VII. Photos et dessins

            Rémy Cazals, 2021

Si la principale forme du témoignage est l’écrit, il faut aussi tenir compte d’autres moyens d’expression, plus ou moins en rapport avec du texte : dans une collection composée uniquement de photographies, on dispose quand même la plupart du temps de légendes.

            1. Quelques corpus de photos

            On ne retiendra pas ici les vues prises par la Section photographique de l’armée, les opérateurs envoyés près du front ne fournissant pas un témoignage personnel. Sur les clichés officiels et même sur les photos en général, l’ancien combattant Marx Scherer a émis une forte critique : si ses souvenirs personnels ne s’appuient pas sur des images, c’est, dit-il, parce qu’un appareil photographique n’était pas compatible avec la vie d’un fantassin ; à la place d’un Kodak, il préférait transporter une boîte de singe supplémentaire. La photo, écrit-il, « a plus servi à fixer des groupes souriants que des vues strictement militaires ». C’est exact mais, dans ses livres et ses articles, l’historien Alexandre Lafon a montré d’autres intérêts de ces fonds. Mon propos n’étant pas d’aborder le contenu des témoignages, je renvoie au livre tiré de sa thèse de doctorat, La Camaraderie au front, et à ses articles des Annales du Midi et de Matériaux pour l’histoire de notre temps dans lesquels il signale les albums privés rassemblés à la BDIC. En 2008, sur le thème « Les Français dans la Grande Guerre, nouvelles approches, nouvelles questions », le n° 91 de Matériaux… porte en couverture une photo du fonds Berthelé évoquant Craonne.

            À l’université de Toulouse-Le Mirail (aujourd’hui Jean-Jaurès)

            Le fonds Berthelé a été découvert aux Archives municipales de Toulouse par Julie Maisonhaute qui l’a analysé dans le cadre d’un Master 2. Mort de la grippe espagnole en décembre 1918, Raoul Berthelé était resté célibataire ; sa sœur ayant épousé un archiviste nommé à Toulouse, voilà l’origine du don de ce fonds contenant plus de 2500 clichés. Ingénieur chimiste dans le civil, le lieutenant Berthelé occupait le poste d’officier d’administration d’une ambulance, puis il fut affecté au service météo. À la différence du fantassin Marx Scherer cité plus haut, Berthelé pouvait transporter son équipement, deux appareils dont un à prise de vues stéréoscopiques. La qualité de son travail a persuadé l’éditeur Privat d’éditer en 2008  le livre 1914-1918, Images de l’arrière-front, préfacé par Geneviève Dreyfus-Armand, directrice de la BDIC. En même temps, les Archives municipales de Toulouse ont monté une belle exposition, déplacée ensuite dans la Marne (Centre d’interprétation de la Grande Guerre à Suippes), dans la Meuse (fort de Vaux) et dans l’Aisne (Soissons et Laffaux). Une communication de Pierre Gastou au colloque de Sorèze sur Patrimoine photographique et histoire fait le point sur la collection Berthelé et les activités organisées autour d’elle.

            Une partie significative du fonds concerne les photos prises par Berthelé à Amiens en 1915. Elles ont été redécouvertes par Louis Teyssedou, professeur d’histoire et géographie au lycée professionnel Édouard-Gand, au cours d’un travail pédagogique sur l’entreprise textile  Cosserat d’Amiens. Berthelé avait photographié des ouvrières de l’usine. Mais il avait aussi pris quantité d’autres clichés de la ville et des environs, ce qui a donné à Louis Teyssedou l’idée de les réunir en un livre pour les éditions de l’Atelier et de monter une exposition à Amiens et peut-être à l’Historial de Péronne. D’après lui, 2022 pourrait être une « année Berthelé » dans la Somme.

