se chargeaient de me rappeler à la réalité.

            Enchantement des yeux dans le grésillement général de ces nuits d’été. Dans le grand vide nocturne, toute la campagne chantait, interminablement, sans s’accorder la moindre pause, sans aucune modulation. Un orchestre obstiné jouant la même note sur des milliers de cymbales et de crincrins ! « La terre chante sa joie d’être réchauffée par l’été, disait mon père, il y a dedans autant de bestioles que de grains de sable. » Au passage, il distinguait la voix du gril (grillon), de la terra-seba (courtilière), de la blanda (salamandre), de la rainette ou du crapaud. Quand, à l’est devant nous, l’horizon palissait sur les tours de la Cité, ce « bronzinement » endiablé qui nous suivait depuis notre départ s’apaisait, faiblissait puis s’éteignait, comme si les musiciens se retiraient l’un après l’autre, le contrat rempli. Une autre vie, bien visible celle-là, naissait ; nous entrions doucement dans le monde agité du jour… Mon père éteignait alors la bougie de la lanterne.]

            La Matalena

            La route était bordée de quelques fermes, à plus ou moins prudente distance. Mon père en savait les noms, et même il en supputait la fertilité et le rapport avec une expérience paysanne plus sûre, parce que plus globale, que les trop précises analyses de laboratoire. Passé les frondaisons redoutées de la Font d’Alzau, on trouvait la Matalena, l’antique chapelle romane de la Madeleine au toit de lauzes. À l’aller, on la devinait dans la nuit, simple jalon sur notre route. Au retour, mon père me permettait de m’y arrêter, il me donnait même un sou d’offrande, mais je ne devais pas lambiner car, lui, n’arrêtait pas son chariot, et je devais le rattraper à la course. Par la fenêtre ouverte mais solidement grillée, on apercevait un amoncellement de chaises renversées sur le carrelage intérieur de la nef. Les chemineaux, clochards ou colporteurs happaient les sous que les passants avaient donnés à la sainte, au moyen d’un roseau muni d’une boule de poix de cordonnier. « C’est pour les empêcher que Monsieur le Curé a mis ces chaises », m’avait-on dit. Donc, pensait ma cervelle de gamin, les sous sont pour Monsieur le Curé, pas pour Sainte Madeleine. Comme cela ne me semblait pas régulier, je « me gardais » désormais le sou ! Quand on passait par là sur la jardinière de mon grand-père, allant de la Cité à la fête de la Saint-Jean à Villespy, chez le grand-oncle, ou à Notre Dame d’août chez mes parents à Villepinte, mon grand-père me donnait une pièce de deux sous, une soouta. J’allais à la fenêtre de la chapelle, regardant longuement l’intérieur et : « Il n’y a aucun sou, annonçais-je en regagnant la voiture, les trimards les ont tous volés, donc je « me garde » la soouta ! » Alors mon grand-père me tapait plaisamment sur l’épaule et, fier, il disait à ma grand-mère : « Aquel pichou la couneich la terro de pipo… y coulhounaran pas l’embut ! Baï, dounara pas le lard as goussés ! » (Ce petit connait déjà la terre de pipe… on ne le carottera pas. Sois tranquille, il ne donnera pas le lard aux chiens !) Ma grand-mère n’approuvait sûrement pas ce péché, très grave à ses yeux de dévote. Jamais elle ne serait passée devant une chapelle sans y aller de son obole (geste aussi intéressé que le mien car elle avait présenté en même temps quelque prière égoïste).

            La curiosité mal récompensée

            … On marchait toujours au train cahotant du lourd chariot. Pezens était traversé. Ici, la côte est longue mais en pente douce. Arrivés en haut, les lumières de Ventenac-Cabardès brillaient dans la vallée, à gauche. « Y an cambiat le noun, me dit un jour mon père.  – Et coussi l’apèloun ? m’empressai-je. – Vento-merdo ! » Et me voilà bien attrapé. « Une autre fois, tu tourneras sept fois ta langue dans ta bouche au lieu de questionner comme une pie ! » Cela ne m’empêcha pas d’être encore une fois cueilli à froid juste à l’entrée de la ville. Il y a là un vieux moulin décoiffé – un figuier sauvage s’y est installé à la place du toit – et, en face, part une allée de château dont l’entrée était marquée par deux piliers massifs surmontés de vieux bustes de pierre rongés par le temps, St Pierre et St Paul, disait-on. « Les déboun descendre lèu, me dit brusquement mon père. – Per qué faïre ?, demandai-je imprudemment. – Per les faïre caga ! Te courrijarèi pas, mal-aijit ? » (On doit bientôt les descendre. Pour quoi faire ? Pour les faire ch… Je ne te corrigerai donc pas, maladroit ?) Notre patois était très à l’aise pour exprimer crûment toutes choses. On ne perdait pas son temps à chercher des périphrases nébuleuses de salon. Un « gros mot », intolérable alors en français, ne sentait pas la même odeur en notre patois, et même les riches de chez nous, qui parlaient entre eux « francimand », aimaient à se défouler en patois quand ils étaient agacés de leur français édulcoré.

            Le marché au fourrage

            Le vieux moulin passé, on entrait enfin en ville vers 7 heures du matin, les jambes en flanelle, les yeux éblouis par le jour naissant, les oreilles encore bourdonnantes des bruits de la nuit. Le marché aux fourrages était sur la place d’Armes, en face du portail des Jacobins. Tous les samedis matins, se rassemblaient là vingt ou trente chariots de fourrage que venaient marchander les laitiers de la ville (il y avait une vingtaine de laitiers à Carcassonne, chaque quartier avait le sien). Mon père en connaissait beaucoup, il avait été laitier lui-même à la Cité dans sa jeunesse, et il leur vendait le fourrage en ami, en confiance. Mais parfois il n’arrivait pas à le vendre en ville. Alors il le livrait à des vignerons du Bas-Languedoc qui, manquant de fourrage pour leurs chevaux, étaient venus en acheter. Ils disaient : « Portez-le-moi à Puichéric, ou à Azille… » Mon père a été jusqu’à Pépieux porter du fourrage. Ça ne lui faisait pas plaisir ! On ne se téléphonait pas à ce moment-là. Ma mère était avertie avant le départ : « Si je ne le vends pas, je m’en irai au Pays Bas, là où je pourrai le vendre. Si c’est à Trèbes, tant mieux, mais si c’est à Pépieux, eh bien, ce sera à Pépieux. » Et il a été à Bize porter du fourrage, il a été à Argelliers. Ça faisait loin, une journée de plus qu’il fallait passer dehors, defora, hors de la maison.

            De Carcassonne, on pouvait repartir à midi et même avant. Nous, nous repartions un peu plus tard parce que nous montions à la Cité, chez mon grand-père. Nous y mangions, le cheval se reposait comme ça, il mangeait sa ration et nous repartions vers 2 heures pour arriver à Villepinte vers 7 heures du soir, sur le chariot, vide cette fois.

            Mesures et tricheries

            Quand nous allions vendre du grain, nous nous arrêtions place Davilla. Cette place était entièrement occupée par la halle aux grains, grande construction à la mode de 1900, toute en fer et en verre. On y vendait toutes sortes de grains, pas seulement du blé, mais de l’orge et de l’avoine, du maïs ; on vendait aussi des fèves, des haricots, des vesces, de la pailha de mil pour garnir les paillasses. Au fond de la halle, se trouvaient les mesures en pierre car, alors, les grains se vendaient au volume, non au poids comme aujourd’hui. Il y avait diverses tailles. La grosse mesure faisait un hectolitre. C’était une masse de pierre creusée, au fond oblique de façon à ce qu’elle se vide automatiquement par un orifice fermé par une porte coulissante. Un bec écoulait le grain dans le sac qui tenait dessous, la mesure étant placée en position surélevée.

            À ce propos, ce qu’il faut mentionner, ce sont les tricheries des paysans qui venaient vendre. Mon père n’était pas un fieffé tricheur, non, mais enfin c’était tellement l’habitude ! Au temps des seigneurs, si le paysan n’avait pas su tricher, il n’aurait pas pu vivre, le pauvre homme ! Avec ce que lui prenait le curé, ce que prenait le seigneur, qu’est-ce que vous voulez qu’il reste si les sangliers lui en mangeaient un peu, si les chiens et les chevaux du seigneur en passant à la chasse lui en dévastaient la moitié ? Il ne lui restait rien. Alors il fallait qu’il triche pour pouvoir s’en tirer. Donc la coutume était ancrée dans l’âme du paysan. Sans penser à mal, le paysan trichait. « Coulhouno-me que te coulhouni ! » Telle était la devise entre vendeurs et acheteurs : Si tu ne me trompes pas, toi, vendeur, c’est moi, acheteur, qui te tromperai.

