C’est grave, madame la réceptionniste ?

Annie a 56 ans et est secrétaire depuis son entrée dans la vie active. Pas toujours dans un cabinet médical, non, mais c’est le cas depuis près de dix ans maintenant. Nous sommes en octobre, la fin d’année approche, les journées raccourcissent, et l’énergie d’Annie en fait de même. Alors, quand à 17 heures, penchée sur son écran d’ordinateur, elle se rend compte qu’elle a oublié d’inscrire le rendez-vous de Benoît dans l’agenda déjà bien rempli du docteur, un soupir résigné lui échappe.

Cela fait déjà plusieurs semaines que Benoît prend rendez-vous, et est à chaque fois renvoyé chez lui parce que le docteur M. ne lui trouve rien. A la fin de chacune des auscultations, le docteur et Benoît, dépités, se disent à la prochaine, tous deux conscients qu’il y en aura une, car la cécité occasionnelle de Benoît persiste, et le docteur a atteint les limites de sa science.

C’est donc avec hésitation qu’Annie quitte son bureau et se dirige vers celui du docteur M. pour lui faire la proposition d’orienter Benoît vers un autre cabinet, un autre professionnel, qui aurait peut-être la réponse. Après tout, les trois cabinets précédents n’ont pas hésité à le faire.

L’entrevue est brève, le docteur a le regard qui flotte sur l’écran de son ordinateur, les cernes sous ses yeux semblent peser le poids de son corps. Avachi contre le dossier de sa chaise, il tourne à peine la tête vers Annie lorsqu’elle ouvre la porte, acquiesçant à ses propos, puis il fronce les sourcils. « Non, non, on le garde ici. Je vais bien finir par trouver ce qui ne va pas, dit-il. Je vais trouver », répète-t-il pour lui-même, et Annie quitte la pièce en lui souhaitant une « bonne soirée, à demain ».

C’est en pivotant pour retourner à son bureau qu’Annie le voit. Posé sur la table basse de la salle d’attente, comme s’il avait toujours été là, le livre au titre alarmant de Virulences lui saute aux yeux, et Annie s’en saisit sans même vraiment penser à son geste. Il n’y a pas de vraie raison à cela, ou peut-être s’est-elle dit qu’un tel titre, sans sous-titre, sans explications, dans la salle d’attente d’un cabinet médical, ne pourrait que mettre les patients mal à l’aise, peut-être titillant un peu trop leurs névroses. Lorsqu’elle marche vers le parking, son sac à l’épaule, veste sur le dos et écharpe autour du cou, Annie ne pense même plus au livre qu’elle a laissé sur son bureau, comme une arrière-pensée…

… qui revient au galop le lendemain lorsque ses yeux rencontrent à nouveau le titre. Il est encore tôt, Annie est une femme organisée, si elle est rentrée tard la veille, c’était pour alléger sa matinée : elle a du temps, et se saisit de l’ouvrage.

La semaine se déroule ainsi : captivée par ce recueil de maladies manifestement fictives, Annie se ménage des plages de quelques minutes dédiées à sa lecture. Elle rit, grince des dents, parfois reste de marbre face à l’absurdité de ces virus. Faire un lien entre le livre et les patients qui défilent devant le bureau de la réception est une pente glissante. Alors forcément, Annie s’y jette comme un enfant dans le toboggan dans l’espace de jeu d’un McDo : la voici détaillant les visages et manies des malades. La femme dans la salle d’attente et ses jumeaux se dandinant à s’en couper le souffle souffrent de dansomanie, c’est certain. Gérard et son teint bleui par sa grippe est atteint par la cyanopath. Un quinquagénaire est en train de suer à grosses gouttes et Annie le diagnostique instantanément : il est possible qu’il s’embrase dans les minutes qui suivent, c’est une urgence !

Et au fil du temps, les similarités deviennent troublantes. Lorsque Benoît franchit la porte du cabinet un mardi à 15 heures 30, Annie le regarde passer et ses symptômes prennent soudainement tout leur sens. Alarmée, Annie se lève, abandonnant les tâches obscures que sont celles des secrétaires, et accompagne Benoît jusqu’au bureau du médecin. Les deux hommes ont à peine le temps de se saluer lorsque le docteur leur ouvre la porte, qu’Annie se dirige déjà avec assurance vers le bureau.

« Je sais exactement quelle est la nature de votre maladie, Benoît, » annonce-t-elle en déposant son précieux recueil devant elle, et une lueur d’espoir se met à danser dans les yeux du jeune homme. Le docteur, la main toujours posée sur la poignée de la porte, regarde, abasourdi, alors que sa secrétaire prend place sur sa chaise, derrière son bureau, alors que son patient la questionne.

« Et c’est grave, madame la réceptionniste ? »

Taysa

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