            C’est aussi dans le cadre d’une recherche universitaire (mémoire de maîtrise sur le capitaine Hudelle, journaliste au Midi socialiste de Toulouse) que Marie-Pierre Dubois a trouvé la collection de photos rassemblées par cet officier qui nous intéresse pour lui-même et parce qu’il était le capitaine de la compagnie où servait Louis Barthas, son ami d’enfance. Pendant sept mois, sur 80 pages du livre du caporal et 60 photos du capitaine, les deux hommes combattirent dans le même secteur de l’Artois (de novembre 1914 à juin 1915 lorsque Léon Hudelle fut blessé et évacué). Le texte de l’un et les photos de l’autre se complètent admirablement, notamment à propos des activités de travail et de loisirs au lieu-dit La Cuvette près de la fosse n° 8 de Lens. Quelques poilus identifiés dans les légendes des vues sont nommés aussi dans le récit de Barthas qui est lui-même visible sur une photo de groupe de la section du lieutenant Coll prise dans les ruines de la brasserie de Vermelles.

Un autre combattant a photographié le capitaine Hudelle en train de se faire photographier.

            D’autres étudiants de l’université de Toulouse-Jean-Jaurès ont également découvert et exploité des fonds photographiques. Le sergent puis sous-lieutenant Alfred Sarrazin a laissé peu de traces écrites de son expérience de guerre. Son témoignage repose sur 300 photos, prises depuis octobre 1914 jusqu’en juin 1916 avec un Kodak Vest Pocket. L’originalité de ce fonds réside dans sa constitution collective par trois gradés du 257e RI. L’étude en a été menée en master 2 par Benoît Sarrazin, descendant direct d’Alfred. Son mémoire de 2009 commence ainsi : « Lorsque le fonds photographique d’Alfred Sarrazin fut découvert il y a quelques années dans une malle perdue d’un immense grenier, la question était de savoir comment l’exploiter. » L’étudiant en histoire en a trouvé les moyens ; lui-même a rédigé la notice sur son aïeul dans 500 témoins de la Grande Guerre.

Dans le cas de l’artilleur Marc Valette, qui s’est fait photographier dans une tranchée baptisée « de Montauban », le témoignage écrit est très important : il s’agit d’une correspondance abondante avec sa « petite mère », déjà évoquée lorsqu’il a été question d’autocensure pour rassurer la famille. Travail colossal, les 557 lettres ont été entièrement retranscrites dans le mémoire de maîtrise de Nathalie Salvy (2004) ; 304 photos viennent compléter le témoignage. Le fonds Valette avait été découvert en Quercy par Edith Montil lorsqu’elle préparait elle-même un mémoire de maîtrise sur ses arrière-grands-parents Louis et Dalis Lamothe (2003). Cette situation illustre un aspect positif du travail collectif quand il est mené en bonne camaraderie.

D’autres situations

Le Vest Pocket de Kodak était assez largement utilisé par les gradés et aussi par quelques simples soldats, si bien qu’il n’est pas possible ici de les citer tous. Faisons cependant une place au 23e RI, désigné par Yann Prouillet comme le « régiment des photographes ». Parmi ceux-ci, Loys Roux, prêtre, pratiquait la photographie avant la guerre ; pendant le conflit il a réalisé 1547 clichés ; son frère Joseph, prêtre lui aussi, en a pris 372. « Outre ce volumineux corpus, le docteur Frantz Adam réalise quant à lui environ 600 clichés, et Joseph Saint-Pierre à peu près autant. C’est le volume photographique global le plus important d’une unité, le 23e RI, que l’on peut surnommer aujourd’hui le régiment des photographes. »

Les albums de Loys Roux sont parfaitement légendés, de même que la plupart des 500 clichés du capitaine Octave Longuet dont le petit-fils, Michel Delannoy, a publié une bonne moitié dans un beau livre. Une photo de René Paquet perdrait tout intérêt si l’on négligeait sa légende : « Soldat Latour racontant une histoire en patois. » Trouvées dans un grenier, les plaques de verre de Marcel Felser ne sont ni classées, ni légendées ; les publier entraîne le risque de surinterprétation. Les photos prises par le docteur Raymond Defaye, de Guéret, sont publiées comme en illustration des notes du front du fantassin lotois Raymond Moles, dans le livre curieux à deux entrées, Bleu Horizon. Le témoignage monumental de l’artisan parisien Gaston Mourlot, en plus des 1 880 000 signes de texte, comprend plus de 300 photos. Du musicien-brancardier Léopold Retailleau, Éric Labayle a publié les carnets, les photos et quelques dessins. Le sergent savoyard Charles Vuillermet était lui-même photographe, fils et petit-fils de photographes. On a évoqué plus haut l’important fonds de Désiré Sic mis en valeur par son petit-fils, le « passeur » Colin Miège.