            Quand, en chargeant le fourrage au fenil, on atteignait la moitié du chargement, mon père, qui recevait sur la charrette, disait : « Ara, fai passar d’abets ! » Les abets, la balle, c’était des débris trainant dans le fenil. Quand on le balayait, on faisait un tas d’abets dans un coin. « Fai passar d’abets, ara. Fais passer la balle maintenant. » Alors on lui envoyait ces balles qui contenaient de la poussière, mais aussi des feuilles nourrissantes : ce n’était pas de la camelote pure. Voilà donc une petite irrégularité pour le fourrage. Pour le grain, c’était différent. Les sacs de grain contenaient un hectolitre. On les remplissait au moyen de mesures cylindriques en bois contenant 20 litres, le double décalitre, qu’on appelait le cinquième. Cinq cinquièmes bien rasés avec un bout de manche à balai, ça vous faisait le sac. Le plus joli grain, on l’avait réservé lors du dépiquage et mis à part du tout-venant. On puisait une première mesure de très beau grain et on la versait au fond du sac. Les trois suivantes contenaient du grain moyen. Et de nouveau du meilleur dans le dernier cinquième, pour le dessus : « Ara de poulit. Maintenant, du joli. » De sorte qu’il y avait en haut et en bas de la très belle marchandise. Dans la halle aux grains, les vendeurs alignaient leurs sacs pleins, gueule largement roulée, aux regards des acheteurs qui passaient, repassaient, regardant, touchant, soupesant ces grains tous plus beaux les uns que les autres car tous les vendeurs faisaient pareil : ils n’offraient au regard que du premier choix. Quand l’acheteur s’était décidé, on allait vider le sac dans la mesure en pierre au fond de la halle pour contrôler la contenance. Alors, le dessous passait dessus et c’était aussi beau que ce qu’on avait vu tout à l’heure. Le sac se vidait sans que l’acheteur ait vu le milieu. Sauf s’il regardait attentivement pendant que ça coulait. Il y en avait qui regardaient et saisissaient une poignée au passage. Ils étaient malins, eux aussi, les acheteurs. « La couneissi yéou tabès la terra de pipa. Moi aussi, je les connais, les combines. » Les négociants avaient des sondes, ils allaient au milieu du sac. Ceux-là, on ne les carottait pas comme on voulait. Mais le pauvre pékin qui ne connaissait pas le coup classique se contentait de regarder le dessus, d’écarter un peu le grain. Dans la mesure, il voyait le dessous qui était devenu le dessus. Il n’y avait rien à dire, il était embarqué !

            Il y avait encore les tricheries au pesage. Le foin se pesait, on ne pouvait pas le mesurer. À Carcassonne, la bascule publique était contre l’ancien hôpital, en face de la clinique du Bastion. Les charretiers de foin étaient renommés comme tricheurs. Ils étaient « colhonaires ». Quand on avait vendu la charrette de fourrage, on allait au poids public pour peser le chargement brut. Alors, le charretier mettait sur sa charrette tout ce qu’il pouvait : la tabèla qui pèse 8 ou 10 kilos, le repas et le gros manteau dans la corbeille, et même le bourras de fourrage pour le cheval s’il pouvait. Quand il avait « posé » le fourrage chez le client, il revenait peser la charrette vide. Du premier poids on déduisait cette tare. Là, vous enleviez la tabèla, le manteau, tout. De sorte que vous gagniez ce poids-là. Ça ne faisait pas grand-chose, en monnaie ce n’était pas bien méchant, mais c’était le calcul du charretier tout le long de son voyage solitaire, et quand il voyait l’acheteur il se disait : « Aquel le vas poder colhonar » ou « Poiras pas ».

            Droit de place et octroi

            En arrivant au marché à Carcassonne, on vous faisait payer le droit de place. Les placiers, agents communaux vous demandaient le reçu de l’octroi. À l’entrée de la ville, il fallait s’arrêter à l’octroi. Côté Toulouse, d’où nous arrivions, le bureau d’octroi était au pont d’Artigues. Côté Narbonne, il était en face de l’École normale d’institutrices, à la pointe formée par la nationale et la route de Berriac. Il y en avait même un à l’entrée de la Cité, à la porte Narbonnaise. Toutes les marchandises qui entraient dans la ville devaient payer une taxe. J’ai les tarifs, là, je les ai dénichés je ne sais plus où. Pour le chauffage, le bois à brûler payait 20 centimes les 100 kilos, les fagots 15 centimes, le charbon de bois 70, la houille 35. Le fourrage payait 30 centimes les 100 kilos. Vous entriez mille kilos de fourrage, vous aviez 3 francs à payer. Les gabelous avaient l’œil juste et ils avaient une bascule devant la porte. La paille payait 15 centimes les 100 kilos, l’avoine 1 franc. Ovins et porcs 6 francs les 100 kilos ; lapins 20 centimes pièce, lièvres 50 centimes. Mon oncle était chasseur. Quand il rentrait chez lui à la Cité, s’il portait un lièvre, il payait 10 sous. Pour les perdreaux, 15 centimes pièce. Les poissons de rivière 15 centimes le kilo. En réalité, avec un chariot il n’y avait pas d’autre entrée possible à la Cité que par la porte Narbonnaise. Mais, à pied, le chasseur et le pêcheur passaient par une des quatre poternes (Traouquet, théâtre, Plô, porte d’Aude). Le raisin de table payait 1 franc les 100 Kilos. Également payaient les planches, les poutres, la chaux, les briques, le marbre, la verrerie, le fer, les peintures… Les exploitants agricoles habitant la Cité se plaignaient amèrement de cet octroi. On a fini par le supprimer pour leur propre récolte. Je crois même me rappeler que la taxe d’octroi pour les agriculteurs de la Cité fut une des raisons pour lesquelles mon oncle devint conseiller municipal vers 1910, et il est possible qu’il ait obtenu alors l’exonération souhaitée.

            Tout véhicule qui passait devait s’arrêter à l’octroi, comme à la douane. C’était embêtant quand on était pressé d’arriver. Ces messieurs, des employés de la ville, étaient bougrement curieux. Quand il n’y avait que du fourrage, ils n’allaient pas, comme les Allemands sous l’Occupation, donner des coups de baïonnette dans le chargement pour voir s’il n’y avait pas des résistants dedans. Mais quand c’était du grain, ils regardaient si par hasard il n’y avait pas quelques oies dissimulées, quelques canards. Il me semble les voir, ces octroyurs comme on les appelait. Ils étaient là à surveiller perpétuellement, jour et nuit parce qu’il y avait des types qui cherchaient à passer clandestinement pendant la nuit. Ils étaient là jour et nuit et il fallait casquer. Ils mettaient un temps infini à calculer, à vous faire un reçu, un petit papier jaune qui était la preuve que vous étiez en règle. Après la guerre 14-18, quand on a supprimé ce reste des anciens péages seigneuriaux, tout le monde a dit : « Anfins, era pas trop leù ! Il était bien temps que ça finisse. »

2. Foires, fêtes et réjouissances populaires

            L’exploitation de ses terres laisse peu de loisirs au paysan, aussi quand il peut se libérer il en profite. Il est indépendant, il n’a pas d’horaires stricts à respecter comme l’employé en ville ou le fonctionnaire, mais « le travail commande ». C’est une locution que j’ai souvent entendue lorsque mes parents allaient en visite chez des membres de la famille.

« Restez, mais restez, ne partez pas encore… » Réponse : « Oui, on le voudrait bien, mais le travail commande. » Dans l’agriculture, il y a toujours un temps pour faire telle chose et on ne peut pas laisser passer ce temps-là. Être agriculteur, c’est faire les travaux en temps voulu. Mais le paysan savait profiter à plein des foires, fêtes locales ou de famille.

            Les foires

            Elles étaient nombreuses. Chaque village avait sa foire annuelle ; les villes en avaient une par mois. Et chaque ville avait son jour de marché, à Carcassonne c’est le samedi, à Narbonne le jeudi, à Castelnaudary le lundi. Il y avait des foires spécialisées comme à Carcassonne, la foire des comportes au début de la période des vendanges, vers la mi-septembre. À la fiera als porquets, les paysans du Lauragais allaient acheter les porcelets à engraisser. À la foire des oies maigres, on voyait des troupeaux de 100 ou 200 oies parquées entre de longues planches. Les marchands les attrapaient avec un anneau placé à l’extrémité d’un roseau de trois mètres de long lorsque les acheteurs les avaient choisies. La foire des oies grasses n’était pas au même moment. Les gens de la ville venaient les acheter pour les mettre au pot. On vendait aussi le foie d’oie. Pas plus que la truffe, le foie d’oie n’était pas la denrée de grand luxe qu’il est aujourd’hui. Les paysans vendaient volontiers le foie des oies qu’ils consommaient. Pour eux-mêmes, ils préféraient le foie de porc ficelé en boudin dans du papier et fumé pendant plusieurs mois dans la cheminée, parce qu’il « portait plus profit » que celui d’oie trop onctueux. Beaucoup de gourmets, d’autre part, préféraient acheter les foies d’oies plutôt que les oies entières. C’est que l’oie constitue une véritable « surprise » : telle oie bien dodue aura un foie minuscule alors qu’une autre toute menue aura un foie énorme.
            Mais on n’allait pas seulement à la foire pour acheter. On y allait par habitude comme souvent les femmes vont à la messe. « Je vais aller à la foire à Pexiora, ou bien à Carlipa. Si je vois quelque chose qui me plait, je l’achèterai. » Voilà ce que disaient les neuf dixièmes des paysans. Ils allaient bader, comme on disait. Le badaïre, c’est le guetteur (il y a par ici[1] un Serrat de la Bada, une colline sur laquelle se plaçait le guetteur). Bader est devenu péjoratif, ça veut dire « regarder en ouvrant la bouche comme un imbécile ». La femme restait à la maison, et le mari allait bader… et faire un bon repas avec des amis. « Faire foire », c’était se rencontrer, voir les copains d’un village à l’autre, celui avec qui on avait fait le service militaire, celui avec qui on avait parlé lors d’une foire précédente… On n’achetait pas toujours. Mais dans certains cas, par exemple quand il fallait revenir avec un porcelet de 15 à 20 kilos, on y allait en connaissance de cause avec la voiture à cheval. Si on voulait seulement bader, on y allait à pied et on n’avait pas peur des kilomètres. Si on y allait avec la voiture, on attachait le cheval à un platane ou à la roue de la charrette arrêtée à l’ombre. Et personne ne volait le cheval ! Aujourd’hui on vous volerait la bicyclette si vous la laissiez contre un platane !

