Imagine seulement

Un jour, j’ai donné cette lettre à quelqu’un, et avec cette lettre, un livre. Il n’avait qu’une seule règle : l’abandonner. Qu’il en fasse le deuil ou qu’il s’en réjouisse, il devait le céder à quelqu’un qui, à son tour, devrait le remettre à un autre.

Ceux qui recevront le livre d’une main humaine seront chanceux. Pour eux, l’un de ses propriétaires aura un visage et une voix. Pas besoin de chercher des réponses à l’intérieur des pages. Mais ceux pour qui le mystère restera entier auront du mal à s’en remettre. Presque forcés de dévorer mots et lignes, pour rassasier leur curiosité.

Une malédiction ? De toi à moi, nous ferions de bien mauvais mages. Je n’ai pas vu de magie depuis que j’ai quitté l’enfance. Elle s’est perdue dans la déception de découvrir ce qui est sous le sable, dans le mépris pour ces tonnes de béton qui font fondre la neige, comme ces filets de pêche qui remontent des monstres, plutôt que des sacs en plastique.

À moins que tu n’estimes que ça en vaut la peine, renonce à chercher la trace du livre. Ne tente pas de savoir qui décide maintenant de son destin, ni si, par hasard, il est revenu à l’endroit où il prenait la poussière.

Glissé dans des boîtes aux lettres ou dans un sac, laissé dans les bus ou les trains, emporté après un rendez-vous, partagé entre famille et amis, c’est des terres et des plaines qu’il va parcourir. Si tu lis cette lettre, c’est sans doute déjà le cas.

Je sais, qu’un jour, le fil va se rompre. Que ce livre terminera sa vie dans une décharge, trop abîmé d’être malmené. Qu’il pourrait pourrir, imbibé de froid et de pluie, sous un abri-bus. Et si malgré tout, il survit plus longtemps que ce que la raison voudrait que je croie, qu’il soit encore lu, jusqu’à ce que les pages s’en détachent, qu’il soit encore là après la montée des eaux et le feu sur le monde – qui sera la dernière personne à qui il appartiendra ?

Imagine seulement.

Eli