Surpris à prendre des clichés, Georges Tardy, de Valence, a été puni : du génie, on l’a versé dans l’infanterie (décision intéressante en elle-même parce qu’elle montre le rapport entre envoi au feu et punition). Dans sa notice publiée dans 500 témoins de la Grande Guerre, Alexandre Lafon présente ainsi les photos de Georges Tardy : « Elles nous offrent aujourd’hui le « regard » singulier de ce témoin, hors du cadre formel et contrôlé des productions de la Section Photographique des Armées. Ainsi en est-il de ces clichés de soldats allemands marchant à découvert entre les deux lignes, regardant les soldats français eux-mêmes sortis des tranchées. » On trouve une photo identique dans le livre du médecin Paul Minvielle publié par son fils qui nous informe que L’Illustration l’a donnée dans son numéro du 15 janvier 1916. Les Français sont debout sur le parapet, au premier plan ; des dizaines d’Allemands aussi, à vingt ou trente mètres. Il existait un deuxième cliché, une photo de groupe, Français et Allemands amicalement mêlés ; elle n’a été publiée qu’en 2004 par le fils de l’auteur. Le servant de crapouillot Pierre Waline, pour la même période de décembre 1915, écrit que la boue conduit à cesser les tirs et ajoute : « J’en conserve de curieuses photographies. » Celles-ci ne semblent pas avoir été publiées, ni à l’époque, ni depuis. Quant au jeune fantassin Charles Gaillard, qui s’est fait envoyer un Kodak par ses parents, un camarade lui annonce au petit matin, le 5 avril 1915 : « Viens donc voir les boches ! » Ils sont debout sur leur parapet et font des signes amicaux ; les Français répondent de même. Charles précise : « Il est regrettable qu’à ce moment mon appareil [photographique] n’était pas armé et qu’il ne faisait pas assez jour ! » Il doit donc se contenter de dessiner la scène. Dans sa lettre, il poursuit : « J’ai reçu, hier, les deux colis de produits photographiques. Je me suis fait un cabinet noir dans une cave de notre cantonnement. »

On a cité plus haut le cas d’une photo envoyée à un périodique illustré. Cette presse était friande de clichés authentiques car pris sur le front par des poilus. Cette pratique étant rémunératrice, les soldats pouvaient être tentés de composer des images émouvantes mais peu « authentiques ». Une étude systématique pour les débusquer serait difficile, mais sans doute éclairante. Car, si l’on peut livrer au public de faux témoignages écrits, il en est de même pour la photo et à plus forte raison pour la carte postale.

L’utilisation des cartes postales par les témoins

Le début du XXe siècle ayant été l’âge d’or de la carte postale, les combattants pouvaient en trouver de nombreuses dans les bazars ou les épiceries des villages où ils venaient au repos. Elles représentaient les rues, maisons, églises, cafés des localités. Pendant la guerre, l’armée fournissait aussi des cartes à l’effigie de Joffre et décorées des drapeaux des nations alliées. Des millions de cartes postales patriotiques sortirent des studios parisiens, en l’honneur de l’armée française, des Alliés, du courage, ou dénigrant Allemands, Autrichiens et Turcs. Les thèmes de cette propagande prolifique peuvent être rassemblés en quatre idées fortes : 1) L’ennemi est cruel ; 2) Mais il est ridicule ; 3) Nous avons le droit pour nous ; 4) Et nous sommes les plus forts. Toulouse a également eu ses producteurs de cartes représentant le départ des régiments, le passage des « Hindous », l’arrivée de prisonniers allemands, etc. Des maisons d’édition y ont réalisé aussi des cartes patriotiques, des caricatures des ennemis, la représentation des grands chefs militaires en joueurs de rugby de « la grande équipe du Midi ». L’éditeur Laclau présente ainsi à ses clients l’esprit de sa collection de cartes dessinées : « Elles sont destinées à entretenir chez nos soldats pendant et aussi après la Guerre la haine de l’ennemi héréditaire allemand. » Les autres pays faisaient de même. Thierry Hardier possède une riche collection de cartes postales allemandes, publiées en partie dans son grand livre de 2021, Traces rupestres de combattants. Irene Guerrini, Marco Pluviano et Fabio Caffarena ont participé à la présentation de la formidable Collezione di cartoline della Grande Guerra au Musée Francesco Baracca de Lugo, catalogue publié en 2015 à Bologne.