            Parfois on achetait une pierre à aiguiser. Des marchands auvergnats en vendaient, ils étaient fameux pour en faire la réclame. Les Auvergnats portaient un foulard rouge autour du cou, et des blouses noires, plus longues que celles des paysans de Villepinte ; elles avaient des franges, une espèce de passementerie blanche avec des festons. Ces marchands jouaient de la cornemuse auvergnate qu’on fait marcher avec un soufflet sous le coude. Naturellement ça attirait le public, il y avait toujours une cinquantaine de personnes autour de l’étalage.

À la première foire de l’année, on se rendait pour se procurer l’almanach. Le plus fameux était l’almanach Boher. Il contenait un calendrier avec la liste des saints à souhaiter et des travaux à faire dans l’année. De cela, le paysan n’en avait pas besoin, il le savait mieux que Boher. Mais ça y était : à quelle date planter les artichauts ou l’ail, repiquer les tomates, un tas de balivernes bonnes pour celui qui ne faisait pas de l’agriculture. La grande affaire, la raison de l’achat de l’almanach, c’était la prévision du temps. On savait que Boher se trompait presque à tous les coups, mais on achetait quand même l’almanach. Il affirmait aussi des évidences, par exemple : « du 1er au 15 mai, radoucissement du temps ». Et comme Boher couvrait tout le sud méditerranéen, quand sa prévision était fausse, on disait : « Certainement à Perpignan ou à Montpellier il doit faire le temps qu’il a décrit. » L’almanach était aussi rempli de contes, de galéjades en patois. Le bonhomme qui le vendait, je l’ai vu souvent dans les foires, un type très petit portant un chapeau noir et une blouse bleue, qui menait un âne par la bride. L’âne portait des corbeilles remplies d’almanachs.

On n’hésitait pas à aller à des foires dans des villages éloignés quand elles étaient renommées : « La semana que ven anirem a la fiera as Cammases ». Les Cammases, c’était un village situé entre Saissac et Revel, là-haut, sur la crête de la Montagne Noire. Ou bien : « Anirem a la fiera de Miropeich ». De Villepinte à Mirepoix, il y avait bien 40 kilomètres. Et encore Puylaurens dans le Tarn. Ils y allaient avec la trotteuse et ils prenaient quelque copain. Le copain était transporté gratuitement et il payait le repas.

Les gendarmes venaient à la foire parce qu’il y avait parfois des bagarres. Le jour de la foire, on buvait un peu, on était un peu chaud. Il y avait souvent un petit bal, la jeunesse étrangère venait et il y avait des batailles. D’un village à l’autre il y avait des animosités ancestrales, alors qu’avec d’autres villages on était a poutous, comme on disait, jamais d’histoires, jamais de querelles. Quand on se détestait, ça pouvait aller jusqu’à des batailles à coups de pierres pour lesquelles on se donnait rendez-vous et on pouvait se faire beaucoup de mal. Ici, dans les Corbières, j’ai cherché dans les archives. Les bagarres entre Villerouge et Talairan venaient peut-être de conflits à propos de pâturages. Talairan et Tournissan s’entendaient bien. Dans d’autres cas, les conflits venaient peut-être des bals, vous savez, des jeunes d’ailleurs qui ont pris les danseuses, qui ont accaparé les danseuses… Et ça recommençait l’année d’après.

Et l’expression : « faire fiera » ! Quand les voisins savaient que mon père était allé à la foire, ils le questionnaient et il répondait : « Fasquérés fiera yer ?- O, croumpèri un cordel. » Il était allé à dix kilomètres acheter une corde de dix mètres de long ! C’était le fameux cordier Castel, d’Alzonne, qui était présent à toutes les foires. Il avait son atelier sur la route nationale qui traversait Alzonne, pas loin des écoles, et il installait ses appareils à tordre sur la route même, sur une vingtaine de mètres. Il faisait des cordes de tous les calibres, avec du chanvre. Un autre d’Alzonne fabriquait des sécateurs à tailler la vigne, il s’appelait Cazettes. Il était renommé, il allait lui aussi dans toutes les foires et il a été un des derniers à pratiquer le métier. Aujourd’hui, les sécateurs sont fabriqués en série dans de grandes usines.

Il y avait la foire de l’ail vers le 24 juin, vers la Saint Jean. Il y avait la foire des nèfles vers fin octobre, quand les nèfles sont mûres. Ce n’est pas un produit typique de la région, mais cette foire existait à Villepinte. On ne mangeait pas de poisson frais à ce moment-là, il n’y avait pas de marchand de poisson au village. Mais il y en avait dans les foires. Ils vendaient du poisson séché. Je revois une rangée de morues suspendues, une centaine, salées. Il y avait de grands barils de harengs alignés. Et nous autres, les enfants, nous leur achetions des picarels, des petits poissons, très petits, plus courts que le petit doigt, salés aussi dans des barils, entassés n’importe comment. Pour un sou, ils vous en donnaient une pleine main. C’était très bon. Ou bien encore on achetait pour un sou une poignée de cacahuètes (on n’en trouvait qu’à la foire). De même pour les bonbons. Un type de Villespy avait attrapé le truc de fabriquer des amandes sucrées. Il vous faisait ça devant vous et il vous les donnait toutes chaudes. Il avait une grande poêle dans laquelle il mettait du sucre à fondre sur un réchaud à charbon de bois sur lequel il soufflait avec un soufflet à main. Et il vous faisait des amandes sucrées, jolies, grillées, pralinées. Il n’y avait pas beaucoup de sucre, mais c’était fameux parce que c’était tout chaud. Et il le vendait bon marché.

Ce n’était pas encore, avant 1914, l’époque de la mécanisation de l’agriculture. Dans les foires des grandes villes, on commençait à peine à voir de petites faucheuses, des machines de rien du tout. Les grandes foires du bétail se tenaient à Revel, Puylaurens, Mirepoix. Y allaient ceux qui avaient à vendre ou à acheter une vingtaine ou une cinquantaine de moutons, une paire de bœufs.
            Je terminerai avec les haricots de Pamiers, que l’on vendait aussi à Mirepoix par sacs de cent litres. C’était avec des Pamiers, les petits haricots de cette région, d’une finesse reconnue, qu’on faisait le cassoulet. Pas avec des lingots ou des Soissons, non, il fallait le haricot rond, le coco du Midi.

Le marchandage

Il y avait des artistes pour marchander. D’abord, tout le monde marchandait, c’était la règle, on marchandait. Le prix fixe était parfois écrit dans les magasins, mais c’était comme une invitation à marchander. Quand il s’agissait d’acheter du bétail, les discussions étaient longues. Il n’y avait que les gens de la ville qui achetaient comme ça, bêtement. L’habitué des foires, lui, il commençait par faire le tour pour voir les prix et pour voir le mouvement. Il écoutait, il regardait, sans intervenir, il prenait l’atmosphère de la foire. Quand il avait fait le tour, bien retenu, bien calculé, il commençait à entrer dans le vif. Il palpait la bête. Le marchand le laissait faire, il attendait. Si rien ne venait, le marchand commençait : « La vos aquela ? » (On se tutoyait, sauf si c’était un monsieur huppé, mais en général ces messieurs ne fréquentaient pas les foires.) « La vos aquela, t’agrada ? T’agrada aquela vaca ? T’agrada aquel porc ? Es de bouno raço, eh ! » Le type ne disait rien, il ne répondait pas et il allait plus loin. Une demi-heure après il revenait si la bête lui plaisait. « Ba besi que t’a agradat, pots pas trapa res de millou ! – Can n’en volets ? – E bè, tè, pasqu’es tu te le daïci a tan. – O moun Dieus, n’en parlem pas, nou, nou, un autre cop. » Et il partait voir s’il trouvait mieux. Il faisait le même manège à côté et puis il revenait. Le vendeur voyait que la fin de la foire approchait et qu’il avait toujours sa bête : « Vos que partatgen, can m’en dounes tu ? » Alors l’autre faisait un prix et ils finissaient par partager par s’entendre, au-dessous du premier prix qui était évidemment grossi… Mais c’était très long, ça durait au moins deux heures pour acheter un petit cochon ou une paire d’oies. Les gens de la ville ne font pas comme ça. On les connaissait. Ils arrivaient : « Combien les oies ? – Tant. – Donnez m’en deux. » On les faisait payer et on ne leur donnait pas les meilleures !

Le couteau

Le paysan allait souvent acheter un couteau parce que c’est un objet qu’on perdait ou qui finissait par s’user à force de l’aiguiser, et parce qu’il était indispensable. Quand il se mettait à table, le paysan commençait par mettre la main à la poche et sortir le couteau, comme le monsieur des villes mettait la serviette au cou. Le paysan frottait son couteau contre sa manche, parce qu’il avait quelquefois touché des choses terreuses, et il se coupait une bonne tranche de pain d’un bout à l’autre de la miche de deux kilos. Voilà le geste presque religieux, rituel, du paysan chaque fois qu’il se mettait à table, comme d’autres font le signe de la croix. Quand il avait perdu son couteau, il fallait le remplacer : c’était certainement l’ustensile qui se vendait le plus les jours de foire. Les enfants aussi achetaient leur couteau. Mon premier couteau, moi, je l’ai acheté à la foire. Un couteau valant 5 sous, ce n’était pas de première qualité et il ne taillait pas beaucoup. Comme ça, l’enfant ne risquait pas de se couper un doigt.

