L’archéologie de l’humanitaire

Durant la période médiévale, la religion tient une place prépondérante dans ce que l’on pourrait qualifier de « proto-aide humanitaire ». Cette dernière se traduit, dans une Europe alors majoritairement chrétienne, par la charité et la bienfaisance. Elle se définit à l’origine comme des actions de partage au sein d’un même groupe confessionnel. Elle évolue à travers les époques, au rythme des mutations politiques et sociales. En effet, l’élargissement du terme « d’humanité » est profondément liée à l’extension du statut d’humain à de nouvelles populations. Cette « humanité » peut ainsi évoluer sous l’impulsion de personnages ou d’événements marquants, mais elle suit surtout la lente progression de la pensée humaine.

L’époque médiévale voit la religion encadrer la vie quotidienne des populations. La charité est un principe commun aux trois religions du Livre : l’Islam, le Christianisme et le Judaïsme. Elle devient une norme que l’ensemble des populations appliquent pour vivre en communauté. En revanche le terme d’humanité n’a pas le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Il est donc plus exact de parler d’ « Universalis » pour désigner l’ensemble des Hommes.

La charité est pratiquée par l’ensemble des populations connues. Toutefois, certaines minorités (handicapés, prostitués, lépreux, …) sont marginalisées dans le contact qu’elles entretiennent avec les autres. De même, les « infidèles » (musulmans, juifs…) tiennent le rôle de bouc-émissaires dans la société chrétienne, notamment lors de catastrophes, d’épidémies, etc. Ces individus ne peuvent donc pas prétendre à des droits égaux (par exemple, les infidèles et les prostitués ne peuvent pas toucher la nourriture au marché). Cette stigmatisation ne les empêche pas pourtant d’accéder à la charité chrétienne (du moins pour ceux qui partagent cette confession). Ainsi, les hôtels-Dieu, les hospices et les léproseries sont des institutions créées dans le but de procurer la charité aux minorités chrétiennes. Elles préservent l’ordre public et sanitaire en les isolants. Ces institutions rendent difficile l’acceptation sociale de ces « impurs » au titre de semblables. Ils sont néanmoins compris dans la communauté humaine, donc inclus dans l’« Universalis ».

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L’Hôtel-Dieu de Paris, miniature du XVe siècle

Au cours de la période moderne, la découverte de nouvelles communautés perçues comme primitives, puis l’émergence de la question indigène remettent en cause la conception que les Européens se font de l’Homme. Les « Indiens » constituent ainsi un objet de réflexion pour les élites intellectuelles tels que les humanistes de la Renaissance où les Lumières au XVIIIe siècle. Les Grandes Découvertes suscitent également de grandes questions sur l’Homme et sa place dans l’univers : on se demande si l’on doit considérer comme humaines et égales aux Européens, ces populations fraîchement découvertes. Celles-ci provoquent donc une crise identitaire au sein des populations européennes. Les Européens ne sont plus le centre du monde mais une petite part d’une immensité. Tout en justifiant la domination européenne, la religion chrétienne essaye d’intégrer dans la société ces nouveaux peuples. L’évolution des mentalités conduit plus tard les philosophes des Lumières – comme Voltaire – à proposer l’extension de la notion d’humain aux esclaves, « barbares » et indigènes. Ils font remarquer que ces êtres « différents » ne le sont en réalité pas tellement, puisqu’ils pensent et vivent de la même manière que les autres ; il existe certes des différences entre les cultures, mais ce sont des Hommes et non des bêtes. Malgré leur éducation chrétienne, les Lumières s’opposent ouvertement à l’intolérance religieuse de l’Église. La domination européenne sur l’humanité est remise en cause car les Lumières évoquent l’égalité des « races » humaines. Il s’opère ici une transition qui conduit progressivement à un début de sécularisation de la pensée humanitaire, ainsi qu’à une remise en cause de la vision traditionnellement européocentrique du monde. La confrontation de l’Europe avec le reste du monde provoque une première forme de laïcisation de la société.

La Révolution française bouleverse encore cette donne : en effet la volonté de séparation entre la religion et le pouvoir s’effectue au travers d’une politique de déchristianisation radicale. L’esclavage se trouve quant à lui aboli, les esclaves devenant partie intégrante de l’humanité. Enfin, la religion est tout simplement absente de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789), où elle se trouve « remplacée » par l’éducation civique laïque et le devoir envers ses concitoyens. Cette période, au cours de laquelle émerge la notion de « droits fondamentaux » qui soutient l’extension rapide d’une nouvelle conception de l’Homme (comme personne libre et égale devant ses semblables), connaît très rapidement de multiples dérives.

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« L’abolition de l’esclavage » par François Biard, 1848

L’Empire remet en place nombre des pratiques de l’Ancien Régime. Le retour de l’esclavage contribue au rejet de certaines populations, pourtant « intégrées » à l’humanité durant la Révolution. Cependant, des progrès sont apportés avec les débuts d’une médecine de guerre efficace (création des ambulances mobiles, etc.) qui s’adapte aux récentes évolutions militaires provoquées par les armées napoléoniennes.

La question de l’Homme et des institutions humanitaires se trouve quant à elle une nouvelle fois bouleversée : l’humanitaire passe aux mains de l’État, et ne consiste plus en une norme religieuse applicable à tous. C’est grâce au principe de laïcité que la religion perd de la valeur dans l’humanitaire. La religion est cependant toujours enracinée tant dans la culture que dans les pratiques quotidiennes. Le XIXe siècle marque une grande montée de l’humanitaire en tant que pratique bénévole, où aspirations nationales et religieuses reculent face à un idéal humanitaire.

Le XIXe siècle marque en effet une évolution de l’humanitaire  (l’apparition de ce terme date  d’ailleurs de cette époque) en tant que mentalité et en tant que pratique sécularisée. La médiatisation des guerres permet ainsi aux laïques comme Florence Nightingale de s’impliquer. Ils vont pouvoir assister les populations démunies dans le cadre d’une aide humanitaire, apportée et financée par des personnes influentes et soutenue par des États-nations (telle l’Angleterre), mais conçue et organisée par des associations privées de bienfaisance. Les écrivains – les romantiques surtout – créent et développent le sens du mot « humanitaire ». Ils le définissent comme : « qui veut le bien de l’humanité », notion dégagée de toute quête d’ordre religieux. L’humanitaire est applicable à toutes et à tous. Le CICR vient enfin compléter cette notion, par l’idée que l’humanitaire dépasse les frontières et les nations. On peut ainsi voir le CICR comme le résultat de la longue construction de la pensée humanitaire.

L’Histoire de la notion « d’aide humanitaire » est le fruit d’une longue réflexion entre les Hommes, elle suit les différents changements de mentalités au cours des siècles. En Europe, son évolution est liée à la sécularisation de la pensée chrétienne d’abord communautaire (adressée aux personne d’un groupe confessionnel), elle devient universelle avec des droits la caractérisant indépendamment du critère religieux. Cependant, encore aujourd’hui, la religion reste présente dans une certaine « culture humanitaire », à la base d’organisations telles que le Secours Catholique se réclamant, encore aujourd’hui, de la charité chrétienne.

Pour aller plus loin :

Corbon Aubin