Les contemporains disposaient donc de corpus très importants. Ils les ont largement utilisés en envoyant ces cartes à leur famille puis en collant certaines dans leur témoignage écrit lors de la « mise au propre » dont nous avons déjà parlé. Le Breton René Abjean a envoyé 700 cartes à son épouse et à ses enfants, constituant ainsi ce qu’il désigne comme « notre collection de cartes postales ». Le Lotois Abel Basset choisit d’écrire à sa famille au dos des « belles images » qu’il peut se procurer. En mettant au propre ses notes du temps de guerre, le menuisier audois Joseph Madrènes, embarqué sur un torpilleur, colle sur le gros registre quantité de cartes postales représentant des navires, des vues portuaires, Messine ravagée par le tremblement de terre de 1908, l’île de Milo (le commandant de bord précise à l’équipage qu’il s’agit du pays de la Vénus). Nous savons que les soldats ne devaient pas indiquer où ils combattaient. Sur certaines cartes représentant tel village, la légende de localisation avait été caviardée ; Lucien Lanois en a envoyé chez lui et a rétabli le nom des villages, vraisemblablement lors des permissions ou après la guerre. Quant à l’instituteur tarnais Adrien Amalric, il a été heureux d’envoyer à sa sœur une carte postale de Valmy, le jour anniversaire de la bataille de 1792. Les anciens écoliers aussi se souvenaient de cet événement. Louis Barthas a illustré ses cahiers de trois cartes postales de Valmy (et encore deux de la bataille de Crécy).

Connaissant de première main le témoignage du caporal Barthas, je peux donner ici une statistique à propos de l’illustration de ses 19 cahiers. Sur un total de 333 documents, on compte quelques coupures de journaux et surtout 309 cartes postales. Quand il ne trouvait rien d’autre, il envoyait des cartes patriotiques, 16 au total, dont une détournée. Mais il préférait se procurer les vues de villages prises avant la guerre (194 cartes) ou pendant la guerre, plus ou moins en ruines (85). Certaines sont personnalisées : « Cabane où je loge » ; « Voilà le charmant pays que nous habitons en compagnie des Boches, des poux et des corbeaux » ; « Il ne reste plus rien de ces maisons ». Une légende vengeresse accompagne la carte patriotique représentant les combats du printemps 1915 comme une grande fresque napoléonienne : « Voilà comment le peuple trompé se figurait une bataille. » Plus tard, de passage à Paris, en permission, il s’est procuré une carte illustrée par le dôme des Invalides ; la collant sur le 19e cahier, il ajoute : « Je visitai ce Palais élevé à la gloire du militarisme ».

La personnalisation des cartes postales disponibles dans le commerce est un aspect intéressant du témoignage. Léopold Noé a acheté une carte patriotique. Elle représente un figurant habillé en bleu horizon, armé et casqué, posant devant un décor peint qui cherche à évoquer le champ de bataille. Mais ce faux poilu photographié dans un studio parisien porte des bottines peu faites pour la vie des tranchées. La carte postale avait pour légende : « Bon souvenir ». Léopold a gratté le mot « Bon » et l’a remplacé, à la plume, par « Mauvais », tandis que son texte, au dos, était une virulente condamnation de la guerre, adressée à son fils. Des cartes invitaient à souscrire aux emprunts de la Défense nationale. Delphin Quey en a envoyé une à sa famille en ajoutant une négation qui donnait : « Souscrivez pas ». Le même Savoyard et l’Ariégeois Maurice Armengaud ont transformé le slogan patriotique « On les aura » en « On les aura pas ». Cela rappelle la litanie dans le témoignage écrit de Bertrand Vonet : « On les aura… les pieds gelés » ; « On les aura… les poux dans la chemise » ; « On les aura… les jambes coupées » ; « On les aura ? Mais si c’est quand tout le monde aura la gueule cassée, ce n’est pas la peine ».