Pour le paysan, le couteau servait à tout, il l’avait constamment dans la poche. Le couteau était l’outil universel : pour le laboureur qui devait enlever une pierre coincée sous le pied du cheval ; pour le chasseur qui débridait la lèvre de son chien mordu par une vipère ; pour le berger qui devait percer la panse des brebis qui gonflaient dangereusement ; pour le pêcheur afin de dégager l’hameçon de la gueule du poisson… Tenez, une expérience vraiment personnelle : Une fois, j’étais avec mon père qui labourait la vigne. J’avais 9 ou 10 ans et ce devait être un jeudi. Dans cette vigne, il y avait une cabane, assez grande pour abriter le cheval en cas de pluie, avec une mangeoire faite de très vieilles planches. En jouant, je m’étais assis là-dessus et j’ai attrapé une écharde dans la fesse. J’ai poussé des cris, elle avait traversé le pantalon et se trouvait plantée profondément, cassée à ras de peau. Mon père me l’a enlevée avec son couteau. Il a pincé l’écharde entre la lame et son pouce, et l’a arrachée, une belle écharde de plusieurs centimètres de long.

Les fêtes

Venons-en aux fêtes. La fête, qui existe toujours dans chaque village, avait lieu le jour du saint patron de l’église. À Villepinte, la patronne de l’église était la Sainte Vierge, donc la fête avait lieu le 15 août. À Villespy, c’était la St Jean. En ville, chaque quartier avait sa fête ; à la Cité, on fêtait St Nazaire. On ne remettait pas la fête au dimanche suivant et, dans certains villages, la fête durait deux ou trois jours. On invitait les proches parents qui venaient la veille avec le cheval et qui ne repartaient que le surlendemain. Le conseil municipal, maire en tête, participait à la fête. La veille, à Villespy, on allumait le feu de la St Jean, le fouaïrou, comme on disait, sur une hauteur à 300 mètres du centre du village. Les villages voisins allumaient aussi leur feu et tous se voyaient de loin. Mais celui de Villespy était particulièrement important puisque St Jean était le patron de l’église. C’était le feu municipal, pas celui de quelques gamins. Il faisait bien quatre mètres de haut et sept ou huit mètres de diamètre. Le cortège partait de la mairie, musique et drapeau en tête, le maire ceint de son écharpe, suivi des conseillers municipaux. Le maire portait une chandelle, et je crois bien que les conseillers aussi. Tous les habitants et les invités suivaient. Je crois me souvenir que le curé était du cortège avec la croix et qu’il bénissait le bûcher. Le garde champêtre avait creusé de petites niches tout autour du gros tas de bois et les avait garnies d’herbe sèche, tout bien en place selon le rituel consacré. Je les vois, agenouillés chacun devant une niche et mettant le feu grâce à leurs chandelles. Les premières flammes étaient accompagnées par la musique et tout le monde se mettait à danser. C’était vraiment un feu de joie. La fête durait jusqu’à 11 heures du soir parce que, une fois les flammes éteintes, il fallait sauter les braises. Ce qu’il y avait de particulier à Villespy, c’est que la musique jouait toujours la Carmagnole. Je ne l’ai pas entendue ailleurs. C’est là que j’ai appris ce chant de la Révolution[2].

Il y avait aussi, près de Villespy, la fête du château de Ferrals, un vieux manoir Renaissance. Le comte de Virieu y habitait, à la tête d’une grande propriété. Et par vieille tradition, la fête avait lieu le jour de la St Barthélémy, San Bourtoumiou en patois. C’est à deux kilomètres de Villespy, on allait à la festa de San Bourtoumiou. Je me souviens d’un marchand d’oublies. Il avait une grande boite rouge de près d’un mètre de haut qu’il portait suspendue à une épaule ; dessus il y avait une espèce de tourniquet qu’on faisait tourner et qui s’arrêtait sur un chiffre (un peu comme la roulette de Monte Carlo). Le gagnant recevait un paquet de gaufres[3].

Villepinte, à l’occasion du 15 août faisait une très grande fête qui durait deux ou trois jours. Le bal avait lieu en plein air sur la grande place. La jeunesse travaillait huit jours à l’avance à préparer le bal. On nivelait le sol, on le mouillait, on apportait de la terre si nécessaire, on faisait passer dessus un lourd rouleau à dépiquer le blé, puis on montait la tribune de l’orchestre, de deux mètres cinquante de haut. Les musiciens étaient des gens du pays. Ils avaient appris auprès d’un vieux musicien et ils jouaient de la clarinette, du cornet à piston (le pistoun), du baryton, de la basse au son plus grave. Certains villages étaient renommés pour leur orchestre.

Entre 1900 et 1914, les danses se succédaient selon un ordre traditionnel : polka, scottish, mazurka et valse. Cette succession se recommençait sans arrêts importants jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. On clôturait alors le bal par un quadrille auquel participaient les gens âgés. Il arrivait même qu’un quadrille soit réservé aux anciens.

Le jour du 15 août, la musique commençait à faire le ban de table. Le village était grandement peuplé ce jour-là puisque chaque famille avait invité les parents. Le repas de midi durait bien une paire d’heures. Alors la jeunesse avait le temps de passer dans toutes les maisons pour faire la quête au moment du repas, ce qu’on appelle le ban de table. Les sommes ainsi recueillies servaient à payer les musiciens. La jeunesse et la musique arrivaient et frappaient à la porte. « Quel morceau voulez-vous qu’on vous joue ? » Alors le chef de famille indiquait le titre du morceau, la Carmagnole ou la Marseillaise ou Ave Maria. On ne vous jouait pas tout le morceau, seulement quelques mesures. Deux jeunes gens entraient dans la maison et faisaient le tour de la table pour que chacun donne son écot. A la Cité, je me souviens, je vous parle d’avant 1914, les quêteurs arrivaient en tenue de gala, chapeau melon, jaquette de cérémonie, même le gibus. On portait encore à ce moment-là des gibus ou chapeaux haut de forme. Et il me semble qu’ils se maquillaient un peu avec du charbon, rouge à lèvres, fausses moustaches. Ça leur donnait un petit air de fête. L’un d’eux portait un plateau en argent, probablement prêté par le cafetier. Au centre du plateau se trouvait une belle pomme avec des louis d’or et des pièces d’argent piqués dessus. Le plateau était recouvert par un mouchoir brodé. Ils découvraient la pomme et ils passaient à côté des messieurs pour recevoir leurs dons. On ne quêtait pas auprès des femmes et des enfants. Ça se fait encore ici, à Talairan, les jours de fête. S’ils recueillaient beaucoup d’argent, la fête pouvait durer un jour de plus.

Les villages n’avaient pas encore de salle des fêtes. À Villepinte, le bal se tenait sur la place couverte de grandes bâches. On plantait en terre de longues poutrelles verticales pour entourer l’espace du bal. Entre ces poutrelles, on tendait des câbles et sur ces câbles on étalait des tentes. Dans ce pays de fourrage, chaque propriétaire possédait de grandes bâches et les prêtait volontiers pour la fête. Les jeunes allaient couper du buis dans la Montagne Noire, ils y allaient en charrette, jusqu’à Verdun-Lauragais. Ils en revenaient avec de pleins chargements de buis dont ils ornaient les poutrelles et l’estrade des musiciens. Ils décoraient leur « salle » de bal. C’était vraiment l’affaire de la jeunesse. Je ne sais même pas si la mairie donnait une subvention, je ne pense pas.

Par contre, le 14 Juillet, la fête nationale était organisée par la municipalité. Le village était pavoisé de drapeaux tricolores. Les conseillers municipaux mettaient un drapeau à leur fenêtre, mais aussi beaucoup de familles. Ce jour-là, on n’invitait pas les parents puisque c’était la fête partout. Le matin, on annonçait la fête en faisant partir des bombes qu’on appelait les marrons. C’étaient des paquets de ficelle contenant de la poudre avec une petite mèche ; on l’allumait et ça explosait en faisant un bruit assourdissant. Mais le plus assourdissant, c’était la boîte. Ils faisaient ça avec une boîte d’essieu de charrette, la pièce de fonte dans laquelle tourne la fusée du chariot. C’était un gros cylindre de quatre ou cinq kilos, de la grosseur du bras. On remplissait ça de poudre noire et on la tassait fortement. On y mettait le feu et ça explosait comme un canon. C’était tellement solide que ça n’éclatait pas, ça résistait comme un canon. Sauf si on bourrait et tassait trop ! Il y a eu des accidents et même des accidents mortels. C’était défendu mais on le faisait quand même.

L’après-midi il y avait des jeux, des courses à pied et même à bicyclette. La jeunesse commençait à avoir des bicyclettes et on organisait des courses avec des prix offerts par la municipalité. Le soir, c’était la retraite aux flambeaux. Tous les enfants du village y allaient. La mairie était illuminée avec des verres de couleur. Dans ces verres on mettait un pain de cire avec une mèche au milieu, on allumait, et comme il y avait des verres de toutes les couleurs, cela décorait brillamment la mairie et l’écusson R F République Française. Le garde champêtre remettait aux enfants des lanternes vénitiennes, c’est-à-dire des lanternes de papier qui se dépliaient en boule, avec une bougie au milieu, ou bien qui formaient une espèce d’accordéon vertical. Les enfants portaient ces lanternes au bout d’un roseau. Et, la musique en tête, on faisait le tour du village. Tous les vingt ou trente mètres, le garde champêtre allumait un feu de Bengale et de temps en temps faisait partir des pétards.

3. Les animaux de la ferme

            C’est une question très importante parce que ces animaux ont disparu avec la mécanisation de l’agriculture ; l’exploitation agricole d’aujourd’hui est bien différente de celle d’autrefois. Avant 1914, les seuls moteurs étaient ceux des grosses locomobiles à vapeur qui servaient à dépiquer et celles qui servaient à défoncer. Elles étaient rares, appartenant à quelques entrepreneurs qui les louaient aux agriculteurs, en venant eux-mêmes les faire marcher. En règle générale, nos champs et nos hangars ne sentaient ni l’essence ni le mazout. Tout ce qui était traction, tout ce qui était travail était donné par les animaux. Il y avait deux classes d’animaux : les animaux de trait (cheval, bœuf) et les animaux de basse-cour (volaille, porc). Les animaux de trait étaient à la charge de l’homme, du chef de famille ; la femme, elle, s’occupait des animaux de basse-cour.

