Dans la tempête

Un homme avançait péniblement au cœur de la tempête de neige. Le bras en guise de visière, il était témoin du déchaînement de la nature dans un tourbillon blanc opaque, et seules se dessinaient dans son sillage les silhouettes de quelques pins gris aux couleurs d’ébène. Ses jambes s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans cette immense mer d’ivoire, et chacun de ses pas semblait plus difficile que le précédent. Il ne pouvait cependant pas arrêter sa fuite en avant. Il ne le devait pas. Il devait avancer quoi qu’il arrive, le plus vite possible. Sinon, il le rattraperait.

En entreprenant un nouveau pas, il posa son pied sur un tronc d’arbre couvert de verglas, dissimulé sous l’épaisse couche de neige, et glissa, trébuchant vers l’avant de tout son poids. Soudain, une détonation. Au milieu du vacarme de la forêt retentit le hurlement d’un fusil de chasse, dont le plomb le loupa de peu et s’enfonça dans les entrailles de la terre. Il se retourna, paniqué, et scruta le paysage dans toutes les directions, mais bien qu’il ne l’aperçût pas, l’homme savait qu’il l’avait retrouvé, et qu’il voulait le tuer.

Il s’empressa de se relever et s’enfuit, conscient que sa chute maladroite venait de lui sauver la vie pour les cinq secondes à venir. Dans la précipitation, il fit de grandes enjambées laborieuses, risquant à plusieurs reprises de se prendre les pieds quelque part. Une deuxième détonation. La balle l’aurait touché en pleine tête s’il n’était pas passé devant un arbre à ce moment-là. En regardant sur le côté, il le vit. Le traqueur, caché derrière un pin. Il était grand, vêtu d’une veste blanche qui le camouflait dans la tempête, rechargeant son arme avec dextérité, sans le moindre mouvement superflu. Mais son visage n’était pas visible, il portait un masque le recouvrant entièrement.

Le fugitif ne le considéra pas plus longtemps, car son poursuivant s’était repositionné et le visait. Sentant la mort arriver, il reprit sa course folle pour échapper à son sort funeste. Son bourreau ne perdit pas un instant et se remit à ses trousses. Il se déplaçait bien plus rapidement et avec bien plus d’agilité que sa proie, qui peinait à s’échapper. Arrêt. Troisième détonation. Le chassé sentit le souffle chaud de la balle frôler son visage et manqua de tomber une nouvelle fois à cause de la peur. Il parvint néanmoins à rester sur ses appuis et continua à fuir. Il courut le plus vite possible, mettant tous ses muscles à contribution pour la garantie de son salut. A moitié aveuglé par les rafales glaciales qui l’assaillaient, il se dirigeait vers l’inconnu.

Il sentit alors une douce chaleur descendre le long de son bras droit, une sensation agréable, presque réconfortante dans ce froid infernal. Puis, du plus profond de sa gorge, il poussa un gigantesque cri de douleur. Car il n’avait pas entendu la quatrième détonation, dont le crachat était venu se ficher dans son épaule et lui déchirer la chair. Le sang coulait à une vitesse affolante. Sa manche, qui était d’une blancheur immaculée il y a peu, se retrouva imbibée de rouge écarlate. Il pressa de toutes ses forces la blessure à son épaule avec sa main gauche pour retarder l’hémorragie, mais le sang continua de filer entre ses doigts, et se répandit partout sur le sol enneigé.

Haletant, blessé et terrifié, il se démena comme il put pour affronter le blizzard et échapper à son agresseur. Mais il devait se rendre à l’évidence, il n’avait pas l’ombre d’une chance de s’en sortir, aucune échappatoire ne semblait s’ouvrir à lui. Et puis… Cinquième détonation. Il s’effondra sur le sol, en hurlant de tous ses poumons. Le tir l’avait atteint à la jambe gauche, la douleur était telle qu’elle le pliait en deux, il s’était recroquevillé sur lui-même en pressant des mains sa seconde blessure. Malgré la douleur qui le paralysait, il se mit à ramper. Il laissait sur son passage des traces de sang qui se noyaient dans la neige, un coup de pinceau éphémère sur une toile vierge. Sachant qu’il n’en avait plus pour longtemps à vivre, il rassembla toutes ses forces, traîna son corps meurtri vers l’arbre le plus proche et s’adossa contre son tronc.

Comme si le destin souhaitait se moquer de lui, la tempête commença à se calmer. Les yeux entrouverts, il observait la forêt qui se révélait peu à peu devant lui, à la recherche du tueur sans visage. Il examina chaque parcelle qui se trouvait en face de lui, mais les seules choses qu’il arrivait à voir étaient les pins gris qu’il distinguait plus clairement, le sang que l’ouragan avait déjà partiellement recouvert, et l’infinité blanche qui l’entourait. C’est alors qu’il entendit un faible bruit. Un bruit régulier et qui devenait de plus en plus fort. Du blizzard sortit le traqueur qui avançait vers lui, un fusil à la main. Il faisait craquer la neige sous ses pas, et comme si l’homme à terre lui avait déroulé le tapis rouge, il marcha sur la traînée ensanglantée et s’arrêta devant sa proie. La traque était terminée.

Un sentiment de terreur pure s’empara du blessé à la vue de celui qui l’avait pourchassé. Une peur primitive, de celle qu’on ne ressent que lorsque l’on se retrouve confronté à sa propre mort. Les larmes lui montaient aux yeux. Il ne voulait pas, il ne voulait pas mourir ici. L’homme masqué le fixait, immobile. Il devait mesurer dans les un mètre quatre-vingt dix, et une solide musculature se dessinait sous son ample manteau blanc. Bien qu’il fût lui aussi pris dans la tempête, ses vêtements n’avaient pas la moindre trace de boue ou de neige, comme s’il était passé au travers de ces bourrasques incessantes. Une aura de puissance presque palpable se dégageait de cet être, une puissance assurée, contrôlée, et maîtrisée. D’un geste lent et fluide, il leva la main droite et la porta à son masque, puis le retira.

L’homme blessé hoqueta, sous le choc. Le visage qu’il avait devant les yeux, il le connaissait bien. Très bien, même. Parce que ce visage, c’était le sien. De beaux yeux bleus, des cheveux blonds frisés, des sourcils acérés, un nez extrêmement droit, des lèvres blanches et rondes, et des traits d’une grande finesse. Pour autant, ce visage terriblement familier lui paraissait à la fois terriblement différent. Ses yeux étaient plus clairs et pénétrants, ses boucles de la couleur de l’or, ses sourcils parfaitement dessinés et symétriques, son nez beaucoup plus droit, ses lèvres impeccablement hydratées, et ses traits encore plus fins que n’étaient les siens. Tout chez ce sosie avait l’air d’avoir été retouché, et amélioré. Il avait devant lui une meilleure version de ce qu’il était. Et il comprit. La personne qui se tenait devant lui n’était pas un clone ou un frère caché. Il était la personne qu’il avait toujours rêvé d’être. Une personne ayant une confiance absolue en soi, qui ne commet pas d’erreurs, inébranlable, puissante, et belle, incarnant la perfection au sens littéral. Il était une image parfaite, la réflexion idéale de son moi rêvé. Et tandis qu’il comprenait ce qu’il voyait, son reflet leva son arme et le mit en joue.

Axel