La maison est en travaux, l’extérieur paraît encore intact, l’intérieur est démoli.
Muni d’un seau, un homme se charge de jeter par la fenêtre les débris de béton. D’un simple coup d’œil, j’aperçois les murs, ou du moins ce qu’il en reste. Jadis porteurs, ils sont maintenant emportés. L’homme se décharge des gravats à chacune de ses apparitions, les laissant tomber en un nuage de poussière dans la benne d’un camion. Le chauffeur attend patiemment qu’il ait fini, que la benne soit pleine, pour s’en aller.
À ce moment-là, je la revois, leur maison, comme elle a un jour été.
Celle pour laquelle ils avaient travaillé dur et pendant longtemps. Quand Papy est rentré de la guerre d’Algérie, elle n’était encore qu’un rêve. Des années plus tard, le rêve se réalisa. La maison fut bâtie : sa véranda lumineuse, sa cuisine en faïence aux tons chauds, et sa pièce à vivre qui accueillerait tous nos repas de famille. Là, il y avait même un espace dédié pour le buffet, celui en noyer verni dont Papy parlait déjà à Mamy dans ses lettres d’Alger. Mais moi, j’ai toujours bien aimé le jardin, la balançoire, la piscine où de petites brasses deviendraient grandes.
Je dois l’avouer, les murs ont commencé à se refermer quand Papy est décédé.
Papa laissait la fenêtre ouverte quand il allait voir Mamy, comme par espoir que les souvenirs trop lourds s’enfuient. Mamy restait à sa table de cuisine, je la trouvais souvent endormie, tête reposée sur les mains. Quand j’y pense, on aurait dit qu’elle priait, on sait tous ce qu’elle aurait souhaité. « C’est pas juste qu’il soit parti en premier. » Perdre son mari, ça doit faire l’effet d’un match nul, personne ne gagne, mais la partie est finie.
À cette époque-là, n’empêche, la maison avait encore beaucoup à offrir.
Des samedis passés côte à côte, main dans la main, ou yeux dans les yeux. Des discussions sans fin, parce qu’elles n’en avaient pas besoin. De vraies pipelettes. Mamy aimait bien ça, les mots, elle les écrivait à l’occasion, elle les chantait tout le temps. Un chant parfois triste, comme pour recouvrir le silence assourdissant d’une maison maintenant immense. Plus souvent, un chant plein d’espoir, de vieux rêves qui avaient subsisté. « Tu sais, si j’avais pas rencontré ¨Papy, je serais devenue chanteuse. » Sans l’ombre d’un doute. Après tout, quand la voix qui nous a berçait parle, on l’écoute.
Alors voilà, la maison est encore là, mais Mamy aussi a dû y aller.
Ça fera bizarre quand la lumière du salon sera allumée, j’aurai sûrement tendance à faire signe de la main, mais je ne connaîtrai plus les voisins. On pourrait croire que l’image pèse, mais la maison où j’ai grandi n’est déjà plus celle-là. Elle est partie avec eux.
Avant la vente, je me suis assise dans le salon, là où le canapé avait un jour été.
Le buffet aussi s’en était allé. J’étais seule, dans une pièce bien vide, mais pleine de sens. C’est l’écho de ma propre voix qui m’a fait sentir que, moi aussi, je devais partir. J’ai refermé la porte vitrée, descendu les quelques marches que j’avais tant montées ces dernières dix-huit années. En longeant la haie qui cachait la piscine, je n’ai pas pu m’empêcher de me retourner, faire mon fidèle signe de la main accompagné d’un baiser, en direction du fauteuil d’où Mamy m’avait toujours regardée. Puis j’ai ouvert le portillon du jardin, j’ai franchi le seuil, fermé le loquet derrière moi. Juste comme ça, d’un coup de poignet, j’avais dit au revoir à ce que je connaissais, à ceux que j’aimais.
Le deuil, c’est de l’amour avec nulle part où aller.
Quelque part c’est vrai, pourtant la maison n’est pas vraiment détruite, seulement vidée du passé. Mais Papy et Mamy le savaient bien, on n’a rien sans rien. Alors, s’il faut perdre le tangible pour garder l’ineffable, je m’en débarrasse volontiers. Je garderai pour moi les réminiscences des dîners à trois, puis à deux, des fous rires sur la balançoire qui semblait me faire dépasser le toit, et le souvenir des yeux bleus malicieux auxquels je n’ai pas eu droit.
L’homme et son seau continuent, récupèrent les derniers vestiges de murs encore tapissés de papier peint, pour s’en débarrasser. Il faudra bientôt laisser le camion s’en aller, quand la benne sera trop pleine. Alors je salue le chauffeur, qui ne comprend sûrement pas. Il s’apprête à dérober les murs. Je regarde l’homme vider son seau, une dernière fois. Puis je vide mon sac, en décidant ceci :
Le deuil, c’est l’endroit où l’amour va.
emma