Une carte postale dessinée représente une caricature de Guillaume II en position belliqueuse, moustaches arrogantes, annonçant, comme s’il était Napoléon : « Et maintenant, faites donner la vieille garde ! » S’avancent vers lui quelques vieillards portant casque à pointe, estropiés, aveugles, et même un cul-de-jatte. La propagande patriotique est évidente (thème général : l’ennemi est ridicule). Mais, en l’envoyant à sa femme, le soldat Louis Faury écrivait au dos : « Et tous ces vieux briscards allemands viennent te dire que je jouis d’une parfaite santé, et moi-même vous en souhaite de même. Ah, chère épouse, si on avait à faire avec des adversaires comme ci-dessus, la guerre serait vite finie ! Mais le bluff est toujours représenté. Et cette Paix, quand la Providence nous l’apportera-t-elle ? La permission avance. En attendant de vos bonnes nouvelles, je viens vous embrasser fort à tous. » (Carte publiée dans Années cruelles en 1983.)

Ouvrages utilisés :

– Alexandre Lafon, La Camaraderie au front, Paris, Armand Colin, 2014.

– Alexandre Lafon, « Autour de la pratique photographique au front. Étude de la collection d’Henri Despeyrières », Annales du Midi, n° 275, 2011, p. 391-408.

– Alexandre Lafon, « La photographie privée des combattants de la Grande Guerre », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, juillet-septembre 2008, p. 42-50.

– Pierre Gastou, « Le fonds Faucher-Berthelé », dans « Patrimoine photographique et histoire », Midi-Pyrénées Patrimoine, hors série n° 1, juin 2010.

– Sur les cartes éditées à Toulouse, voir les deux livres publiés par les Archives municipales : Toulouse, 1914-1919, cartes postales photographiques de guerre (2008) et Drôle de guerre !? Catalogue des cartes postales dessinées éditées à Toulouse 1914-1918 (2014).

Sources :

-Dans 500 témoins, notices Berthelé, Hudelle, Barthas, Sarrazin, Valette, Lamothe, Roux, Adam, Saint-Pierre, Paquet, Felser, Defaye, Moles, Mourlot, Retailleau, Vuillermet, Sic, Tardy, Minvielle, Waline, Gaillard, Abjean, Basset, Madrènes, Amalric, Noé, Quey, Vonet.

-Sur le site du CRID, notices Scherer, Longuet, Baracca, Lanois, Armengaud.

            2. Dessinateurs, peintres, sculpteurs

            Les cahiers du caporal Louis Barthas sont illustrés de nombreuses cartes postales qu’il avait achetées. Ils le sont de façon indirecte par les photos de la collection du capitaine Léon Hudelle, et encore par les dessins d’un troisième combattant audois, le sergent Pierre Dantoine.

            Ceux qui ont exprimé leur témoignage par le dessin

            Prenons Dantoine, justement. Né à Carcassonne en 1884, il est mobilisé au 272e RI et connait bien la vie des tranchées et des cantonnements. Il a publié une partie de ses dessins de guerre en 1932 (réédition intéressante en 1987 par la FAOL). La boue, les gaz, les abris, les bombardements, le sol constellé de débris de fusils et de baïonnettes, de cadavres de rats et de boites de singe vidées : l’ensemble des dessins de Dantoine fourmille de détails finement observés. Le dessinateur a ajouté des légendes humoristiques avec une dimension occitane : si les officiers s’expriment en français, les soldats emploient le patois ; certaines situations évoquent les problèmes viticoles du Midi, le mildiou, le mouillage du vin. Après la guerre, Dantoine a livré ses dessins humoristiques inspirés par la vie quotidienne locale au journal toulousain La Dépêche.

            L’humour se retrouve dans le personnage d’Old Bill créé par Bruce Bairnsfather. Old Bill est le type du Tommy grincheux avec une moustache à la gauloise, d’abord mal vu des autorités militaires, mais apprécié des soldats car il représente bien l’humour nécessaire pour affronter les terribles conditions de vie. Les dessins ont paru régulièrement dans le Bystander, puis ont été réunis dans les six volumes de Fragments from France. Le lieutenant Bairnsfather a également livré le récit de son expérience de guerre dans Bullets and Billets, texte illustré par ses dessins. Notons qu’il a participé aux fraternisations de Noël 1914. L’attention de Jean Norton Cru a été attirée sur ce dessinateur anglais par le témoignage de Fernand Laurent, Chez nos alliés britanniques, Notes et souvenirs d’un interprète, qui inclut six dessins de Bairnsfather.

