Désert médical

Pauvre homme au bord de la mort. Affalé sur la banquette au fond du bus, il a tout l’air d’un cadavre. Il en est un. Sa peau ferait pâlir d’envie la moisissure blanchâtre qui orne les boîtes oubliées au fond de nos frigos. Les grands cernes creusés et le teint de foie malade sous ses yeux n’en ressortent que plus. Ses lèvres sont gercées, sa peau grêlée. Même la douce odeur de savon ne suffirait pas à masquer le remugle âcre de la pourriture que sa chair dégage.

Des mèches se collent à son front poisseux. Il ne s’y intéresse pas. À vrai dire, il ne se préoccupe pas de grand-chose, sinon de ses poumons oppressés qui simulent une respiration, plus saccadée que régulière. Derrière ses paupières translucides, il n’a qu’une idée obsédante : se terrer dans son lit. Aucune lumière pour crever ses yeux, un vent froid, de l’humidité qui suinte des murs, un silence morbide : tout ça lui paraît tellement plus confortable que la chaleur étouffante du bus et ses conversations.

Quelqu’un s’assied sur le siège d’à côté, et ouvre un paquet de gâteaux. Aluminium froissé – résonne dans la tête. Biscuit émietté – gorge asséchée. Odeur sucrée, chocolat et vanille – entrailles tordues. L’homme émerge de sa léthargie. Il passe ses mains glaciales sur ses globes de poisson mort. La nourriture le répugne. Il est mal barré : c’est ce qui fait de lui un être humain vivant. Le parfum métallique, mélange de rouille poivrée et de papier vieilli, achève de le ranimer. Il se met alors à fixer ces mains inconnues, ce sont elles qui en sont imprégnées. Elles ont une belle couleur, gorgée de soleil. Leur chaleur se répand jusqu’au cœur. Comme par transparence, il peut voir le réseau de veines exploser en pétales rouges ; le sang palpite sous l’épiderme. Il n’avait jamais remarqué que les plis et les veines de la main pouvaient être fascinants. Rien à voir avec les siennes, aux ongles noircis. Est-ce que celles de l’inconnu seraient plus appétissantes que son gâteau ? Il laisse échapper un sourire, un petit rire d’outre-tombe. L’occupant du siège se tourne vers lui. Il le regarde de haut en bas, éloigne ses bras et le fusille du regard. Si ses yeux pouvaient tuer, il serait déjà mort. Enfin, mort et enterré.

Le bus s’arrête. L’homme en descend. Le sac qu’il porte sur ses épaules pend au bas de son dos comme un manteau trop grand, trop vieux et déchiré. Quand il passe le portail de la fac, le peu de conscience qu’il a arraché à coup de griffes pour arriver jusqu’ici s’effrite comme des morceaux de viande avariée. Vision – étriquée, brumeuse, laiteuse. Bruits – sourds, grésillants, intensité indécise. Tout ses muscles sont raidis par la maladie. Son pas fragile tient plus du type qui a bu un coup de trop qu’autre chose. C’est à se demander comment il fait pour rester encore debout.

Des étudiants le remarquent mais se détournent : des mort-vivants, ce n’est pas le premier qu’ils croisent à la fac, ce matin. Certains ont bien en tête quelques histoires de science-fiction, rien d’alarmant en soi. Les zombis ne sont pas réputés pour être tentés par le cerveau humain tous les quatre matins. Pour la plupart.

L’homme voit et entend une femme l’appeler. Il ne réagit que lorsqu’elle le retient par l’épaule. Ses doigts qui s’enfoncent dans des lambeaux de chair pourrie le ramènent parmi les vivants. Dégoûtée, son amie retire sa main. Laissant sa phrase en suspens, elle examine les petits filaments verts et bleus qui poussent comme des excroissances de son cou jusqu’à sa mâchoire. Elle fronce les sourcils.

« Si t’as déjà un pied dans la tombe, pourquoi t’es venu en cours ? »

L’homme observe des affiches placardées aux murs. L’une vante l’efficacité du vaccin miracle qui sauvera l’humanité de l’apocalypse zombie. Les petites lignes mentionnent que le vaccin n’a pas passé tous les tests cliniques. L’autre rappelle aux étudiants que les absences pour raison de santé doivent être justifiées par un certificat médical.

« J’ai pas de médecin, lâche l’homme. Et j’ai déjà manqué trop de cours. »

Eli