            Le cheval[4]

            Le cheval était le compagnon de l’homme, le compagnon de tous les jours, le souci constant. Le paysan préférait se blesser lui-même que de voir son cheval blessé. C’était en effet un problème de soigner un cheval blessé, notamment aux épaules par le collier. Si le cheval souffrait, il fallait arrêter le travail, tandis qu’un homme blessé à une main ou à un pied pouvait très bien labourer. Et puis l’homme savait se soigner, tandis que le cheval était long à guérir. Il y avait peu de vétérinaires et on faisait soigner les animaux par des empiriques, des guérisseurs occasionnels. Mon arrière-grand-père maternel était de ceux-là. Il était maréchal-ferrant, il avait l’habitude des chevaux et il les soignait. On venait de loin pour le consulter. L’expérience avait révélé la relative efficacité des remèdes traditionnels. Ainsi, pour soigner une plaie à l’épaule ou au genou, on connaissait des plantes cicatrisantes, notamment le ciste à feuille de laurier qu’on appelait en langue d’oc l’argénti. Cette plante pousse dans les Corbières en des lieux dépourvus de calcaire, plutôt siliceux, là où poussent aussi la bruyère et le châtaignier.

            Avant 1914, les animaux de trait sont le moteur des travaux pénibles, labours et transports mais aussi défonçages, battage des moissons au manège, irrigation à la noria, montée des comportes de raisin sur le plancher de la cave. Le cheval assurait les transports pour les longs déplacements, plus ou moins rapides selon la race du cheval.

            Le cheval était un signe d’aisance. Celui qui n’avait pas de cheval était le pauvre. Il avait tout à faire à la main, c’est lui qu’on appelait « brassier » sous l’Ancien Régime. J’en ai connu à Villepinte où plus de la moitié des exploitants ne possédaient que quelques séterées de terres, un hectare ou deux, et qui les travaillaient à la main. Au-dessus on trouvait ceux qui avaient un animal de trait, à commencer par un âne. Avec un âne, on ne pouvait labourer qu’à 10 ou 12 centimètres, la moitié de ce qu’on pouvait faire avec un cheval. L’âne était plutôt l’animal des jardiniers, peu encombrant et qui tourne facilement, ce qui était utile dans les jardins où tout le sol est cultivé jusqu’aux bords. De plus, l’âne n’est pas difficile pour la nourriture et il est assez docile bien qu’il passe pour être têtu. Les femmes conduisaient volontiers un âne alors qu’elles y regardaient à deux fois avant de prendre en main un cheval. Un autre stade dans l’aisance, c’était le mulet ou plutôt la mule, l’animal des pays accidentés. Ces animaux-là étaient bien moins chers que les chevaux. Ici, dans les Corbières et avant le 19e siècle, il n’y avait que des mules, des animaux bien adaptés au vignoble de coteau. La mule marchait bien quel que soit le terrain. Dans l’armée française de 1914, on transportait les mitrailleuses à dos de mulets.

            Quant au cheval, il y en avait de trois types. Les Boulonnais et les Ardennais étaient les chevaux lourds, de gros chevaux qui servaient aux transports. Les négociants en fourrage les utilisaient. Ils en attelaient deux aux charrettes chargées de quinze cents kilos de fourrage, alors que l’agriculteur ordinaire qui avait un cheval moyen ne mettait pas plus de mille kilos et il fallait qu’il double lorsque la côte était rude. Le cheval lourd, c’était aussi celui du négociant en vins qui avait de lourds chariots pour transporter six demi-muids de six hectos, ce qui faisait 3600 kilos de vin plus le poids des contenants eux-mêmes. Il fallait pouvoir tirer quatre ou cinq tonnes donc on utilisait des chevaux très puissants. Dans les pays peu accidentés comme ici, on mettait deux ou trois de ces chevaux. Mais pour monter à Villerouge, par exemple, il fallait aussi « faire renfort ». C’est pourquoi ils partaient à deux.

            Il y avait ensuite le cheval à tout faire qui était le cheval du commun des agriculteurs. Il faisait à la fois les travaux des champs et les transports et, à l’occasion, il pouvait trotter. Tous les chevaux ne trottaient pas. Ceux qui étaient usés par l’âge renâclaient à trotter ou ils trottaient si lourdement qu’ils n’avançaient pas beaucoup. Tandis que les chevaux jeunes, eux, trottaient et même parfois ils s’emballaient. C’est un risque qui n’existe plus aujourd’hui : le tracteur ne s’emballe pas. Cependant l’homme connaissait si bien son cheval qu’il faisait pour ainsi dire corps avec lui et il sentait quand le cheval allait s’irriter. Ce cheval à tout faire était celui que nous avions à la maison pour labourer comme pour trainer la charrette de fourrage de Villepinte à Carcassonne. Il servait également quand on allait à la ville en voiture légère pour faire quelque achat ou pour rendre visite aux parents. Dans ces cas-là, il lui arrivait de trotter, guère plus de 500 mètres à chaque reprise.

            Enfin il y avait le cheval léger, le cheval trotteur qu’on appelait le trotaïre. C’était le petit cheval demi-arabe qui servait uniquement pour la voiture du médecin, du notaire, de la riche bourgeoisie urbaine, le notable qui avait une ferme à surveiller. J’en ai connu un, qui n’avait rien d’autre à faire, qui avait tellement l’habitude d’aller à sa ferme, de suivre les travaux, qu’il n’avait pas d’autre raison de vivre. Il allait tous les jours à sa ferme comme d’autres vont au café ou aujourd’hui au match de rugby. Cheval et voiture étaient pour lui des outils précieux.

            Le plus puissant animal de trait, c’était le bœuf. Je parle toujours de Villepinte où j’ai été intimement mêlé aux travaux de la ferme. Il y avait donc des bœufs, à Villepinte, des bœufs assez lourds de la race lauragaise. On utilisait les bœufs pour tout labour profond. Le bœuf ne vaut pas grand-chose comme animal de trait pour les transports parce qu’il est très lent. Au labour, on peut compter qu’un cheval avance à 4 km à l’heure, une paire de bœufs seulement à 2 km à l’heure. Les bœufs ne bronchaient pas quand ils rencontraient une racine d’arbre ou un bout de rocher. On dit « fort comme un bœuf ». Le cheval va deux fois plus vite mais il est arrêté dans son élan par la moindre racine. On se servait des bœufs pour les labours profonds avec les lourdes charrues brabants. Avec les chevaux qui allaient plus vite, la terre était retournée beaucoup plus rapidement et elle s’effritait mieux, c’était un avantage. Avec les bœufs, se formait comme une motte continue d’un bout à l’autre du sillon, quelquefois sur 200 mètres. Un bloc continu quand la terre était grasse, un peu humide. Le labour aux bœufs était tout désigné à l’automne pour que les gelées d’hiver effritent la terre ; celui aux chevaux était préférable au printemps. Certains agissaient en vertu de traditions familiales. La plupart des fermes de 10 à 20 hectares labouraient aux bœufs ; elles avaient un cheval seulement pour aller aux provisions au village ou à la foire et pour les labours légers (vigne, hersage, etc.). Le gros inconvénient, c’était lorsque le cheval rencontrait une racine ou un bout de rocher : ou bien il s’arrêtait, ou bien il cassait tout.

            En montagne, on utilisait les vaches. C’est un animal à deux fins : elle donne un veau chaque année et accessoirement un peu de lait, mais alors on ne peut guère compter sur elle pour un travail régulier. On faisait donc une grande différence entre la vache laitière et la vache de travail. La vache est plus légère, moins vigoureuse que le bœuf mais plus solide et plus prudente dans les chemins accidentés de la montagne et dans les champs à forte pente.

            Donc âne, mule, cheval, bœuf, vache étaient une force précieuse, indispensable de l’exploitation. Mais ce sont des moteurs vivants c’est-à-dire qui vont demander des soins constants y compris quand ils ne travaillent pas. Pendant la nuit, même, on pensait au cheval. Depuis le lit on l’entendait frapper de ses sabots dans l’écurie. Quand il tapait, c’était un signe qu’il se passait quelque chose d’anormal. D’autres fois on l’entendait renifler très fort quand son fourrage sentait le rat. L’homme dormait dans la chambre au-dessus de l’écurie et se réveillait à chaque bruit insolite. Il avait donc le souci constant de son cheval, beaucoup plus que de sa femme, disait-on, et sûrement plus que de lui-même. Tout cela astreignait le paysan à une présence continuelle, il était enchainé à ses animaux. Pas de dimanche entier, pas de vacances, le paysan était l’esclave de son exploitation à cause des animaux. Il fallait les soigner régulièrement. Le matin il fallait faire manger le cheval une heure ou une heure et demie avant le départ. Un cheval ne part jamais à jeun. Le fenil était contigu au premier étage avec la chambre de l’agriculteur. Celui-ci n’avait qu’à ouvrir une porte et il se trouvait au-dessus du cheval. Par une trappe il faisait tomber le fourrage, deux grosses fourchées, à son cheval, et revenait au lit. Il se levait une heure plus tard. Il prenait son café et il allait faire boire le cheval. Il lui donnait ensuite son litre d’avoine. Pendant que le cheval finissait de manger, l’homme allait déjeuner. Au jour il partait au travail. Il n’y avait pas d’heure fixe, c’était 4 heures du matin, l’été, et 7 ou 8 heures, l’hiver, quand le temps le permettait. (Il s’agit bien entendu d’heure « solaire », l’heure « légale » ne fut imaginée que vers 1917, l’heure « nouvelle » comme on l’appela, par rapport à l’heure « vieille ».)

