Préparation et conservation des aliments
Avant toute chose, avant de commencer un voyage d’une telle ampleur, il faut s’occuper des aliments à embarquer mais aussi de la question de leur conservation à bord.
Beaucoup d’aliments ont une capacité de conservation très faible comme le pain : c’est pourquoi Lapérouse fait le choix d’embarquer essentiellement du grain et c’est durant le trajet jusqu’à l’Alaska que Paul Fleuriot de Langle va construire un moulin expérimental pour moudre le grain, ce qui va alléger les marins d’une corvée importante pour disposer de cette nourriture essentielle.
Entre les escales, les aliments étaient conservés dans du sel mais celui-ci était nuisible aux dents et à l’intestin car l’eau douce était un bien rare et très précieux, notamment lors d’un voyage au long cours comme celui-ci.1
C’est pour cela qu’il faut, pour les explorateurs, trouver des moyens pour conserver la nourriture plus longtemps : avant de commencer son voyage, Lapérouse a pris en priorité des aliments qui ont une bonne conservation. Pour cela, il embarque à bord beaucoup de produits secs comme les biscuits.
Avant lui, le capitaine Cook avait choisi des vivres pour un an avec un grand soin et privilégié les aliments antiscorbutiques (qui évitent l’apparition de la maladie du scorbut) comme le citron, la choucroute, les oignons et le jus de fruit.
On va également embarquer à bord des animaux vivants (ce qui permettait d’avoir de la viande fraîche pendant un certain moment). De la volaille, mais aussi bovins, ovins et porcins sont logés la plupart du temps dans l’entrepont, au même niveau que les hommes, ce qui aggrave considérablement la mauvaise hygiène du bord.
Se nourrir pendant un voyage au long cours
Au cours de voyages d’une telle ampleur, le menu des repas est strict. A titre indicatif, le menu type d’une semaine à bord était : quatre repas de viande, trois repas de poisson et sept repas de légumes (quand tout cela était disponible). Mais si l’alimentation est abondante, les rations amènent souvent à la monotonie et au déséquilibre en glucides et protéines et à la carence en vitamines. La principale portion de calorie vient du pain et des biscuits qui sont présentés en galettes. Le grand avantage du biscuit de mer est qu’il peut se conserver pendant un an. De plus, il permet de pallier le risque d’incendies lié à l’utilisation des fours sur le navire. Un bon biscuit de mer doit être sec, blanc à l’intérieur, sonore et très dur. Une fois trempé dans l’eau le biscuit ne doit pas se casser. Les biscuits de mer sont donc présentés sous forme de galette ronde ou carrée d’une dizaine de centimètres et pesant 150 à 180 grammes. Le désavantage avec ces biscuits de mer c’est qu’il faut avoir la capacité de les stocker car on embarque des proportions colossales.
Pour arriver à les conserver jusqu’à un an, les biscuits étaient stockés dans les soutes bien closes placées à l’arrière du navire, au dessus des soutes à poudre qui avaient l’avantage d’être sèches. En effet, le biscuit de mer craint beaucoup l’humidité. Mais ce type de biscuit est souvent très dur et il pose de gros problèmes de dents aux matelots, mais pas aux officiers vu que ces biscuits sont réservés à l’équipage.2
Le liquide à bord est très restreint : tous les matelots disposent d’une ration d’eau potable de trois litres par jour et par personne : un litre pour se laver, un autre pour boire et un dernier pour faire la cuisine. De plus, l’eau est très difficile à conserver : on la stocke dans des tonneaux mais elle croupit très vite, ce qui la rend imbuvable et porteuse de nombreuses maladies. Pour cette raison, De Langle va mettre au point un dispositif permettant la transformation de l’eau de mer salée en eau potable. Mais cette méthode comprend tout de même quelques désavantages : notamment celui de devoir faire bouillir l’eau de mer, ce qui dépensait des combustibles supplémentaires ainsi qu’une augmentation du risque d’incendie.3 En plus de l’eau, les marins emportent de grandes quantités de vin à bord. En effet, il est très important pour le moral des matelots, surtout quand il est complété d’eau de vie (donnée comme récompense). Plus le degré d’alcool est important et plus sa conservation est bonne.4
Grâce aux repas, nous pouvons observer une certaine hiérarchie à bord du navire. En effet, l’équipage et les officiers ne mangent pas la même chose : Le repas journalier pour l’équipage se composait de pain, de biscuit, de lard ou de bœuf salé, de morue (mais à la fin du siècle la morue dessalée est rendue responsable par les matelots d‘intoxication et elle est retirée des rations), de légumes, de fromage ou de riz avec 69 centilitres de vin par jour et par personne. La consommation de poisson frais à bord est occasionnelle.
