J-71 : Une entreprise encyclopédique

À la date du 21 mai 1785, tous les savants prévus pour l’expédition sont recrutés1. Lapérouse avait lui-même définit les spécialités qui devaient participer au voyage mais ne s’impliqua pas dans la sélection. Quant aux instruments inhérents aux travaux de ces scientifiques, ils furent embarqués au fur et à mesure de leurs acquisitions, jusqu’au 12 juillet pour les horloges marines2. Le temps presse, la volonté générale exige des préparatifs terminés pour le début du mois de juillet.

  Quinze savants composent l’effectif scientifique de l’expédition3. A l’initiative de Lapérouse, leur engagement se fit par l’intermédiaire de l’Académie des sciences faisant office de « caution de leurs talents : les personnes choisies le seroint de la manière la plus flateuse et qui ne suposerait aucune protection »4. La conscience des Lumières côtoie le souci d’équité et de compétence, la méthode scientifique doit se prévaloir des amitiés. C’est ainsi que les hommes de sciences embarqués furent sélectionnés avec une extrême application sur la base de leur carrière et de leur compatibilité morale. Assurément, la place importante pour la navigation est celle de l’astronome. Il en sera choisit deux, Louis Monge et Joseph le Paute-Dagelet ; ainsi que Pierre Guery comme horloger et pour l’entretien des instruments des astronomes. Les botanistes et jardiniers seront au nombre de quatre, Lamartinière, Collignon et les Prévost, oncle et neveu. Leurs tâches étant à la fois de s’occuper des plantes transportées, de planter les productions continentales, mais aussi de prélever les plantes nouvelles rencontrées et les étudier5. Les sciences naturelles, dans un sens plus large, eurent pour spécialistes deux aumôniers-savants, les Pères Mongez et Receveur, le philosophe Lamanon et le naturaliste Dufresne. Ils avaient pour objectifs d’étendre les travaux de la seule botanique vers la géologie, l’ornithologie ou l’entomologie6. Gaspard Duché de Vancy fut enrôlé en tant que dessinateur de figures, et, afin de faciliter les relations avec les Russes lors de l’escale prévue du Kamtchatka et éviter les désagréments rencontrés par Cook, fut engagé Barthélemy de Lesseps comme interprète qui « élevé à Petersbourg, sçavoit très bien la langue russe et pouvoit être utile à l’entreprise »7. Leurs différentes affectations sur les navires se firent de manière concertée et en fonction des affinités de chacun, sans pour autant prendre compte d’un quelconque équilibre. La Boussole accueillait Bernizet, Dagelet, de Vancy, Lamanon, Mongez, Monneron, Prévost le jeune, Collignon, Guéry ; alors que l’Astrolabe reçut Dufresne, Lamartinière, Lesseps, Monge, Prévost l’oncle, Receveur.

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    Enfin, chaque scientifique avait besoin de fournitures spécifiques, pour lesquelles Fleurieu centralisait les achats. Les astronomes acquièrent le Nautical Almanac, qui permettait de calculer la longitude à un demi-degré près, ainsi qu’un grand nombre d’ouvrages dont le montant s’élevait à 438 Livres8. Ils se procurèrent aussi une lunette méridienne, une montre marine de poche ainsi que divers accessoires ; la quasi-totalité de ces instrument furent prêtés. Les botanistes et naturalistes se remarquèrent par leur diversité. Les livres qu’ils embarquèrent, allaient de Robinson Crusoé au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, en passant par l’Histoire des vents de Sir Francis Bacon. Les outils qu’ils utilisèrent étaient tout aussi nombreux : machine électrique ou pneumatique, thermomètres, baromètres etc.. Il fallait, de plus, préparer les herbiers et les collections d’insectes avec des rames de papiers, embarquer les paniers pour les semences et les plantes, ainsi que prévoir des espaces pour les prélèvements9. Le montant total des dépenses atteignit plus du double des 10 000 Livres prévues à cet effet. En effet, le ministre et le directeur des ports et arsenaux souhaitaient se dédouaner d’éventuels reproches sur le manque d’équipements, et pouvoir justifier les exigences qu’ils souhaitaient sur les travaux des savants. Toutefois, cela n’empêcha pas Fleurieu, dans une lettre au ministre du 2 juillet 1785, d’annoncer que « s’il eût été possible de modérer les demandes des savants, qui emportent avec eux une bibliothèque, un observatoire, un cabinet de physique, un laboratoire de chimie, etc., etc. complets »10, il s’en serait porté certainement mieux. Des écarts notables se manifestaient dans les fournitures des différents savants, certains se concentrant sur leur spécialité, et d’autres, « Siècle des Lumières » oblige, donnaient dans un éclectisme marqué. Les dépenses pouvaient aller du simple au double. Pour exemple, Dagelet était pressenti pour avoir les frais les plus importants, c’est lui qui devait se charger de réunir le nécessaire aux deux astronomes de l’expédition, et, ses instruments comptaient parmi les plus onéreux de ceux embarqués par la communauté scientifique. Lamanon, se distingua en opposant aux 3 664 L. de dépenses de Dagelet, 6 319 L. de frais. Sa curiosité ne se limitait pas à sa discipline, il embarqua des ouvrages sur les problèmes nautiques, des romans philosophiques, mais aussi un anémomètre, une balance hydrostatique et deux « machine pour meseurer la profondeur de la merre »11. Ce qui fit dire à Catherine Gaziello que d’une « curiosité scientifique, il n’a visiblement pas l’intention de rester étranger à un seul aspect du voyage »12. Tous les savants procédèrent de même dans leur propre spécialité, le nombre et la qualité de l’équipement embarqué démontre leur implication quant au succès scientifique de l’expédition et leur souhait de faire progresser leurs disciplines.