            Vers 9 ou 10 heures, on rentrait à la maison. Si le cheval suait, il fallait le sécher avec un bichon de paille. Il ne fallait pas laisser refroidir le cheval ; on préférait s’enrhumer soi-même que laisser refroidir son cheval. Ensuite on lui refaisait la litière pour qu’il soit sur de la paille propre. On lui donnait son fourrage, puis on allait diner. Après diner, on allait le faire boire puis on lui donnait de l’avoine comme au matin et on attendait encore une demi-heure avant de repartir au travail. Le soir, au retour, mêmes soins : fourrage, abreuvoir, avoine. Donc, toute la journée on s’occupait de son cheval. N’oublions pas qu’il fallait encore l’étriller et le brosser chaque fois avant de partir. Le cheval devait être toujours propre, toujours nettoyé, le poil brillant. En l’étrillant, on pouvait attraper un coup de pied quand le cheval était mauvais ou si une mouche le piquait. Il fallait se méfier. L’opération demandait une dizaine de minutes, on brossait aussi la crinière, comme les femmes se peignent la chevelure, exactement. La crinière et la queue. Le soir, il fallait refaire la litière. On rassemblait le crottin dans un coin de l’écurie.

            Selon que le travail était plus ou moins pénible, on donnait plus ou moins d’avoine. Un litre trois fois par jour quand le cheval faisait un travail assez dur. Quand il faisait un travail léger ou quand il restait à l’écurie, on lui donnait la moitié et même pas du tout parfois. Cela dépendait aussi de la qualité de fourrage qu’on lui donnait. La luzerne de première coupe est plus gourmande parce qu’elle contient de fines herbes mélangées, ce qu’on appelle le « ray-grass », qui donne cette bonne odeur au foin. Mais c’était moins nourrissant que la luzerne pure qu’on obtenait en deuxième et en troisième coupe. Le paysan savait ce qui était plus nourrissant ou plus appétissant pour le cheval, et il savait doser la quantité des produits selon le travail envisagé. Nourrir un cheval était tout un art que le profane ne soupçonne pas. Ici, dans les Corbières, on donnait au cheval « l’entrélard », un mélange d’avoine et de vesce coupés en vert un peu avant la maturité des grains. Les chevaux l’aimaient beaucoup et c’était très nourrissant. La paille de l’avoine aussi était mangeable, beaucoup plus que la paille sèche qu’on donnait aussi aux chevaux pendant l’hiver quand ils restaient à l’écurie. Comme ce n’est pas vraiment succulent, les chevaux la mettaient à terre et ne la mangeaient pas.

            Le cheval – une chose qu’il faut répéter – était devenu le vrai, l’inestimable compagnon de l’agriculteur, son auxiliaire fidèle durant huit à dix heures chaque jour. L’homme commande par la voix, le cheval obéit comme une personne, il comprend. L’homme aussi écoute son cheval : il en suit toutes les réactions, nuit et jour. L’homme parle au cheval, il se plaint de lui, il pousse même des jurons tout au long de la journée. C’est un vrai dialogue. Il a tellement l’habitude de parler à son cheval que j’ai même entendu un agriculteur d’ici qui invectivait le tracteur qu’il venait d’acquérir, exactement comme s’il continuait à parler au cheval : « Biti » quand il voulait aller à gauche ; « Bió » quand il voulait tourner à droite. C’était comique mais ça montre bien combien cette coutume de parler à la bête était enracinée.

            L’homme, donc, surveille toutes les réactions du cheval. Quand le cheval a envie d’uriner, il le sent tracassé, il l’arrête et, avec un sifflement particulier entre les dents, l’homme invite le cheval à se soulager. Il sent aussi, bien sûr, quand le cheval éprouve une indisposition quelconque, quand il manque d’appétit, quand il a l’œil triste, quand des mouches le tracassent. Dans ce cas, on le protège avec un filet sur le corps et un chapeau sur les oreilles. L’homme fait bloc avec son cheval. Le cheval sait s’exprimer. Quand il est à l’écurie et que l’homme ouvre la porte pour lui donner à manger, il hennit. C’est une marque de bienvenue. Ce n’est pas la même chose que le hennissement à la rencontre d’un autre cheval considéré comme un camarade (parce que les chevaux se reconnaissaient). Ce hennissement particulier comportait deux ou trois petits coups à peine, ainsi le cheval avait dit « Bonjour ! »

            Mon père avait acheté son cheval très jeune pour l’avoir meilleur marché et pouvoir le dresser lui-même. Au fond, c’était un plaisir de dresser un cheval, c’était une victoire patiente que l’homme remportait.

            L’attachement de l’homme pour sa bête n’était pas simplement intéressé. Prenez le valet de ferme, par exemple, ou le cocher de bourgeois, les chevaux ne leur appartenaient pas. On pouvait penser que ça leur était égal que leur patron perde un cheval. Eh bien, non ! Ces hommes-là tenaient plus à leur cheval qu’à leur patron. Il faut avoir vu les pleurs de la femme – l’homme ne pleurait pas, il n’osait pas – quand le cheval partait à l’abattoir parce qu’il s’était cassé une jambe ou quand il était trop vieux. Il faut avoir vu aussi le désarroi véritablement lamentable des familles paysannes lorsque le cheval partit en 1914, réquisitionné par l’armée. C’était une véritable détresse.

            La mécanisation

            Le moteur mécanique est arrivé d’abord par l’automobile, dans les villages après 1918. Avant 1914, on en voyait parfois, rarement, appartenant à des riches ou des snobs. J’ai vu les premières Renault d’avant 1914, des voitures très hautes où on montait par l’arrière. Elles avaient une seule portière, étroite, à l’avant, d’un seul côté. Par là s’installaient le chauffeur et son voisin. L’arrière était recouvert d’une capote qui se repliait comme celle des cabriolets. Avant 1914, à Villepinte, sur la nationale on voyait une ou deux voitures par jour. Mais les courses d’autos existaient. La fabrication étant artisanale, il y avait de nombreuses marques : Dion-Bouton, Panhard-Levassor, Hispano-Suiza, Brasier, Doriot, Flandin-Parant… Il y avait plusieurs sortes de carrosseries copiées généralement sur les voitures à cheval. Mais parfois on voyait de l’inédit : une avait la forme d’un petit bateau, pointue à l’avant et pointue à l’arrière. Le moteur était un monocylindre qui marchait au pétrole. Son mouvement était transmis à la roue arrière, motrice, par une chaine visible sur le côté et qui prenait toute la poussière des routes. Dieu sait qu’il y en avait de la poussière sur les routes à ce moment-là. Il n’y avait pas de goudronnage, les routes étaient empierrées et les roues de fer des charrettes transformaient cette pierre en fine poussière, comme les meules font la farine. Les autos soulevaient un nuage de poussière ; les conducteurs portaient de grosses lunettes pour s’en protéger.  Les maisons qui bordaient les routes étaient intenables.

            Pour aller prendre le train à la gare voisine, les voyageurs prenaient la voiture publique, celle du « voiturin » qui était subventionné par la Poste et par la Mairie pour transporter le courrier et les voyageurs. Il le faisait tous les jours, de chez nous à Villepinte jusqu’à la gare de Bram, à 7 kilomètres. Progressivement, après la guerre, l’auto pénétra dans les familles. D’abord chez les commerçants, boulangers, épiciers, puis peu à peu chez les paysans qui achètent des voitures d’occasion. Après 1930 et surtout de 1950 à 1970, les familles paysannes vont avoir une ou deux autos. Même les domestiques agricoles, qu’ils soient français ou étrangers. Beaucoup d’Espagnols étaient fiers d’aller en congé dans leur pays afin de montrer leur auto dans le village où on était encore au temps des ânes et des mules. Les paysans achetaient rarement une auto neuve, et encore aujourd’hui ils l’achètent le plus souvent d’occasion. Ils s’en servent beaucoup moins qu’à la ville, seulement pour de petits trajets, donc leur auto peut durer encore de longues années.

            Les tracteurs apparaissent beaucoup plus tard que l’automobile, alors que le paysan avait commencé à se familiariser avec le moteur. Ils étaient encore très rares dans le département avant la guerre de 1939 ; disons, sans exagérer, qu’ils étaient rares. J’ai vu les premiers dans les années 1920 dans des expositions seulement. Les premiers à en acquérir étaient des entrepreneurs, et non des paysans particuliers. De très gros tracteurs avec des roues en fer, très lourds, difficiles à manier, qui tassaient la terre énormément. Ils convenaient pour travailler dans les champs plus que dans les vignes. Le tracteur entra dans les vignes assez tard. Il faut des machines adaptées pour passer dans les espaces restreints de la vigne, pour évoluer entre les rangées de souches. Par exemple, ici, à Talairan, après la Libération en 1944, il y eut à peine deux ou trois agriculteurs qui achetèrent leur premier tracteur. Des Ferguson américains qui arrivaient par l’Algérie. On les obtenait avec des bons prioritaires et sans doute y avait-il des faveurs. Ils ont tenu longtemps ; certains sont encore en service.

