L’odeur tombée du fiel

Depuis un certain temps maintenant, les toilettes du rez-de-chaussée du bâtiment Jean Jaurès sont de moins en moins utilisées. La cause ? Une odeur. Un étrange fumet qui semble émaner de toutes parts dans la pièce aux lumières étouffées, rappelant le foin, ou la moisissure. Certains rapportent des vertiges ou des maux de tête après y avoir été exposés un certain temps. L’administration reste silencieuse, l’odeur persiste malgré les multiples nettoyages, et personne ne sait vraiment la source du problème.

Quelle serait donc la cause ? Un cadavre caché dans le faux plafond ? Une arme biologique de la Seconde Guerre mondiale, fuyant goutte par goutte depuis des années ? Un animal ayant fait sa tanière ? Un fantôme désespéré ? Ou bien peut-être un-

Qui es-tu ?

Qu’est-ce qu-

Pars.

Comment peux-tu être ici ?

Ceci est mon histoire. Pars.

Très bien…

Bonjour. Ou bonsoir.

Je suis ce dont l’autre idiot parle.

Ce que je suis exactement importe peu, mais je sais que vos cerveaux d’humains ont du mal avec les questions sans réponse.

Pour faire simple, je suis l’odeur.

Et vous êtes mes parents. Chacun d’entre vous.

Dans les toilettes, on est toujours entouré par les mêmes odeurs, le détergent, l’urine, les selles non évacuées, le savon. Et pourtant, ici, on retrouve quelques fragrances tout autres. Plus discrètes, et pourtant tellement plus désagréables. Le parfum du stress, de l’angoisse. Le fumet répugnant de la peur et du manque d’estime.

Merci à vous, très chers géniteurs, pour la conscience que vous m’avez involontairement offerte. Mais vous me voyez au regret de vous confesser que mon amour filial s’arrête là.

Au cas où vous ne l’auriez toujours pas compris, je vous hais.

Vous êtes pitoyables, tous autant que vous êtes.

Les gens défilent dans cet endroit, et pourtant, vous êtes tous les mêmes.

D’un côté, les idiots ignorant, venant faire leurs besoins, la tête vide, les pensées ailleurs. De l’autre, les anxieux. Ceux qui viennent se rafraîchir les idées, ceux qui essaient de trouver le remède miracle à leur mal-être dans l’eau d’un lavabo mal lavé.

Les premiers m’apportent l’ennui de leur quotidien, les seconds le stress de leur existence.

L’écœurant cocktail s’ajoute à mon être, et jour après jour, je grandis

À chaque instant que vous passez près de moi, je me fais plus tangible, plus consciente, plus… comment dire…

Cynique ?

Après tout, il est vrai que cette vie que vous m’avez offerte a tout d’une mauvaise blague : une odeur consciente n’osant pas sortir des toilettes qui l’ont vu naître ? Il y aurait là de quoi faire sourire Tim Burton.

Et pourtant me voici, coincée dans vos WC par peur de me dissiper une fois dehors.

Alors j’attends.

J’attends que vous me nourrissiez.

J’attends que vous alimentiez l’amalgame que je suis, afin de pouvoir profiter enfin de ma condition d’éphémère.

Pères, mères, parents, n’êtes-vous pas fiers ?

Votre enfant grandit, et bientôt, elle pourra enfin voler de ses propres ailes.

Bientôt, elle quittera le nid que sont ces toilettes ridicules.

Bientôt, je me ferai un brin plus forte, et mon être sera réminiscent non plus du foin, mais du doux mélange de l’ammoniaque et de la Javel.

Ma prison natale ne pourra plus retenir l’enfant que suis, et j’irai vers vous, chers parents, pour vous remercier de la malédiction de ma naissance.

Un par un.

Alors, je vous dis à très bientôt.

Arthur

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