            Le dessinateur australien William Henry Dyson, venu se perfectionner dans son métier en Angleterre, était déjà avant la guerre le principal caricaturiste du Daily Herald, avec de fortes convictions travaillistes. Il est venu sur le front en 1916 et jusqu’en 1918. Il a voulu inscrire son œuvre dans une opposition au type de soldat glorieux créé par les artistes officiels qui étaient chargés de justifier la participation de l’Australie à la guerre et de constituer la légende des ANZAC. En présentant Will Dyson sur le site du CRID 14-18, Romain Fathi écrit : « Les dessins de Dyson, eux, montrent un temps plus long [que celui des combats] : celui des marches, des repas, de la convalescence, des femmes, de l’attente, de la cantine ou du coiffeur, en somme de la vie quotidienne des hommes, de leur ennui et de leurs brefs moments de joie lors de parties de cartes par exemple. Le témoignage de Dyson est à la fois riche (par ses thèmes) et simple (par ses lignes et couleurs). Le sarcasme et l’absence de glorification apportent parfois une vision décharnée et pessimiste du conflit. » Conservés à l’Australian War Memorial de Canberra, les dessins de Will Dyson ont été publiés dans l’anthologie Australia at War en 1918.

Des artistes « officiels » existaient en France, par exemple Georges Scott qui travaillait pour L’Illustration, lui livrant des dessins héroïques ridicules. Dans une lettre de janvier 1917 à son frère, le peintre Valdo Barbey, qui était, lui, un vrai poilu, écrit que son petit livre Soixante jours de guerre, Journal d’un fantassin, paru à faible tirage sous le pseudonyme de Fabrice Dongot, ne pourrait pas intéresser « les amoureux d’héroïsme et de drame » et « ceux qui aiment un dessin de Scott ». Lui-même, Barbey, a noté ceci, le 26 novembre 1914, dans un cantonnement de l’Artois proche des positions tenues par le régiment de Barthas : « L’envie me prend tout à coup de dessiner ; je fais des croquis des camarades sur des cartes postales qu’ils envoient à leur famille. » JNC a apprécié le livre, placé en 1ère catégorie, et les dessins de Valdo Barbey, datés et légendés. Bully-Grenay, Le Rutoire, Mazingarbe, encore des dessins qui auraient pu illustrer les textes de Barthas. Bernard Giovanangeli a eu la bonne idée de rééditer en 2004 le livre de Valdo Barbey.

JNC a également émis un avis favorable devant les dessins qui accompagnent le livre du lieutenant Ernest Herscher paru en octobre 1917 dans la collection « La Guerre – Les Récits des Témoins » des éditions Berger-Levrault, sous le titre significatif : Quelques Images de la Guerre, avec 55 Dessins de l’Auteur. L’avis de JNC : « Ces dessins sont faits sur place. Ils unissent la qualité artistique à la fidélité et constituent une remarquable documentation par l’image. » Dans la collection « Mémoires et récits de guerre », Hachette a publié en juillet 1918 le livre Récits & Réflexions d’un Combattant du lieutenant territorial Louis Hourticq. Redonnons la parole à JNC : « L’auteur a illustré son livre de 36 dessins, en tête et en fin de chacun des 18 chapitres. Les dessins sont bons, pris sur le vif et avec une intention caricaturale. Ils sont meilleurs que beaucoup d’autres, mais ils sont loin d’illustrer la guerre aussi fidèlement que ceux de Herscher. » Possédant les deux livres d’Ernest Herscher et de Louis Hourticq, je comprends parfaitement l’opinion de JNC.

