La complainte de Roger

Je ne vous apprendrai rien en vous disant qui je suis, puisque vous le savez déjà, n’est-ce pas ?

Visible et invisible.

Rapide et lent.

Vivant et mort.

J’arpente ces lieux, en long, en large et en travers, je les connais mieux que personne. Ce monde estudiantin est ma demeure depuis bien plus longtemps qu’elle n’est la vôtre. Je connais chaque parcelle, chaque brin d’herbe, chaque dalle et chaque bosse.

Je ne connais pas que le gazon, non, loin de là. Je connais chacun de ces étudiants. Chacune des personnes qui font un bout de chemin de vie ici m’est familière. Que ce soit la lectrice se prélassant au soleil, ce groupe de copines qui mangent à l’ombre de mes arbres, ces délinquants avec leurs planches de skate qui déferlent sur mes allées, ou encore ces gens pressés qui foulent ma pelouse.

Piégé dans ma cage dorée, je fais le même trajet, tous les jours, et je peux vous dire que j’ai le temps de réfléchir, de penser et même de composer. Chaque instant de ma vie est chronométré, mon mouvement est quasi robotique, mes roues me guident à travers un champ de bataille, d’ordures, d’étudiants, de sacs, de vestes, de mélancolie, de routine.

Je regarde souvent, à travers les barreaux, les chanceux quitter ma maison par l’immense portail blanc, libres comme l’air. Moi, je suis condamné à vivre ici jusqu’à ce que le jardinier décide de mon sort et du moment où je pourrai prendre ma douce retraite. J’entends des gens scander pour ce temps si précieux, à quelques pas de chez moi, car ils ne veulent pas travailler plus tard, ils ne sont pas d’accord avec quelqu’un. Plaignez-vous autant que vous pouvez, moi, je n’ai pas le choix. De ma naissance à ma mort, je m’assure que l’herbe ne dépasse pas les 2,7 centimètres de hauteur. Quelle que soit la saison (notamment ce rude hiver), je serai toujours dehors, à m’assurer de votre confort, de la vue que vous aurez sur ce campus. J’en suis le gardien et le protecteur.

Alors oui, j’ai ouï dire que vous m’avez trouvé un nom, que je suis actif sur « la toile » ou « le net ». Pourtant, personne ne prend la peine de s’arrêter près de moi pour discuter. Vous m’avez humanisé, mais pas jusqu’au bout, je suis bâclé. Comme les dossiers que vous rendez à vos professeurs. Oui, j’entends toutes les conversations lors des pauses café. D’ailleurs toi, la petite brune aux lunettes devant le bâtiment JJ, ce n’est qu’une rose offerte le 14 février, Mademoiselle, t’emballe pas, il va te larguer comme ils le font chaque fois. Je suis les oreilles et les yeux de ce campus.

Le temps passe, mes roues s’abîment, ma capacité diminue, ma précision devient floue, mais ma pensée, elle, s’aiguise. En une vie, j’ai pu tellement apprendre sur l’être humain, sur le monde et même l’univers. Tout ça, c’est grâce à vous, mes petits étudiants. Vous m’avez révélé tant de secrets lors de vos pauses, que travailler pourrait presque devenir un plaisir. Je considère cette maison comme mon univers, comme ma future tombe.

Sur ce, je dois vous laisser,

Car on m’a signalé

En zone C

Des brins d’herbe démesurés.

Lisa

Laisser un commentaire