Cette rue renfermait les secrets de sa vie qu’elle avait oubliés. Les fissures qui s’étalaient telles des toiles d’araignées sur les trottoirs gris avaient grandi avec elle, donnant vie à des petites fleurs qu’avant elle prenait soin de ramasser pour les offrir à sa mère. Les magasins qui bordaient les rues s’étaient succédé au fil des années, se mélangeant dans sa mémoire. Elle se voyait petite, courant maladroitement devant des rangées d’ordinateurs qui, dans ses souvenirs, semblaient se transformer en une boutique de parures éclatantes. Elle se souvient de cette belle époque, qui, dans le passé, la faisait grogner tant, quand son père s’arrêtait devant les bijoux avec une pirouette dramatique, jetant des mots tels que “foutriquet !” et “olibrius !” De la fierté enfantine se lisait sur le visage de son père alors qu’elle l’entraînait loin de là en grimaçant. Il trouvait très amusant que cette rue modeste accueille une bijouterie. Elle avait essayé de cacher le dictionnaire familial, mais il réussissait toujours à le trouver et se souvenait des mots les plus étranges sans jamais se rappeler leur signification.
Elle aurait tout donné pour ressentir cette gêne, juste une fois de plus. Le gravier crissait sous ses pieds alors qu’elle avançait avec hésitation, s’arrêtant devant les tas de gravats qui lui barraient le chemin. La bombe avait explosé directement en dessous du magasin de ses parents, à sa droite. Magasin qu’elle n’osait pas regarder. Pas encore. Elle déglutit péniblement, soudain submergée par un poids énorme au fond de sa gorge. Les yeux brûlants, elle balaya les environs du regard, cherchant une touche de couleur parmi le brouillard de cendres grises qui recouvrait la rue. Là, plié et à moitié enseveli sous une épaisse couche de poussière, se dressait le panneau bleu indiquant : RUE DES. Un sourire brisé se dessina sur son visage. Oui. Oui, “Rue des”. Ça portait du sens, c’était parfait même, que “Poètes” fût effacé par cette explosion qui lui avait tout pris.
Les souvenirs affluèrent sans qu’elle le veuille, comme un raz-de-marée auquel elle ne pouvait que se résigner. Son souffle tremblait dans sa poitrine alors que son esprit la confrontait au petit magasin qu’elle ne pouvait regarder. Petite, la chaleur des marches sur lesquelles elle s’asseyait chatouillait ses cuisses, les pages jaunes du recueil qu’elle feuilletait retenaient la lumière du soleil, et les vers qui capturaient son attention la plongeaient tête la première dans un univers bucolique, où le bourdonnement des abeilles et le chant des oiseaux lui permettaient d’oublier cette petite rue qui la confinait à une vie banale. Les plumes de Baudelaire, Rimbaud, Plath et Sappho éclipsaient les cris de ses parents, qui incitaient à l’achat de leurs cucurbitacées et vacherins aux fruits de la passion tous ceux qui s’arrêtaient pour inspecter les gourmandises proposées. Il n’y aurait aucune inspection désormais. Aucun cri. Aucune blague partagée entre ses parents. Aucune insulte adressée à son frère – “Patate, va !” – qui la bousculait avec ses cannes à pêche en sortant de la maison. Il n’y aurait que le silence, assourdissant dans son entièreté, accablant et oppressant.
Elle baissa la tête, clignant rapidement des yeux. Un dégoût, une haine coagulait dans ses veines, si fort qu’il lui fallut quelques instants avant de comprendre ce qui était à ses pieds. À demi-enfoui sous un tas de cendres fines, ce qui semblait être un badge scintillait sur une bretelle de salopette déchirée. Elle se pencha pour le ramasser, l’essuyant pour découvrir un petit canoë vert sur un fond bleu. Bloquant la vague d’émotions qui menaçait de la submerger, elle l’attacha à son pull, un souvenir éternel de ce qu’elle avait perdu. Sa vie venait d’être mastiquée et recrachée. S’il y avait un Dieu, il la détestait sûrement ; qu’avait-elle fait pour mériter cela ? Pourquoi la laisser survivre alors que tout ce qu’elle aimait venait de lui être arraché ? Elle s’inscrivait désormais avec eux, les survivants anonymes d’un désastre, qui souhaitaient mourir à leur tour pour échapper à cette douleur, pour retrouver leur famille, leurs amis, leurs amants. Oui, il était tout à fait logique que cette partie d’elle-même meure lorsque l’endroit dont elle voulait tant s’échapper avait disparu. Tout comme ces poètes inconnus qui avaient donné leur nom à cette rue, elle était morte lorsqu’ils étaient morts. Elle n’avait plus de base, plus d’origines, plus rien. Le masque qui la protégeait avait disparu. Elle était poète : morte, vivante, oubliée, dont chaque journal qui voulait mettre la main sur elle se souviendrait. Et quelle histoire cela ferait.
Eleanor