Celui-ci apprécie également les dessins de Maurice Laurentin dans Le sang de France, Récits de guerre d’un officier de troupe (Bloud, 1919). Dans les récits de Jean-James Variot placés en 6e catégorie, JNC a cependant noté la présence de « cinq dessins hors texte par l’auteur, représentant des vues du bois Le Prêtre et qui sont ce qu’il y a de meilleur dans le livre ». À propos de ce même haut-lieu de la guerre, JNC estime que les dessins de M.-S. Laurent qui illustrent le livre de Jacques Dieterlen sont plus vrais que le texte. JNC approuve l’attitude du pasteur protestant Étienne Giran d’avoir retardé la publication de son livre, Parmi les zouaves, pour que les dessins de son camarade Ledoux puissent être conservés. Giran l’a précisé ainsi : « Ces pages auraient pu paraître en 1917. Mais l’éditeur qui les avait accueillies avec bienveillance voulait qu’à cause des frais de clichés je sacrifie les dessins si vivants et si évocateurs de mon excellent camarade Paul Ledoux. Je m’y suis refusé, estimant qu’ils étaient pour mon livre un indispensable complément et qu’ils en constituaient la plus attrayante parure. »

Restons Avec les zouaves, titre du livre de Louis Botti, témoignage assez fiable (catégorie 3), dessins faibles. Chez Léo Larguier et chez Pierre Mac Orlan, texte et dessins sont à oublier. Un minimum d’attention devrait être portée au choix de l’illustration, afin d’éviter de représenter des poilus portant le casque Adrian au début de la guerre, comme dans les livres de Louis Botti en 1922 et de Lucien Laby en 2001.

Dans les témoignages publiés récemment, on a déjà signalé le merveilleux livre « enluminé »  de Gaston Lavy. Des amateurs ont été tentés, comme le brancardier-musicien Léopold Retailleau, dessinateur de femmes plus ou moins dévêtues. Des artistes professionnels ont produit des aquarelles (Ernest Gabard), des dessins pour le « journal de tranchées » Le Mouchoir (Joseph Lesage). Le peintre André Mare a été sensible à la lumière d’Italie. Jean Rouppert a livré dessins d’ambiance, caricatures, sculptures. La correspondance de l’architecte Pierre Ribollet est très bien illustrée par ses aquarelles et ses dessins légendés et datés, comme le souhaitait Jean Norton Cru. Le cas du sculpteur Louis Leclabart introduit une nouvelle rubrique.

Traces rupestres de combattants

Au cours de ses fructueuses recherches des traces laissées par les soldats sur les parois des carrières de l’Aisne et de l’Oise, l’historien Thierry Hardier a découvert sur une Jeanne d’Arc de deux mètres de haut la signature « Louis Leclabart 1916 – Souvenir du 12e RIT ». Le même sculpteur a réalisé quatre autres œuvres dans la même carrière du Chauffour. Sa famille a conservé un carnet de croquis, 145 dessins à la mine de plomb. Thierry Hardier et le collège Paul-Éluard de Noyon ont publié le livre Un artiste picard dans la Grande Guerre (2010).

L’ensemble des travaux de recherche, photographie et analyse très fouillée a donné les deux volumes de la thèse de doctorat de Thierry soutenue à l’université de Strasbourg en décembre 2011. Le jury avait fortement conseillé la publication avec un maximum des remarquables illustrations. Cela n’a pas été facile, mais c’est chose faite en octobre 2021 avec le soutien du CRID 14-18 et l’activité infatigable des éditions Edhisto (Yann Prouillet). Sous le titre Traces rupestres de combattants 1914-1918, le livre magnifique de format 23×31 compte 446 pages illustrées de 580 photos, la plupart prises par l’auteur dans les creutes. Il figure parmi les très grands livres d’histoire de la Première Guerre mondiale, et il a une dimension internationale, les marques rupestres ayant été l’œuvre de Français, Allemands et Américains.

Sources :

– Dans Témoins, notices Dongot (Barbey), Herscher, Hourticq, Laurentin, Variot, Dieterlen, Giran, Botti, Larguier, Mac Orlan.

– Dans 500 témoins, notices Dantoine, Laby, Lavy, Retailleau, Gabard, Lesage, Mare, Rouppert, Ribollet, Leclabart.

– Sur le site du CRID, notices Bairnsfather, Dyson.

Rémy Cazals 2022.

VIII – De l’humour un florilège