Un jour de janvier 2037 à Albi, Place de Verdun.
Au commencement de cette nouvelle journée d’hiver, les sirènes retentissent. Ce sont celles que, naguère, on entendait seulement le premier mercredi du mois . Cette mélodie instrumentale se mêle au tintement des cloches de la colossale cathédrale Sainte-Cécile, donnant une impression de désordre organisé. Tous les matins, à l’aube, un convoi d’enseignants-chercheurs et d’étudiants, dont je fais partie, marche le visage tendu en direction de l’Uniserne Champollion. Uniserne ? Université et caserne, rien de très sophistiqué…
Elle est défendue par des gardiens de la paix, mais ceux-ci n’ont rien à voir avec ces policiers subalternes de l’époque placide. Ils sont vêtus de noir et de blanc, symbole de combativité et de paix. Nous les saluons d’un geste de la tête. Au portail de l’entrée principale, ils nous scrutent à la manière d’automates, la percée de leurs regards semblable à un laser. Ils sont femmes et hommes, leurs pas sont appuyés par le poids de leurs rangers sur lesquelles tombe un large pantalon, dit “cargo”, avec une diversité de poches, qui leur donne un côté aventurier. Leur taille est parée d’appareils en tout genre, du talkie-walkie satellite au semi-automatique en passant par la lampe-torche solaire. Le tout dissimulé sous une veste tactique, elle-même recouverte d’un gilet pare-balles. Celui-ci est orné d’un écusson avec l’inscription “Armée Alba” accompagnée d’une illustre colombe ivoirine. Leur visage est couvert d’une cagoule ou d’un foulard, laissant juste entrevoir leurs yeux ou montures à infrarouges, les rendant obscurément anonymes. Le haut de leur crâne est, lui, armé d’un casque muni d’une discrète lampe frontale.
Passé le contrôle au portail, les hauts remparts de pierre couronnés de barbelés sont paradoxalement rassurants. Les visages se dénouent, un sentiment d’unité totale nous porte. Depuis le prélude de la guerre, l’édifice, anciennement caserne militaire, a pour ainsi dire repris son activité originelle, ou presque. L’Armée Blanche n’est pas la police, la gendarmerie ou l’armée française, pas complètement. Lorsque les esprits s’affolaient aux prémices de la guerre, l’appétence belliciste était présente seulement chez une minorité de Français. C’est ainsi qu’un groupe de “rebelles”, comme nous sommes désignés par les représentants de l’État, s’est étendu au deux tiers des habitants n’ayant pas voulu entrer en guerre ; les autres déserteurs sont portés disparus, morts ou exilés. Beaucoup de membres des forces de l’ordre, de militaires, de médecins, d’avocats, et de pompiers ont rejoint ce mouvement dont, à leurs débuts, on surnommait les membres “les ombres blanches”. De cette manière, la population en France qui devait faire bloc face à l’ennemi s’est alors divisée en trois : les traîtres qui se sont ralliés à la Russie et à la Chine, les combattants fidèle de l’État français, et l’Armée Alba. Mais si l’objectif de l’Armée est bien la paix, elle participe, nous participons activement à la guerre involontairement… le paradoxe.
Au sein de l’Uniserne, les extérieurs enherbés sont transformés en potagers pour nous nourrir, et les zones bétonnées en terrains sportifs ou en parcours de combat et d’entraînement à la survie. Les enseignants en sciences de la terre et leurs étudiants ont pour rôle l’entretien des espaces verts, mais aussi et surtout l’enseignement de techniques de survie dans la nature, la reconnaissance des végétaux, des plantes, pour se sustenter ou empoisonner. L’IFSI est réquisitionné en tant que dispensaire, il est géré par les étudiants et enseignants infirmiers et collabore étroitement avec les physiciens et biologistes du bâtiment Émile Borel pour la confection de remèdes ou d’armements bactériologiques. En parallèle, les physiciens et informaticiens du bâtiment multimédia travaillent ensemble pour élaborer des systèmes électroniques et mécaniques pour le dispensaire et le combat. En compagnie des armuriers de l’Armée Blanche, ils aident également à l’entretien des armes.
J’adore cette unité technique de l’Uniserne qui supplée le quartier stratégique et opérationnel, dont je fais partie, et qui est principalement installée dans le bâtiment Jean-Jaurès. Ici, plusieurs disciplines se mêlent pour permettre à l’Armée Alba de progresser dans le combat pour la paix, toutes les décisions opérationnelles et stratégiques y sont prises. Étudiants, juristes, enseignants et avocats étudient le droit et les lois en temps de guerre, et aiguillent les membres du Conseil Décisionnaire. Les historiens et les géographes travaillent de pair pour étudier l’avancée politique et géographique des différentes alliances et groupes armés. Les sociologues et psychologues complètent ce binôme disciplinaire en éclairant le Conseil sur les mouvances collectives et sociologiques et leur possible évolution. Ces informations sont cruciales pour l’élaboration de stratégies d’opérations. Pour se renseigner, certains étudiants ont rejoint le groupe tactique de l’Armée Blanche, qui se sert du savoir les informaticiens et physiciens pour récolter des informations sur le terrain avec des drones ou différents engins dits “d’espionnage”. Les étudiants et enseignants des sections Lettres et Langues ont la communication pour rôle primordial, en coopération avec le Conseil ils échangent avec les autres Unisernes, et jouent aussi le rôle d’interprètes pour le dialogue avec l’ennemi ou l’analyse d’enregistrements et d’écrits. Tous les membres de l’Uniserne parlant les langues des nations impliquées dans la guerre donnent des cours aux enseignants, soldats, gardes et étudiants. Les littéraires ont pour mission particulière de figer le temps en retranscrivant l’histoire présente, les réunions du Conseil et les communiqués officiels et officieux vers l’État ou l’ennemi.
Le Conseil Décisionnaire se réunit tous les trois jours dans le plus grand amphithéâtre de l’Uniserne, situé dans le bâtiment Jean-Jaurès, il accueille les enseignants, étudiants et membres de l’Armée Blanche les plus expérimentés, accompagnés des référents de chaque discipline qui communiquent leurs informations et avis lors des briefings. Le Conseil Décisionnaire est aussi réuni à chaque opération majeure, comme pour l’attaque d’un camp ennemi ou lors d’événements critiques.
L’alarme retentit une deuxième fois, nous nous réfugions dans un bunker sous le dispensaire, construit au début de la guerre. Le plafond et les murs oscillent, des grondements venus du ciel se font entendre, puis s’ensuivent des sons semblables à des déflagrations, des détonations, le sol vibre violemment, nous retenons tous notre souffle et fermons les yeux. Des bourdonnements envahissent nos oreilles, c’est fini, le silence règne un temps, le temps d’être sûr d’être en vie.
Il y a quelques blessés légers, mais rien de grave cette fois-ci. Bloup, un son à la tonalité semblable à une élémentaire notification de smartphone nous remet en mouvement. A l’unisson, nous regagnons nos postes et nos occupations. Je me dirige vers la salle 107 du bâtiment Jean-Jaurès, elle est pleine, je m’apprête à suivre un enseignement intitulé “Manipulation & Persuasion”. Nous sommes tous et toutes étudiants de psychologie ici, mais suite à ce cours nous serons missionnés pour la transmission de ces savoirs aux équipes de terrain et de communication.
Dilith, section Lettres