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    Le 11 juin, Lapérouse et les scientifiques sont conviés à dîner chez le maréchal de Castries13, les derniers préparatifs sont en cours, la dernière ligne droite est abordée. Le commandant de l’expédition se fait remettre les cartes terminées de Buache pour l’expédition, le 1514. Ensuite, il rencontre une dernière fois le roi, le 28, et est présenté à la reine le 3015. Tout l’équipage et les savants sont à Brest au 30 juin et s’affairent aux ultimes apprêts16. Lapérouse arrive à Brest le 4 juillet et « Dès l’instant de l’arrivée de ce capitaine, on a redoublé l’activité de l’embarcation17 ». Le 11 juillet, les navires sont prêts à se mettre en route et le 12 est organisée la revue de l’équipage18. Les vents sont toujours défavorables, ainsi pour éviter des désordres conflictuels liés à l’attente et la promiscuité, un bateau supplémentaire est approché pour servir de dortoir. Toutefois, six matelots et un soldat doivent être débarqués pour cause de maladie vénérienne, le 25 de ce mois19. Trois jours plus tard, un feu se propage dans les cuisines de la Boussole ; incident qui trouve une fin heureuse la journée même20, nous sommes le 28 juillet.                                          

180 jours d’élaboration pour plus de 4 ans de voyage : cela peut paraître court. De plus, si l’on considère que la préparation à proprement parlé, débute le 17 mars avec le Portefaix et se termine le 11 juillet par la mise en rade des deux navires, il ne reste plus que 116 jours de conception effective. À cela, il conviendrait de faire preuve d’étonnement et de questionnement sur la faisabilité, à cette époque, d’une telle entreprise. Le fait est que, non content de ne pas être rapide, les préparatifs ont été plutôt lents : vingt ans auparavant, la préparation du deuxième voyage de Kerguelen avait duré moins de trois mois. Le comte d’Hector, directeur du port de Brest, l’avoue par ailleurs : « L’attention avec laquelle il a fallu traiter toutes les parties et l’incertitude où l’on a été sur quelques objets ont rendu ces armements beaucoup plus longs qu’ils ne le sont ordinairement21 ».                  

Les vents tournent et deviennent favorables dans la soirée du 31 juillet

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1 Archives nationales de la Marine, 3JJ 389 f. 116.
2 Archives départementales de Brest, 1A 165 p. 555.
3 Archives nationales de la Marine, C6 885.
4 Archives nationales de la Marine, 3JJ 386 f. 331.
5 Mémoires d’ André Thouin pour le jardinier, Archives nationales de la Marine, 3JJ 386, pce 10 f. 4.
6 C. Gaziello, L’expédition de Lapérouse, C.T.H.S., Paris, 1984, p. 145.
7 Bibliothèque de l’Institut de France, Paris, ms. 1269, f. 421-422.
8 Ibid, B4 319.
9 M. Daumas, Les instruments scientifiques, PUF, Paris, 1953, P. 368-380.
10 Archives nationales de la Marine, B4 319.
11 Idem.
12 C. Gaziello, L’expédition de Lapérouse, C.T.H.S., Paris, 1984, p. 162.
13 Bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle de Paris, 1928 dos. 2, pièce 38, f. 1.
14 Archives nationales de la Marine, 2JJ 103.
15 Ibid, 3JJ 387 f. 126.
16 Archives départementales de Brest, 1A 165 p. 539.
17 Bibliothèque centrale du Muséum d’histoire naturelle de Paris, 1928 dos. 2, pièce 36.
18 Archives départementales de Brest, 1A 165 p. 544.
19 Archives nationales de la Marine, 3JJ 387 f. 127.
20 M. de Brossard, Lapérouse, Des combats à la découverte, France-Empire, Paris, 1978, p. 509.
21 Archives départementales de Brest, 1A 165 p. 544.