Les officiers avaient droit, eux, à de la volaille et de la viande à chaque repas, ainsi que du pain frais et du café. En général, les animaux sont le privilège exclusif des officiers de bord (bœufs, porcs, moutons, dindes et poules).
La cuisine est, dans un sens général, plus soignée pour les officiers. A contrario des matelots qui mangent la plupart du temps autour d’une « gamelle » et souvent directement à même le sol5, les officiers mangent dans leurs cabines, à table, avec de la vaisselle plus ou moins précieuse suivant les occasions.6
Pour ce qui est des responsables de la préparation des repas, ce sont les chirurgiens qui doivent avant le départ s’occuper, avec les officiers responsables, de l’alimentation (ration et stockage) et de l’hygiène du bord. Beaucoup de marins sont choisis en raison de leurs spécificités7 : pour la cuisine, par exemple, on pouvait trouver à bord des boulangers, des bouchers…. Beaucoup d’apprentis cuisiniers apprenaient durant la durée du voyage et ils devaient, en cas de maladie de certains cuisiniers, savoir les remplacer.
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Escales et ravitaillements
Les escales sont d’une très grande importance dans des voyages d’une telle longueur, au niveau du moral des matelots mais principalement au niveau du ravitaillement. Par exemple, lors de son voyage en 1768, Bougainville ne peut pas faire d’escale et son équipage connaît une terrible famine : les provisions pourrissent et l’eau croupit8. Nous pouvons d’ailleurs le citer : « Huit jours de plus passés en mer eussent assurément coûté la vie à un grand nombre et la santé de presque tous. Les viviers qui nous restaient étaient si pourris que les moments les plus durs dans nos tristes journées étaient ceux où la cloche nous avertissait de prendre ces aliments dégoûtants et malsains.»9
Pour éviter cela, Lapérouse essaye de récupérer le plus de choses lors de ses escales. Par exemple, sur l’île de Madère, il se ravitaille en produits frais ; sur celle de Monterey également avec en plus de l’eau potable, du bois et des animaux vivants. Les échanges et les trocs avec les indigènes étaient majoritairement privilégiés. Pour cette raison, on embarque dès le départ une importante quantité de cadeaux destinés aux peuples rencontrés pour pouvoir les échanger contre des vivres : perles de verre, outils de métal, mais aussi toutes sortes d’étoffes de matières nobles comme de la mousseline ou de la soie. C’est l’occasion de récupérer des fruits, majoritairement des bananes et des noix de coco, mais également des cochons de lait.
Les relations étaient généralement bonnes et permirent un continuel approvisionnement en vivres frais. Malgré cela, il arrivait que certaines rencontres soient plus conflictuelles, comme sur l’Île de Pâques en 1786 où les Indiens volent tout ce qu’ils peuvent et chassent les marins à coups de pierres11, ou bien encore dans les îles Samoa, le 11 décembre 1787, où les indigènes lapident à mort douze membres de l’équipage.
Plus rarement, les deux frégates avaient enfin l’occasion de se voir offrir des vivres, comme durant leur escale au Chili où Lapérouse écrivit dans son journal en parlant de M. Postigo, capitaine de la frégate de la marine d’Espagne : « […] il envoya à bord de la viande fraîche, des fruits, des légumes en plus grande abondance que nous n’en avions besoin pour tout l’équipage, dont la bonne santé parut le surprendre12».
Lapérouse et son équipage vendaient également le trop plein de vivres qu’ils avaient et qui leur rapportait un complément de type financier, comme une vente de peaux de loutres à Macao qui leur fit gagner 10 000 piastres. Ils achetèrent également des produits lors des escales sur des îles très fréquentées par les navires de commerces comme à Sainte-Croix où ils purent acheter en abondance des fruits et légumes frais d’origine européenne13.
