Tata a déraillé

Lilo Qasse adorait parler.

Mais ce qu’elle adorait encore plus, et par-dessus tout, c’était de parler durant les repas de famille.

Ces longs moments justement détestés par la plupart des gens, surtout lorsqu’on avait une Lilo Qasse à la table… Elle causait, déblatérait ! Au bout d’un moment, toute la maison lâchait. Lilo discutait seule, au bout de la table… Elle apercevait, de temps à autres, leurs yeux de poissons morts remuer pour pister qui s’en allait fumer.

Et ça, Mademoiselle Pipelette le savait très bien.

Les repas de famille étaient la parfaite occasion pour elle de raconter tout ce qu’elle voulait. Et ce, ponctué de quelques expressions que ses proches imitaient sans réfléchir, pour faire mine d’en avoir quelque chose à faire.

Alors, lorsque le dixième anniversaire de son neveu arriva, là, elle se lâcha.

Elle était déjà partie depuis quelques minutes, que tout le monde la fixait déjà avec des yeux vitreux. On pensait à bien autre chose, tandis que Lilo reprit une inspiration qui en fit bailler d’autres.. et elle continua :

– Ah ! et puis, j’ai une nouvelle à vous annoncer ! Bon, je sais que ça fera pas l’unanimité.. Mais vous vous souvenez de mon patron au gros nez ? Cette enflure qui a refusé de m’augmenter ? Vous vous souvenez ? questionna-t-elle en hochant la tête, qui créa un effet miroir immédiat sur son auditoire.

Un gloussement lui échappa.

– Eh ben, je l’ai tué ! Oui oui, cet ubuesque personnage. Ubu Roi Tout Gras, comme on l’appelait ! Je lui ai coupé le sifflet ! Oh la la, j’y suis pas allée de main morte, en plus.

Son rire en tira d’autres parmi l’assemblée, plutôt lasse et déconnectée.

– Un crime parfait ! Oh, vous auriez dû voir. Au départ, je pensais lui écrabouiller la cervelle avec une cucurbitacée énorme du jardin de madame Moire. Vous savez, ma voisine qui nourrit les écureuils ? Bref. Ils n’étaient pas assez durs à mon goût, alors j’ai opté pour une brique rouge du chantier d’à côté. Je l’ai ramassée, et une fois au bureau, j’ai serpenté entre mes collègues affalés en rang d’oignons devant leurs ordinateurs. Je suis entrée dans le QG du big boss et, ah! ça tombait super bien, il était de dos, cet enfoiré !

Son exclamation en fit se redresser trois, qui hochèrent leur tête mollement.

– Il était trop occupé à gober son sandwich Franprix pour me remarquer, alors je me suis approchée en m’exclamant : Eh ! Ducon ! Puis, lorsqu’il s’est retourné… vous vous doutez de ma cible : j’ai visé droit dans son bulbe chauve et brillant, et je le lui ai é-cla-té ! J’ai hurlé d’une voix gutturale, tel le tyrannosaure de Jurassic Park, quand il m’a regardée d’un air outré. On pourra pas m’empêcher d’avoir essayer de le prévenir ! Ah ! Et puis cet idiot a fait tomber son PC dans la volée ! Quelle galère… dit-elle, cette fois, en secouant sa tête d’un air désapprobateur.

Alors, tout naturellement, les personnes attablées froncèrent tout autant les sourcils, et certains même ajoutèrent, au hasard : « Ça n’a pas dû être facile… »

– Ah ça non, les plombs ont sauté, lorsque son sang a coulé sur la prise ! Vous imaginez ma surprise ? Mais bon, c’est pas moi qui paye la facture d’électricité, alors pour ce que j’en ai à cirer… Enfin voilà, une fois que je lui ai démoli sa gueule de pamplemousse, bien recouverte d’un beau rouge coquelicot, j’ai décidé de le jeter par la fenêtre.

Cette fois, elle fixa droit dans les yeux son frère aîné, qui se sentit obligé de répondre d’un « Mais non ! » tout à fait étonné. Satisfaite, elle sourit et continua :

– Eh ouais ! Il m’en a fallu de la force, pour soulever cette foutue baleine. Il me les aura brisées jusqu’au bout, celui-là ! Mais bon… Une fois tombé, son poids l’a fait rouler sur la pente, droit dans la rivière ! Qui sait, on finira peut-être par le repêcher à l’épuisette ? Il en faudra une extra-large, cela dit… Ah ! et je conseille aux enquêteurs d’engager un cryptozoologue pour le reconnaître ! Sauf que d’ici là, moi, je serai déjà à Pétaouchnok, reconvertie comme cultivatrice de chardons… J’y ai longuement réfléchi, vous savez ? Qu’est-ce que vous en pensez ?

Cette fois, ce fut sa mère qui s’exclama d’un air ravi tout à fait factice:

– Tout ce que tu fais est merveilleux, ma chérie ! Je suis sûre que ça se passera très bien !

– Oui, je pense que tu as raison ! On sera loin mais… Je n’aurai qu’à lever les yeux vers le ciel pour penser à vous et me dire qu’après tout, on regarde tous le même firmament ! dit-elle, s’autorisant une pause pour s’affaler sur sa chaise, Aaah, vous n’imaginez pas à quel point je me sens plus légère, ça m’a soulagée d’un sacré poids !

Son soupir d’aise poussa le reste de la table à l’imiter, de beaux et larges sourires contentés sur les lèvres. Tout cela sous le regard médusé de Mathéo, dix ans, désormais traumatisé.

Esprit