            Voyons comment se fit l’évolution dans les Corbières où j’étais alors. D’abord, le vigneron commença par acheter un motoculteur. Le motoculteur se conduit avec des mancherons en suivant par derrière comme on guidait le cheval. Ça lui rappelait si bien le cheval que le motoculteur a pris le nom de « chavalet » (le petit cheval). Le moteur faisait quatre ou cinq chevaux et le paysan croyait qu’il serait plus fort qu’un vrai cheval. Mais ce n’était pas le cas, le travail restait trop superficiel. Alors il a fallu acheter des motoculteurs de plus en plus puissants, de 8 et même 12 chevaux, appareils lourds, incommodes et dangereux. Et c’est le tracteur à quatre roues qui s’imposa. Mais le vigneron des Corbières est obligé de travailler des parcelles souvent petites et il ne faut pas gaspiller la terre en « fourrières », c’est-à-dire en espaces nécessaires pour tourner. Le cheval tournait dans un espace beaucoup plus petit : il se mettait en travers, le vigneron emportait la charrue sur l’épaule pour tourner. Il suffisait d’un passage d’un mètre ou un mètre cinquante autour de la vigne. Le paysan qui adoptait le tracteur devait arracher au moins une rangée de ceps aux deux bouts de sa vigne.

             Le cheval ne fut pas abandonné d’un coup. Il y eut des vignerons qui ne voulurent pas quitter leur bête, la jugeant indispensable parce qu’elle permettait de labourer au ras des souches. Mais bientôt le tracteur fut équipé de charrues à cinq et même sept socs de façon à retourner la rangée entière d’un seul passage. Et on vit qu’on pouvait labourer au ras du pied de vigne si on ajoutait derrière deux « déchausseuses » tirées par le tracteur mais guidées à la main chacune par un homme. Et encore plus quand on eut fabriqué les déchausseuses automatiques qui s’effacent d’elles-mêmes lorsqu’elles heurtent une souche. Ainsi le tracteur évinça le cheval. En 1970 à Talairan il n’y avait plus un seul cheval, sauf peut-être chez un vigneron qu’on disait fanatique bien qu’il fût digne d’admiration car il ne voulait pas se séparer de son cheval. Le maréchal ferrant n’a plus de travail, c’est fini.

            Les animaux de basse-cour

            Ils regardent la fermière. L’animal de basse-cour, c’est la provision de viande et c’est l’argent du ménage avec les œufs et la volaille qu’on va régulièrement vendre au marché. La volaille, c’est les poules, pigeons, dindons, canards, oies, pintades, lapins. Et puis il y a le cochon qui est gros fournisseur de viande et de graisse. L’alimentation du Languedoc était en 1914 à base de graisse animale, de saindoux, le graïch, dont la ménagère, chaque année, remplissait trois ou quatre pots de grès de quatre à cinq litres. Il faut distinguer le graïch fi, graisse fine, graisse pure, et le salat, le salé, graisse mélangée avec des morceaux de viande, des taillous. Quand la cuisinière mettait un morceau de salé dans son pot-au-feu, il entrainait sa graisse adhérente, on n’avait pas besoin d’en ajouter d’autre : il y avait à la fois la viande et la matière grasse. Le médecin d’aujourd’hui s’élève contre l’abus des graisses, je ne sais jusqu’à quel point c’est juste. Il faut dire que le paysan, avec les travaux de force auxquels il était soumis, brûlait beaucoup de graisses, comme il usait beaucoup de féculents fournisseurs d’énergie. Le paysan mangeait près d’un kilo de pain par jour, certains même plus. J’ai connu des paysans qui faisaient le pari stupide de manger en un repas un pot de haricots et un pain de deux kilos et qui y arrivaient. On mangeait donc beaucoup de matière grasse et on ne s’en portait pas plus mal. On vivait même vieux quand on n’abusait pas d’alcool. Mon père est mort à 88 ans, ma mère à 90 ans, mon grand-père à 82 ou 83 ans, ma grand-mère à 85, et ils ont vécu de cette vie paysanne.

            Les oies et les canards étaient gavés pour les saler, en plus du cochon. La graisse d’oie était toujours mélangée aux taillous, à la viande maigre. Il était rare qu’on conserve de la graisse d’oie pure. Chaque morceau était mis avec sa graisse dans la soupe ou dans le cassoulet. Le salé était rarement vendu. Quelquefois, dans les grosses fermes, on élevait des canards et des oies pour les vendre au marché. Ils étaient nourris avec le grain et le maïs de l’exploitation. Il faut souvent le rappeler, l’exploitation paysanne cherchait à se suffire et elle y parvenait sauf pour quelques fournitures qu’on ne pouvait vraiment pas produire.

            Le porc

            Le porc aussi était nourri avec les produits de l’exploitation. On l’achetait à la foire encore tout petit. La foire aux cochons était vers la Toussaint. On allait acheter ces petits pourceaux d’un poids d’une dizaine de kilos et on les mettait sur la carriole, enfermés dans un sac. On les faisait « venir », on disait « faïre venir lou porc ». (Remarquez l’expression patoisante « faire venir », comme nous en trouvions tant dans les rédactions de nos élèves. Remarquez que je l’emploie moi-même !) « Faire venir le porc », c’était l’élever jusqu’au poids de 150 kilos, le poids normal d’un porc pour une famille paysanne de quatre ou cinq personnes. « Très quintals », le quintal étant toujours de 50 kilos. Très importante était l’estimation du poids du porc. On était entrainé, dans les foires et les marchés à juger « à l’œil » le poids de la marchandise, sans balance, sans bascule. Le vendeur d’un porc gras au marché demandait à l’acheteur : « Couci vouletz faïre, a l’el ou al pès ? » À l’œil on économisait le prix du pesage. Mais on discutait longtemps parce que le vendeur ajoutait quelques kilos à son estimation et l’acheteur en retranchait de la sienne. On finissait par s’entendre et on ne tombait pas loin du juste poids et du juste prix.

            La ménagère soignait amoureusement son cochon. Il fallait qu’il mange « du bon » pour que sa viande soit succulente et se conserve toute une année. Tant qu’il était jeune, on lui préparait le fernat : pommes de terre, épluchures et verdures diverses, restes de la table cuits dans une grande marmite de fonte. Puis, à mesure qu’il grandissait, on ajoutait du grain de deuxième choix, blé ou orge, et enfin pour lui donner de l’embonpoint du maïs à volonté. Ainsi le « pensionnaire » atteignait les 150 ou même 180 kilos qu’espérait la famille.

            Le tueur de cochon n’était pas toujours un boucher. C’était le plus souvent un adroit du village, spécialisé dans ce métier occasionnel. Avant de le tuer, chacun estimait le poids de l’animal, c’était un amusement de tradition : « Can peso ? » ou « qu’en dises tu ? », et chacun annonçait un poids. Le tueur était celui qui se trompait le moins souvent. On ne pesait le cochon à la grosse romaine qu’une fois mort. L’homme de la maison ne suffisait pas pour tenir le cochon à égorger, alors on allait chercher les voisins. On s’entraidait avec plaisir pour ce « coup de main ». On s’avertissait la veille, toujours en vieille lune, et les gens étaient prêts au moment voulu. Alors on allait quérir l’animal dans la porcherie, on le trainait par les oreilles, il fallait trainer fort, du fait de son poids. Il renâclait pour sortir de la soue ; on aurait dit qu’il sentait que le moment suprême était venu pour lui. On le trainait plutôt qu’on ne le portait sur une grande cornue, une longue caisse d’un mètre cinquante de long, aux côtés évasés, qu’on renversait et on allongeait le cochon là-dessus, la tête débordant à l’extrémité. Quatre hommes l’y tenaient solidement, par les oreilles, le groin et les pattes, les gosses par la queue. Tout le monde était là à forcer pour immobiliser l’animal qui hurlait, alarmant le village. « Untel tue le cochon », disaient les commères[5]. D’un coup de couteau, le boucher égorgeait le cochon, ça saignait abondamment. La femme qui l’avait soigné toute l’année pleurait la mort de son « magnac ». Les autres femmes, la belle-fille et les voisines, s’affairaient en dessous du jet de sang avec une grande bassine de terre, une grasale de 7 ou 8 litres dans laquelle elles recueillaient le sang qui allait servir à faire le boudin. Vite, elles plongeaient les mains, leurs doigts étalés dans ce sang pour enlever la fibrine qui l’aurait caillé. On tenait alors le cochon bien fixe jusqu’à ce que le sang cesse de couler. La bête finissait par s’immobiliser. Alors on renversait la cornue, ouverture en haut, on la remplissait d’eau bouillante contenue dans un immense chaudron de 40 à 50 litres, la païrolo. C’était le vieux de la maison, mon grand-père ou mon grand-oncle, qui avait préparé le feu. Il fallait un ou deux gros fagots de bois pour faire chauffer cette quantité d’eau. On plongeait le cochon dans cette eau qui fumait dans l’atmosphère froide du mois de janvier. On le faisait rouler en passant des cordes sous son corps, on remuait les pattes, on le faisait bien amollir, puis, avec des racloirs en tôle, on raclait la peau de l’animal pour enlever tous ses crins[6]. Une fois raclé, le cochon était propre, blanc, joli. On le sortait de l’eau devenue tiède, on le suspendait à la poutre de la remise par les pattes de derrière. Le boucher avait dégagé dans les pattes de derrière le tendon du jarret et dans ce vide on passait un fort bâton spécial  de près d’un mètre de long, qu’on gardait dans toutes les maisons. Une patte à chaque bout du bâton ; au milieu de celui-ci un crochet qui permettait de suspendre le tout à la poutre maitresse du hangar. La bête, la tête en bas, la queue en haut, apparaissait comme crucifiée à l’envers. Le boucher détachait la tête, fendait le ventre de haut en bas, poitrine et gorge comprises, enlevait les boyaux et finissait de diviser à coups de hache la bête en deux moitiés.