Lapérouse organisait aussi des missions de chasse ou de pêche, des pratiques bien moins onéreuses et bien plus divertissantes pour les hommes des deux frégates. La pêche permettait de s’alimenter en poisson frais et en plutôt grande quantité, comme par exemple en Sibérie dans la Baie d’Estaing et de Castries où l’on prît en tout 3200 saumons en 48 heures ! Il arrivait aux équipages d’établir une cuisine de fortune près des ruisseaux trouvés pour pouvoir pêcher le poisson dans le filet et le faire cuire directement dans les marmites mais aussi de reprendre certaines pratiques que mettaient en place les indigènes, comme ceux du Port des Français où Lapérouse écrit : « ils attachent à chaque ligne une grosse vessie de loup marin, et ils l’abandonnent ainsi sur l’eau ; à mesure que le poisson est pris, il entraîne la vessie, et la pirogue court après : ainsi deux hommes peuvent surveiller douze à quinze lignes sans avoir l’ennui de les tenir à leur main14 ».
La chasse, par rapport à la pêche, était beaucoup plus fatigante et beaucoup moins fructueuse. Lapérouse organisait des missions dans des canots pour chasser des oiseaux, comme par exemple durant la descente vers le Cap Horn où le temps calme permit aux officiers de chasser des oiseaux de mer qu’ils firent cuire à la sauce piquante. Ils chassaient également durant leurs escales comme sur la baie de Ternay : « nous aperçûmes des cerfs et des ours qui passaient tranquillement sur le bord de la mer. Sur-le-champ nos armes de chasse furent préparées15 ».
Pendant les escales, Lapérouse organisait des missions de ravitaillement en eau puisqu’elle est un besoin essentiel pour permettre la bonne santé de tous les membres de l’équipage. Les deux frégates récupéraient généralement de l’eau dans des barriques d’eau juste après un repérage des ruisseaux dans l’île près de laquelle elles mouillaient. Cependant, les hommes devaient faire attention à l’eau qu’ils prenaient car, dans certains cas, elle pouvait être de mauvaise qualité comme à Macao où l’eau récoltée provoqua la dysenterie. Le bois est également un produit précieux. Il permet de réparer les navires, de faire cuire les aliments impossibles à manger crus, comme la viande, mais sert également à la distillation de l’eau de mer.
Plus généralement, ces ravitaillements posent quand même des soucis aux marins : en effet, il faut prévoir à l’avance ce que l’on va prendre sur le bateau et en quelle quantité pour pouvoir tenir jusqu’au prochain ravitaillement, en sachant que la durée moyenne entre chaque ravitaillement est d’environ 70 jours. Mais se pose également la question du prix : en effet, dans certains pays les produits sont très chers.
1 Bérard P., Le voyage de La Pérouse : itinéraire et aspects singuliers. Albi, Un autre reg’art, 2010, p. 48.
2 Lutton C., Sur les traces de Lapérouse au large de Vanikoro : apport de l’odontologie légale aux fouilles archéologiques, Nantes, 2007, Université de Nantes, pp. 161-170.
3 Marge J-F., Apparition des chirurgiens dentistes dans la Marine, XVIIIe-XIXe siècle, Thèse d’exercice, chirurgie de Nantes, 1993.
4 Bérard P., Le voyage de La Pérouse : itinéraire et aspects singuliers. op. cit.
5 Association Salomon, … A-t-on des nouvelles de Monsieurs de Lapérouse ? p. 164
6 Association Lapérouse, Le mystère Lapérouse, ou le rêve inachevé d’un roi, Paris, Ed. De Conti, 2008, p. 70.
7 Houzel G.,Vayssières J.-J., Des nouvelles de Monsieur Lapérouse, Grand Sud, 2011, p. 11.
8 Taillemite É., Les découvreurs du Pacifique : Bougainville, Cook, Lapérouse. Paris, Gallimard, 1987, p. 78.
9 Bougainville L.-A., Voyage autour du monde, Gallimard, Folio Classique, 2006.
12 Lapérouse, Voyage autour du monde sur l’Astrolabe et la Boussole (1785-1788), p. 48.
13 Labillardière, Relation du voyage à la recherche de Lapérouse, volume 1, p. 31.
14 Lapérouse, op. cit., p. 128.
15 Lesseps, Voyage de Lapérouse,1831.