            Il y avait des gens qui n’élevaient pas de porc, certains commerçants, certains fonctionnaires, l’instituteur, le postier. Ils achetaient une de ces moitiés, on appelait ça la canal. La canal comportait aussi la moitié du foie, la moitié des intestins pour faire les saucisses, la moitié de la tête pour faire des « fromages » qui sont des pâtés gélatineux faits avec la chair et les cartilages de la tête.

            Le gros travail des femmes commençait alors. Elles s’affairaient autour du boucher qui découpait le porc, portait les quartiers sur la table, la grande table de la cuisine, épaisse, sur laquelle on pouvait tout découper en tout petits morceaux. La graisse bien refroidie se coupait en dés d’un centimètre de côté, pour la faire fondre dans la grosse païrole, toujours la même. Les femmes découpaient le lard dont on gardait une partie en réserve, également les deux jambons et même les deux épaules, une partie de cansalade (la panne, du lard avec une couche de maigre à l’intérieur). Autour de la table, trois ou quatre femmes se mettaient à découper tout le restant de la bête, « ta-ta-ta-ta » avec de gros couteaux, a taillouna comme on disait. Pendant ce temps, l’homme, c’était le travail de mon grand-père, faisait cuire la viande pour les boudins dans la païrole. On y mélangeait les poumons qu’on appelait las lèous, les morceaux de la gorge, tous les bas morceaux qui ne pouvaient pas être mis en charcuterie. La viande de premier choix allait aux saucissons, le deuxième choix à la saucisse, et le reste, qu’on trouvait vers le cou et la tête, allait vers les boudins. Il y avait tout un art d’exploiter un cochon. Les joues, une partie de la tête, les oreilles aussi allaient dans le pâté qu’on appelait, comme je l’ai dit, le fromage de tête. Celui-ci se répartissait en froumatche glaçat et froumatche gras qui était le fond du chaudron.

Dans le fond du chaudron où l’on avait fait fondre la graisse, il y avait toujours de petits filaments de viande qui restaient mêlés au saindoux. C’était très bon ; on le mangeait à l’époque des fèves, vers le mois de mai. C’était très gras et excellent avant les chaleurs. Il y avait tout un calendrier des utilisations, qui se perd aujourd’hui. Ainsi les saucissons : on commençait à les goûter à Pâques, le salsissot de Pascas, encore un peu mou et tendre. C’était la tradition : on n’entamait pas les saucissons avant Pâques. Ils étaient suspendus à la cuisine à un long bâton, pour sécher dans l’atmosphère attiédie par la cheminée toujours allumée. Les manger avant était inimaginable. Il n’y avait que notre voisin, le médecin, qui les entamait bien avant. C’était un gourmand, notre voisin, nullement respectueux des traditions, prenant même plaisir à les bousculer. Mais, nous, nous trouvions que ce qu’il faisait était un sacrilège.

            Le grand-père préparait le boudin. Il faisait bouillir les poumons entiers dans le chaudron et, une fois cuits, c’étaient les premiers morceaux du cochon que l’on pouvait manger. Alors il en coupait un morceau, ça s’appelait las lèous, et il me disait : « Ne vols de lèous, fénhant ? » C’était une tradition, on sortait ce refrain proverbial chaque année quand on tuait le cochon : « Ne vols de lèous, fénhant ? » On était fainéant peut-être parce que c’était facile à manger, c’est tendre, il n’y a pas d’os. Il était d’ailleurs aussi fainéant que moi, le grand-père, parce qu’il en mangeait aussi, lui, étant passablement gourmand. La cuisson atteinte, les femmes s’attelaient à faire le boudin. Deux d’entre elles étaient allées à la rivière vider, laver et racler les boyaux gros et petits qui étaient maintenant d’une netteté impeccable. On soufflait dedans pour repérer les perforations possibles. On faisait les boudins avec le sang recueilli et le contenu du chaudron, puis on remettait ces boudins, amoureusement couchés sur un lit de paille, dans le chaudron plein d’eau et on faisait cuire à petit feu, tout doucement pour que ça n’éclate pas.

            La meilleure viande se mettait dans les saucissons ; les femmes la triaient savamment : « Aqui la viando pels salsissots ». Puis, dans un autre récipient, elles mettaient la chair à saucisse. Dès que celle-ci commençait à être hachée, le grand-père en prenait deux ou trois cuillerées, il les mettait dans une feuille de papier : il s’était saisi de mon cahier de devoirs de maison ; il prenait les deux pages du milieu qui étaient nettes et propres ; il mettait la viande hachée entre les deux pages qu’il fermait soigneusement et il plaçait ça sur le gril. Il étalait la braise qui ne manquait jamais dans la grande cheminée et ça cuisait. On voyait la graisse qui traversait le papier, qui coulait même par côté. Quand c’était bien cuit, il ouvrait le papier, il portait ça sur la table et on goûtait cet échantillon, le tastet. Chacun appréciait si c’était salé convenablement, poivré à point. Le tastet, c’était la deuxième gourmandise, après las lèous. Il y en avait une troisième que le tueur découpait à un endroit où la chair était particulièrement fine et délicate. Ces petites tranches minces, on les appelait la carbounado. On les faisait rôtir sur le gril et on les goûtait dès le premier jour. Le soir, on mangeait le frézinat, repas plantureux et lourd de graisses et de viandes prises dans la gorge du porc, accompagnées de haricots. C’était ça, la fête du cochon, une vraie fête de famille. On célébrait les provisions assurées pour toute l’année en viandes et matières grasses.

            Autres denrées

Les ventes du surplus des volailles permettaient à la ménagère l’achat des denrées qu’elle ne pouvait pas « faire venir », le sucre, le café et l’huile. Le sucre, on n’en consommait pas beaucoup. Le café, chez nous, c’était beaucoup d’eau, pas beaucoup de café et beaucoup de chicorée à deux sous le paquet. L’huile était peu consommée  car on disposait de toutes ces matières grasses. On en utilisait un peu, pour la salade, un litre par mois peut-être.

            Dans le Lauragais, on ne produisait pas d’huile. Ici, dans les Corbières, on en produisait mais de moins en moins à cause de l’arachide. Je pense que la disparition de l’olivier correspond à la spécialisation viticole en Bas-Languedoc et d’autre part à la colonisation, à la généralisation des transports maritimes à vapeur, par conséquent à l’arrivée de l’huile d’arachide. Les moulins à huile ont cessé de travailler vers 1880.

            Maladies des animaux

            La basse-cour était parfois ravagée par la maladie. On n’allait pas chercher le vétérinaire pour des poules malades, bien sûr. On ne faisait venir le vétérinaire que pour les animaux de travail car leur indisponibilité était grave. Les animaux de basse-cour, on les laissait tranquillement crever après avoir essayé des remèdes de bonne femme. Les maladies n’étaient pas étudiées comme aujourd’hui, ni d’ailleurs l’alimentation. Quand apparaissaient des épidémies, malheureusement fréquentes, aussi bien chez les poules que chez les lapins, on cessait tout simplement l’élevage pour quelques années, en attendant que « le mal » comme on disait ait disparu. Il y avait une maladie des poules qui s’appelait la pépie. Pour la soigner, on tirait aux poules le tendon qui se trouve sous la langue parce que là était la cause du mal. On appelait ça « tirer la pépie ». Il y avait des femmes spécialisées au village. Elles prenaient la poule entre les genoux, lui ouvraient le bec et, avec des ciseaux, coupaient le nerf sous la langue et ôtaient ce tendon qui était exactement comme un ver blanc. Je crois me rappeler qu’on le tirait aussi aux canards et aux oies, mais je n’en suis pas très sûr.

            Les lapins pouvaient avoir la coccidiose. C’est une maladie infectieuse causée par des microbes et qui n’avait pas de traitement. On leur donnait des herbes choisies mais inefficaces. Parfois on désinfectait, on savait désinfecter. Le crésyl était le désinfectant de l’époque, couramment employé, mais il ne guérissait pas. Il permettait de recommencer l’élevage dans des poulaillers traités. Mais le paysan considérait ces questions d’hygiène comme des idées théoriques de savants et s’y intéressait peu. L’école a beaucoup fait pour rationaliser les élevages.

            Et il y avait le mauvais sort qui pouvait être jeté sur les animaux ! On allait parfois consulter des sorcières pour « tirer le mauvais sort ». Une fois, chez nous, j’ai trouvé derrière une vitre un paquet… J’avais huit ou dix ans, je ne me souviens pas si c’était quelques feuilles d’arbre ou du papier… Quand je l’ai montré à ma mère, elle m’a dit : « Ne touche pas ça ! – Pourquoi, à quoi ça sert, ce truc-là ? – C’est une telle qui me l’a donné pour conjurer le mauvais sort pour que les poules ne soient pas malades. »


[1] Les souvenirs de Jean Puget concernent son enfance à Villepinte dans l’ouest audois avant 1914, mais l’entretien est enregistré à Talairan dans les Corbières au début des années 1980. (Note de RC)

[2] Le curé acceptait-il la Carmagnole ou attendait-on son départ pour la jouer ? (Note RC)

[3] Quel sens avait la St Barthélémy pour le châtelain de Ferrals ? Jean Puget ne nous le dit pas. (Note RC)

[4] « Jean Puget est un de ceux qui ont le mieux parlé du cheval. » (Daniel Fabre, conversation avec RC)

[5] Question de RC : « Ne disait-on pas seulement, comme à Mazamet : Untel tue ? » Réponse de JP : « Oui ! »

[6] Le cochon a des poils très raides, dont se servaient les cordonniers pour enfiler leur ligneul. Le cordonnier cousait les souliers avec un fil poissé qu’on appelait lignol. Il mettait au bout non pas une aiguille, mais une soie de porc qu’il enfilait dans le trou fait au cuir par son alène. (Note de JP)